Manque de courage
22 décembre 2002
Le gouvernement a mis la lutte contre la « violence
routière » parmi ses priorités. C'est bien, car la France sacrifie
chaque année à l'automobile plus de morts et de blessés qu'elle n'accepterait
de le faire pour une guerre, fût-elle juste : l'automobile a en
2000 blessé 162 100 personnes (dont plusieurs dizaines de milliers
resteront handicapées) et elle en a tué 7 600.
On vérifiera l'état de santé des conducteurs
âgés : soit, il n'est pas mauvais qu'une personne de plus de 75 ans soit
examinée périodiquement par un médecin. On sera plus sévère envers
l'alcoolisme au volant : c'est la moindre des choses. On sera plus exigeant
envers les débutants : mieux vaut qu'ils prennent de bonnes habitudes.
Les gendarmes, les policiers seront plus sévères.
C'est bien. Espérons qu'ils ne seront pas plus insolents, car il arrive parfois
que l'attitude d'un représentant de « l'ordre » crée le désordre.
Un policier de mes amis m'a dit « Fais attention, nous avons reçu des
consignes. Tout automobiliste est désormais considéré comme un délinquant en
puissance. Il sera plus facile pour nous, et aussi moins dangereux, de le
sanctionner pour une peccadille que de coincer un voleur ».
Toutefois
il n'est pas question de brider le moteur des voitures. Ce serait pourtant une
mesure de bon sens. S'il est interdit, en France, de rouler à plus de 130 km/h,
pourquoi autorise-t-on la vente de véhicules qui peuvent dépasser cette
vitesse ? pour créer à plaisir des occasions de procès, de sanctions ? pour ne pas
contrarier l'industrie automobile ? parce que « Bruxelles »
serait contre ? Mais que pèsent les lobbies devant le sacrifice humain que nous
commettons pour jouir de la « liberté » de la conduite automobile ?
N'existe-t-il pas d'autres libertés plus précieuses que celle-là, et dont
nous ne nous soucions guère ?
Dans le
même temps, le gouvernement propose de restaurer le privilège des bouilleurs
de cru ; le tabac continue à provoquer 50 000 morts environ par an (et quelle
mort ! le cancer du poumon provoque de grandes souffrances) ; le monde attend en
silence, bouche bée, une guerre contre l'Irak aux effets imprévisibles ; le
gouvernement nous demande d'être vigilants devant le risque de terrorisme ; la
sécurité enfin est la première de nos priorités. Tout cela révèle notre
mollesse, voire notre sénilité : la France, du XVIIIème au début du XXème
siècle, avait d'autres priorités. Pourtant l'insécurité était
beaucoup plus forte que de nos jours. Mais la France était alors plus dynamique
qu'aujourd'hui : elle n'avait pas encore subi l’effondrement provoqué par la
première guerre mondiale.
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- Si ce
que je dis semble étrange, étudiez l’histoire .
Le peuple de Paris au XIXème siècle inspirait aux classes aisées un mélange
de haine, de mépris et de peur. La révolution de 1848, la commune de 1870
ont donné l’occasion de le fusiller en masse. En juin 1848, Cavaignac
avait promis la vie sauve aux insurgés faisant soumission, mais ensuite il
ne tint pas parole. Les témoins parlent « de ruisseaux de sang, de
montagnes de cadavres empilés, d’égorgements, noyades, cervelles éclatées,
de chasses à l’homme, de jardins publics transformés en abattoirs », et il
ne s’agissait pas de métaphores .
Plus près de nous, il en fut ainsi avec les Algériens sans armes qui
manifestaient le 17 octobre 1961.
Le
gamin de Paris, en qui Victor Hugo vit « le peuple enfant ayant au front
la ride du monde vieux »,
a été décrit par d’autres sous des traits moins aimables : « généralement
laid, petit, malingre », il a été lanceur de pierres et tueur à coups de
pistolet dans les insurrections. On appelait alors « immigrés »
les « portefaix, manœuvres, porteurs d’eau, maçons » provenant
« des régions agricoles du Bassin Parisien et du Nord, de Lorraine, du
Massif Central (…) On dit qu’ils sentent mauvais, qu’ils sont paresseux et
voleurs, qu’ils ne parlent même pas français, qu’ils prennent le travail
des vrais Parisiens en ces temps de crise et de chômage ».
« Le dimanche, les porteurs d’eau auvergnats vont à la musette, à la
danse auvergnate, jamais au bal français ; car les auvergnats n’adoptent
ni les mœurs, ni la langue, ni les plaisirs parisiens ».
Nous avons peur de dangers imaginaires (« insécurité »
dans les quartiers aisés, cannabis) mais nous sommes moins sensibles aux
dangers réels (vitesse, alcool, tabac, guerre). Quant au terrorisme, évidemment
intolérable, il tue beaucoup moins que cette voiture que nous
aimons tant. Seule notre peur du chômage semble convenablement proportionnée
au risque réel.
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