Bill ou Linus : à qui la victoire ?
22 février 2000
Pour comprendre ce qui se joue entre Windows
et Linux, il faut remonter un peu dans l'histoire.
Le monde des "hackers" des années 60
("hackers" au sens positif du mot, pas au sens de "pirate" qu'il a
pris depuis) était très créatif. On peut lire une histoire de ce mouvement dans "Hackers", de Steven Levy.
L'"open source" allait alors de soi. L'ordinateur
était une grosse machine sans écran, sans souris, sans carte son, sans traitement de
texte, sans tableur, sans Internet etc. Les hackers ont tout inventé en recopiant sans
vergogne les programmes, se les passant, les modifiant, etc. Leur passion, c'était
créer, et non vendre.
La transition entre "ouvert" et "fermé" est
précisément datée : c'est la "Open Letter to Hobbyists" que Bill Gates a
publiée en 1976 dans la "Computer Notes", la
newsletter des utilisateurs de l'Altair ; Gates y accusait
carrément de vol les "hobbyistes" qui avaient copié son interpréteur BASIC ;
il disait que le développement, étant un travail, devait avoir un propriétaire, être
payé et être protégé contre le vol.
Bill Gates avait alors 20 ans. Ce jeune
homme avait un fort potentiel,
on l'a vu par la suite : d'une part une compétence en informatique qui faisait de lui un
bon hacker, d'autre part - et contrairement aux autres hackers - une culture du business
fournie par son milieu social. Son père était le plus grand avocat d'affaires de Seattle
; sa mère siégeait dans les conseils d'administration de plusieurs grandes entreprises
américaines. Bill Gates pouvait donc percevoir, contrairement aux autres hackers, le
potentiel économique de la vente en boîte de logiciel compilé.
Gates définit ainsi dès 1976 le modèle économique qui
s'imposera sur le marché des logiciels pour PC, et créa une industrie du logiciel dont
il est devenu le plus grand homme d'affaires. Les hackers sont restés sans voix devant
son attaque. Ils étaient coincés par deux logiques américaines entre lesquelles ils ne
savaient comment arbitrer : celle du pionnier, qui va de l'avant dans des territoires
vierges et utilise l'"open source" pour se débrouiller ; celle de la libre
entreprise, qui ne peut se concevoir sans protection du droit de propriété.
Cependant l'industrie construite par Bill Gates a un défaut
irrémédiable : il est impossible, dans les conditions industrielles de production,
d'aboutir à un produit de qualité parce que le processus de déboguage ne converge pas.
La complexité des produits est en effet telle, avec la succession des versions et la
"compabilité ascendante", la diversification fonctionnelle, qu'elle tend vers
l'infini combinatoire. Aucune entreprise, même si comme Microsoft elle concentre quelques
dizaines de milliers de développeurs sur un campus, n'est à la hauteur d'une telle
tâche. Les produits deviennent avec le temps (et la complexité) de plus en plus
médiocres, les utilisateurs de plus en plus mécontents.
Arrive Linus Torvalds, que sa culture finlandaise protège
contre les séductions de la libre entreprise à l'américaine et qui tire parti de
l'Internet pour ressusciter le modèle de développement "open source".
L'Internet élargit le cercle des contributeurs potentiels à l'ensemble de la population
des développeurs du monde entier, et permet d'accélérer la convergence des processus.
Se crée alors, en contraste avec l'économie du logiciel compilé, une économie
indirecte de la reconnaissance professionnelle autour du code ouvert : le
"hacker" qui contribue gratuitement à Linux est respecté dans son entreprise
et prend de la valeur sur le marché.
Par un retour de balancier, Linux et sa logique "open
source" mettent en péril Windows et sa logique "programme compilé (cher) en
boîte". La lutte est sans espoir à terme pour Microsoft parce que seul l'"open
source" peut faire converger le déboguage. D'ailleurs "open source" ne
signifie pas "gratuit", mais "lisible". Une économie marchande est en
train de se bâtir sur l'"open source". Elle progresse de façon irrésistible,
malgré toutes les difficultés dont la plus grande est le caractère "fermé"
des drivers de périphériques, conçus entre industriels et non accessibles aux
développeurs.
On peut compter sur le talent stratégique de Gates pour savoir
adopter souplement le système de l'adversaire. Microsoft se mettra à l"'open source",
il y en a au plus pour quelques années. Linus Torvalds le dit avec philosophie : "Ma
victoire, ce sera quand Microsoft passera à l'"open source"".
|