La vie apportant son lot
quotidien de contrariétés, on ne peut trouver l’équilibre que si l’on dispose de
sources de plaisir aisément accessibles. Or le plaisir, même quand il a pour
origine les sens, est un phénomène mental. C’est le cerveau qui jouit lorsqu’un
paysage, une musique, une personne nous plaisent.
Certains outils comme la
télévision ou la voiture, certaines drogues, permettent de déclencher du plaisir
à volonté. Mais ce plaisir machinal ne peut égaler un plaisir que le cerveau se
donne à lui-même.
C’est ainsi que les
mathématiciens, sous l’austérité de leur langage, sont les plus voluptueux des
êtres. Explorer le monde de la pensée, lorsque l’on prend pour guide le principe de
non-contradiction, apporte des sensations plus fortes que celles que procurent
les paradis artificiels qu'avaient décrits Baudelaire
ou Michaux.
Le monde de la pensée acquiert
en effet, avec ce principe, une « réalité », une consistance aussi ferme que
celle du monde de la nature physique. Comme il résiste à notre caprice, on peut
s’appuyer sur cette résistance pour le construire en même temps qu’on l’explore.
Mais le fonctionnement du
cerveau en circuit court incite le chercheur à s’isoler, à la façon du joueur
d’échecs de Nabokov dans La défense Loujine .
C’est pour éviter ce piège que je me suis éloigné de la recherche en maths.
Je n’ai cependant pas pu renoncer à ce
plaisir après l’avoir goûté ; et, sans prétendre être ni devenir un
mathématicien, il m’arrive de plonger dans les mathématiques pour y nager
quelques brasses en compagnie des chercheurs.
* *
La plupart des professeurs nous invitent à
étudier le cours et lui seul. C’est une erreur car, pour comprendre les
mathématiques, mieux vaut lire les textes des créateurs, qui expliquent leurs
intentions, plutôt que d’avaler le produit que fournit leur digestion par des pédagogues.
C’est ce que je me disais en
achetant les œuvres d’Évariste Galois
chez Jacques Gabay,
qui réédite des livres introuvables.
Mais je dus m’avouer que je n’y
comprenais rien.
Ne rien comprendre à un texte
mathématique, c’est fréquent, même pour un mathématicien. Mais c’est difficile à
avouer car, quelle que soit la complexité du texte, il se trouvera toujours
quelqu’un pour qui il est évident : la difficulté, en mathématiques, s’évanouit
dès qu’elle est surmontée. Et devant celui qui trouve évident ce que l’on n’a pas
compris, on passe toujours un peu pour un imbécile…
Or l’horizon des mathématiciens
du début du XIXe siècle, donc celui de Galois, ne ressemblait en rien
à ce que l’on enseignait de mon temps en Taupe et à l’X. Ils construisaient
l’Algèbre, on nous a gavés de calcul différentiel et intégral.
Le traité de Bourbaki rend compte de leurs résultats, mais de la façon la plus
sèche possible. On dirait que nos maîtres se sont évertués à extirper tout
plaisir des mathématiques, comme si le plaisir était inconciliable avec le
sérieux, alors que seule la quête du plaisir peut motiver une recherche
authentique.
* *
Retour chez Gabay :
« N’auriez-vous pas un livre qui me permettrait de comprendre Galois ? » « Si,
répondit-il en tendant un épais volume, Jordan
a expliqué Galois tout au long ». Je me rappelai alors Gaston Julia, qui nous
disait fièrement « Messieurs, j’ai connu Jordan ! ». J’entrepris d’étudier
celui-ci, mais – oserai-je le dire ? – encore une fois je n’y ai rien
compris.
C’est qu’il y a comprendre et
comprendre. Certains survolent un texte, en prennent une idée générale puis
disent l’avoir compris. S’ils sont servis par une bonne mémoire cela peut
marcher à peu près. Mais ma mémoire n’accepte que ce que j’ai compris à fond.
