Pierre Bourdieu
26 janvier 2002
J'ai croisé la route de Pierre Bourdieu dans les
années 70 ; nous avions été mis en contact par Alain Desrosières qui
s'efforçait de construire un pont entre la statistique telle qu'on la pratique
à l'INSEE et les sciences sociales. Bourdieu s'intéressait à l'analyse
des données que j'enseignais à l'ENSAE.
C'était un homme râblé, musclé, au teint brun
et à l'accent chantant de méridional, très sympathique et simple ; il parlait
volontiers du rugby qu'il avait pratiqué et on l'imaginait en train de foncer sur
le terrain. Sa parole était cordiale. Nous nous sommes bien entendus et
pourtant notre coopération n'est pas allée loin.
Les écrits de Bourdieu contrastaient en effet
avec sa parole. Sa phrase écrite était faite d'écailles glissant l'une sur l'autre
comme les pièces d'une armure. Ses textes étaient semblables à ces châteaux forts
dont l'appareil militaire, dans une campagne paisible, vise à la fois à se
prémunir contre tout risque et à camper une position de force
ostensible.
C'est que Bourdieu était un révolté. Il avait
des comptes à régler. Dans la France parisienne, ce méridional populaire
avait subi des humiliations. Il voulait rendre coup pour coup à l'aristocratie
bourgeoise. Sa démarche visait à élucider les mécanismes de domination
symbolique : la prostitution des institutions intellectuelles et culturelles en
machines à intimider, les impasses vers lesquelles elles orientent les naïfs
en quête de culture ("La Photographie, un art moyen").
Son style, blindé comme un char d'assaut,
protégeait des idées subsersives pour les aider à franchir les lignes de
résistance prétendument intellectuelles ou méthodologiques, en fait sociales,
que l'Université et les médias leur opposaient. En filigrane de ces
textes fatigants on entendait les invectives qu'il adressait in petto (et
avec l'accent du midi) à toutes les institutions.
Bourdieu voulait faire de la statistique une
pièce de son arsenal. Le nombre, en effet, n'est pas une mauvaise arme s'il
s'agit de rendre une argumentation difficile à démonter. Il n'accordait
cependant pas grande attention aux étapes logiques de l'analyse des données,
trop subtiles pour lui. Il pouvait ainsi lui arriver (l'expert me comprendra)
d'argumenter sur la proximité dans un plan factoriel de points appartenant à
des nuages duaux, alors qu'il faut transiter par l'interprétation des axes pour
passer d'un nuage à l'autre.
La révolte de
Bourdieu m'était aussi sympathique que sa personne. Mais nous n'avions pas le
même but. Il voulait, en bon rugbyman, passer en force, marquer des points et
vaincre l'adversaire sur son propre terrain médiatique. Je voulais me libérer
intérieurement de la pression symbolique et la sphère médiatique
m'était indifférente. Il me fallait pour cela des armes précises et un style
limpide. Il était plus militant que moi, j'étais plus individualiste que
lui - ou plutôt je militais, de façon naïve, pour une liberté intérieure
proposable à chacun et dont ma propre liberté devait être le laboratoire. .
Bourdieu décrivait d'une façon tellement
déterministe le conditionnement qui inscrit chacun dans sa
catégorie sociale, que l'on aurait cru un entomologiste étudiant chez les
insectes les mécanismes
de l'instinct. On pouvait se demander s'il n'y avait pas,
chez ce sociologue, du mépris envers les personnes qui s'agitent dans
l'illusion de leur liberté. Mais cela aurait été un contresens. Sa description impitoyable, oppressante des mécanismes de la domination symbolique fournissait à qui savait lire les clés d'une libération. Cet
homme souffrant, ce lutteur persévérant, ce militant qui
avait tant de comptes à régler atteignait ici à la grandeur de la générosité pure et simple.
Voir "Les
institutions contre l'intelligence", petite collection en hommage à
Pierre Bourdieu.
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