Des avions de ligne
s’écrasent en série. Faut-il avoir peur de prendre l’avion ? Oui et non.
Non, parce que
cette abondance d’accidents résulte, pour partie, d’un effet d’optique
statistique. Le nombre des accidents est donné par la relation suivante :
Nombre des accidents =
nombre des vols * probabilité qu’un vol connaisse un accident.
Les avions étant de
plus en plus sûrs, la probabilité pour qu’un avion moderne connaisse un
accident diminue continuellement. Mais le nombre des vols croît plus vite que le
gain en sécurité : il en résultera un accroissement du nombre des accidents.
Pourtant quand vous prenez l’avion c’est la sécurité de votre vol qui compte et
elle est plus élevée aujourd’hui qu’à l’époque du Constellation ou de la
Caravelle. Mais il y avait alors moins de vols, donc moins d’accidents.
Il est vrai qu’un
accident d’avion de ligne est un événement horrible. Les personnes que l’on
charge de déblayer les débris sont choisies parmi les plus solides, elles
en reviennent pourtant démolies : il est impossible de rester de sang froid quand on
ramasse les restes éparpillés de plusieurs corps humains.
L’accident est
par ailleurs « spectaculaire », selon le vocabulaire indécent des médias. On nous montre des
débris fumants. Les politiques « rendent hommage aux victimes » avec une mine de
circonstance. Psychologues et religieux s’empressent auprès des familles. Des
questions s’enchaînent selon un ordre rituel (va-t-on retrouver les boîtes
noires ? vont-elles parler ? saura-t-on interpréter ce qu’elles disent ? comment
départager les interprétations divergentes ?). On reconstitue le vol, la
trajectoire. Tout cela remplit la boite à images ; image après image la peur
s’installe.
Pour retrouver le sens
des proportions, allons aux statistiques. En France, en 2004,
les accidents aériens (avions, hélicoptères, ULM etc.) ont fait 90 morts (source
: BEA),
dont 74 du fait de l'aviation générale (aéroclubs notamment), 11 du travail
aérien et 5 du transport public ; cependant les accidents de la route ont fait
5 753 morts (source :
Sécurité Routière). Mais un accident de voiture est moins « spectaculaire »
qu’un accident d’avion de ligne et ce dernier semble relever de la fatalité alors qu’en
voiture on a l’impression (ou l’illusion) de jouir de son libre arbitre et de
pouvoir, étant bon conducteur, échapper à la fatalité par une manœuvre habile.
Précisons encore cela par un
petit calcul. En France, le transport aérien public a fait 141 morts de 2000 à
2004 (dont 114 pour le seul accident du Concorde le 25 juillet 2000). Pendant la même
durée, la route a fait 35 705 morts, dont 22 824 pour la seule voiture. La
moyenne annuelle a été de 28 morts pour le transport aérien, de 4 564 morts
pour la voiture. Supposons qu'une même personne utilise sa voiture une fois par
jour en moyenne et qu'elle prenne l'avion quatre fois par an (c'est l'hypothèse
cruciale pour notre calcul : je l'ai soumise à plusieurs personnes qui ont
trouvé ces proportions raisonnables). L'évaluation du rapport des risques montre
alors que quand on
monte en voiture le risque d'être tué est deux fois plus élevé que quand on
monte dans un avion de ligne. Si l'on rapporte le risque non à la fréquentation du moyen de
transport mais au nombre de kilomètres parcourus, le rapport doit être multiplié
par un nombre compris entre dix et cent.
Cependant si
l’évolution actuelle se poursuit l’avion aura de plus en plus la réputation
d’être dangereux alors même qu’il est de plus en plus sûr. La solution serait,
bien sûr, de présenter les risques de façon équitable. Pour un accident d’avion
que l’on détaille, il faudrait relater les circonstances, les conséquences,
d’une centaine d’accidents de voiture. Cela inciterait à brider la vitesse,
cause principale de ces accidents : on sauverait ainsi plus de vies qu’on ne le
fait en améliorant la sécurité du transport aérien. Il serait utile aussi de
faire bien percevoir les 60 000 morts que le tabac cause chaque année en France.