Or tout texte mathématique comporte une part d’implicite : l’auteur, se mouvant
dans l’espace de son évidence familière, ne croit pas nécessaire de tout
expliquer. Alors pour celui qui aborde une théorie nouvelle les étapes du
raisonnement semblent séparées par des cloisons. Comment l’auteur a-t-il pu,
se demande-t-on, passer de telle équation à la suivante ? Il semble parfois
qu’il ait commis une erreur. On gratte des feuilles et des feuilles de papier
brouillon, et si la difficulté résiste on laisse tomber…
Il en est ainsi avec Poincaré.
C’est un écrivain des plus agréables mais il avance à grandes enjambées dans la
forêt du calcul, laissant loin derrière lui le lecteur empêtré dans les
vérifications. Newton, soit dit en passant, est par contre très clair : pour le
comprendre il suffit de transcrire ses notations dans celles, plus commodes, que
l’on utilise aujourd’hui.
Mais Jordan a eu la modestie
d’écrire dans sa préface (pp. vii-viii) une de ces phrases qui sauvent :
« Parmi les ouvrages que nous avons consultés, nous devons citer
particulièrement, outre les Œuvres de Galois, dont tout ceci n’est qu’un
Commentaire, le Cours d’Algèbre supérieure de M. J.-A. Serret.
C’est la lecture assidue de ce Livre qui nous a initié à l’Algèbre et nous a
inspiré le désir de contribuer à ses progrès ».
Nouveau retour chez Gabay pour
me procurer le livre de Serret. Et là, bonheur ! Je comprends tout. Serret
n’est certes pas facile, il parle de choses qui ne me sont pas familières, mais
il est complet et son langage est d’une claire précision.
* *
L’exploration d’un domaine
mathématique que l’on ne connaissait pas procure un plaisir esthétique. Dans
un espace mental où l’on ne saurait définir de distance, mais qui semble divisé
par des gouffres, des structures s’individualisent d’abord. Puis se tendent,
au-dessus des gouffres, des passerelles qui les font communiquer.
Chaque domaine est un petit
monde semblable à un massif montagneux avec le réseau des « voies » définies
par des alpinistes pour franchir les passages difficiles. On lit lentement, il ne faut surtout pas être pressé.
On annote. On refait et complète les démonstrations. La nuit porte conseil,
dénouant les problèmes, dissolvant les contresens. L’édifice se précise. Le
rayonnement de certains théorèmes en éclaire des pans entiers. D’autres théorèmes
projettent une lumière vers l’obscure perspective de territoires inconnus.
La structure mentale, si elle
ne peut s’acquérir qu'en suivant l’ordre discursif de la parole qui la communique,
se reconstruit dans l’esprit comme un bloc : elle ressemble alors à un diamant
dont on ne peut séparer aucune facette, bien que l’on puisse toutes les
distinguer.
J’ignorais jusqu’alors
l’existence des fractions continues que Lagrange a inventées en 1761. Les
quelques dizaines de pages que Serret leur consacre comportent des théorèmes
dont la démonstration éveille la gourmandise. En voici un dont l’énoncé est simple mais
la démonstration subtile (vol. I, p. 31) : « Tout nombre entier qui divise la
somme de deux carrés premiers entre eux est lui-même la somme de deux carrés ».
L’exploration vespérale de ce
petit monde est beaucoup plus plaisante que le spectacle de la télévision !
* *
Une fois que l’on a compris les
travaux fondamentaux, on peut distinguer les bons et mauvais manuels. Les
mauvais manuels sont incomplets, illogiques et prétentieux : on se demande ce
que les étudiants peuvent y comprendre. Les bons manuels, plus rares, sont
admirables par la simplicité avec laquelle l’auteur présente son objet ; on y
trouve toujours des choses à apprendre, ne serait-ce que sur la façon de
s’expliquer.
Lire d'abord les travaux
fondamentaux, puis les manuels, c’est il est vrai prendre la pédagogie à
rebours. Je crains cependant que cette méthode, que personne ne conseille aux
adolescents, ne soit la seule qui permette d’accéder au plaisir des
mathématiques.
Si l’on se rappelle que
l’adolescence est, en mathématiques, l’âge du génie, combien de Lagrange, de
Galois, de Poincaré sacrifions-nous chaque année à un « programme »
étriqué et que l’on
croit sérieux alors qu’il n’est qu’austère ?
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