La voiture tue en
France 200 fois
plus que le transport aérien public, le tabac 2000 fois plus. Ces proportions sont
mal retranscrites par des médias qui, cultivant l'émotion facile, nous
détournent de l'effort le plus efficace.
* *
Et pourtant, oui,
on doit faire attention quand on prend l’avion. La description ci-dessus n’est
vraie que si l’on considère les compagnies sérieuses, celles dont le souci de sécurité
n’a pas été érodé par la recherche du profit sous la pression de la concurrence.
Un avion de ligne n’est pas une machine banale. C’est un appareil complexe qui
exige une maintenance coûteuse. Les pilotes sont des professionnels hautement
qualifiés qui, leur carrière durant, sont astreints à des formations
complémentaires et à des contrôles. Le personnel navigant commercial (hôtesses,
stewards) reçoit, lui aussi, une formation poussée. Tout cela coûte très cher :
c’est le prix à payer pour la sécurité.
Malgré tous ces soins,
un avion s’use. Les chocs subis lors des atterrissages, les changements de
température entre le sol et le vol, les changements de pression entre la cabine
et l’extérieur, l'oscillation des ailes pendant le vol, font jouer les organes et
fatiguent le métal. Le sel des embruns marins active la corrosion. Un avion qui
a dépassé l’âge de vingt ans peut certes encore voler mais il est plus fragile qu'un
autre.
Les compagnies
sérieuses se débarrassent de leurs vieux avions sur un marché d’occasion où ils seront
achetés par des entreprises moins exigeantes. Ces avions auraient besoin d’une
maintenance encore plus soigneuse, mais le nouveau propriétaire ne sera pas
toujours assez bien organisé, ou assez riche, pour la réaliser. Il sera pour les
mêmes raisons moins exigeant sur la qualité des pilotes. Tel est commandant de
bord, qui ne serait pas copilote dans une compagnie sérieuse.
L'organisation
mondiale de la sécurité aérienne charge chaque État de faire respecter ses
règles par les compagnies qui portent son pavillon. Elle veut croire que les
États s'acquittent tous convenablement de cette responsabilité mais il existe,
bien sûr, de fortes différences.
A cela s’ajoute la
question des pièces détachées. Lorsque vous faites réparer votre voiture, il
existe un risque que la pièce détachée, d’emballage et d’apparence conformes,
soit une pièce fausse qui, fabriquée au rabais, n’aura pas les propriétés
mécaniques de la pièce authentique. La production et le commerce des fausses pièces
sont tenus en main par une mafia. Un garagiste peut y être trompé et monter
une fausse pièce en toute bonne foi. Il arrive ainsi qu'un automobiliste soit, lors
d'un accident, décapité par un capot qui ne s'est pas plié sous le choc comme
l'aurait fait la pièce d'origine.
Les avions connaissent
le même problème. Beaucoup de pièces détachées sont fausses et
il est très difficile de les détecter, même pour une compagnie sérieuse. La mafia
ne pouvant pas travailler aussi bien que les bureaux d’étude et les ateliers des
constructeurs, une fausse pièce constitue toujours un danger. Les fausses
pièces sont d’autant
plus nombreuses que l’avion sera passé plus souvent par la maintenance, et donc
qu’il est plus vieux.
*
*
On a voulu faire du
transport aérien un produit banal à bas prix alors qu’il exige une
prouesse technique sans cesse renouvelée. On a instauré entre les compagnies
une concurrence par les prix forcenée, génératrice de tentations. On a
voulu croire, avec complaisance, qu'elles respectaient toutes les
règles de sécurité. On a fait vivre ainsi les passagers dans un monde de fiction où l'avion
est aussi banal que l'autobus.
Celui à qui l'on
attribue la paternité de la dérégulation du transport aérien aux Etats-Unis a
dit « I really don't know a plane from the other. To me they are just marginal
costs with wings ».
Cet imbécile, tout fier de parler le jargon des économistes, se détournait
de la physique de l'entreprise, socle nécessaire à tout
raisonnement économique judicieux.
Il ne faut pas prendre
un billet d'avion auprès de n'importe quelle compagnie : mieux vaut se limiter aux
compagnies sérieuses. Il faut être attentif à
l'âge et à l'état général des avions. Dans le transport aérien comme ailleurs, le choix doit être guidé par le rapport qualité/prix et non
par le prix seul.
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