Écologie versus Économie
29 avril 2001
Le but de cette fiche est de
présenter un petit modèle économique prenant en compte l'environnement.
Considérons une économie caractérisée par la fonction d’utilité U(c,
E) de l’agent représentatif (en notant c la consommation par tête, E la
qualité de l’environnement), et par la fonction de production du bien Y:
Y = F(K, L, E),
où K est le capital, L le
travail.
On peut considérer la prise en
compte de l’économie de deux façons, selon que l’on procède à une
analyse intemporelle (on ne considère que l’environnement de la génération
actuelle),
ou que l’on tient compte de l’environnement des générations futures.
Analyse intemporelle
En général la comptabilité ne
sait pas évaluer l'écologie. Elle néglige d'une part une composante de la fonction d’utilité (un
environnement dégradé entraîne une désutilité), d'autre part une composante
de la fonction de production.
Deux analyses économiques
entrent alors en compétition, selon que l’on tient compte ou non de l’effet
de l’environnement sur l’utilité, et de la valeur qu’il convient de lui
attribuer même si elle n’est pas mesurée.
1) sans tenir compte de l’environnement
La fonction d’utilité devient
U(c), la fonction de production Y = F(K, L). On se trouve alors dans la
situation traitée par les modèles usuels de croissance. Cependant, si l'on
réalise l'optimum conformément à ces modèles, on
est dans une situation sous-efficace puisque la vraie fonction d’utilité est
U(c, E), et que la décision optimale devrait donc considérer l’équilibre
entre consommation d’environnement par le consommateur et consommation d’environnement
(considéré comme un bien intermédiaire) par les entreprises.
2) en tenant compte de l’environnement
Consommateurs et entreprises
utilisent tous deux l’environnement, à la fois facteur de production et bien
de consommation. Cependant ce bien n’est pas marchand ; comme il ne s’échange
pas, il n’a pas de prix de marché. L’équilibre n’est pas
décentralisable par les prix.
Il revient alors aux pouvoirs
publics d’affecter un coût à l’environnement en taxant consommateurs
et entreprises : les entreprises comme les ménages paieront une taxe à
proportion de leur consommation d’environnement (Commission des Communautés
Européennes, Impôts, Taxes et Redevances environnementaux dans le Marché
Unique Européen, Communication du 26 mars 1997).
Il faut alors définir ce qu’est
la " consommation d’environnement ". Supposons que c’est
un indicateur mesurant la qualité du cadre de vie offert aux êtres humains, en
termes de pureté de l’air et de l’eau, de disponibilité de l’espace
(géographique, hertzien), de beauté des paysages et des constructions, de
qualité et de richesse du monde minéral, végétal et animal (cette
conception " humaniste " de l’environnement pourrait être critiquée par ceux qui préfèrent
la conception
" naturaliste " qui exclut toute référence à l’être
humain ; elle est néanmoins nécessaire si l’on veut raisonner en termes
d’utilité, et d’ailleurs on peut s’interroger sur la misanthropie qui
sous-tend la conception naturaliste.) Certes un indicateur
mesurant la qualité du cadre de vie serait difficile à évaluer, mais nous n’avons pas besoin du
réalisme de la mesure pour faire avancer la théorie (la mesure de la production agrégée
Y, concept que l’on accepte sans état d’âme, pose elle aussi de
difficiles problèmes).
La taxe à payer par les ménages
sera fonction des dépenses nécessaires au maintien ou à l'amélioration de la qualité de l’environnement
(travaux publics, aménagement, etc.), qui étant source
d’externalités positives seront financés de façon collective. On peut ici s’interroger
sur l’équité du financement par l’impôt, car certains paieront pour un
environnement dont ils ne profitent pas ; mais le raisonnement n’est pas
plus difficile ici que pour les autres dépenses publiques.
La taxe à payer par les
entreprises, considérées comme destructrices de l’environnement, sera
fonction de la dégradation que cause à l’environnement le fonctionnement de
l’appareil productif : consommation de ressources naturelles non
renouvelables (qui devront donc avoir un prix plus élevé que leur coût d’extraction),
occupation d’espaces renouvelables mais rares et encombrés (mètres carrés
en centre ville, largeur de bande dans l’espace hertzien), dégradation de l’environnement
(pollution de l’air, de l’eau, du paysage, " bruit "
créé par les annonces publicitaires, etc.).
Observons que les ménages sont
aussi destructeurs de l’environnement par les déchets qu’ils émettent
(eaux usées, ordures ménagères), par des constructions éventuellement
destructrices du paysage (" mitage " du pourtour des
villes), par leur consommation d’énergie (pollution automobile,
déforestation des pays pauvres). De ce point de vue, ils devront être
taxés comme les entreprises.
Le niveau de l’indicateur d’environnement
sera celui qui maximise l’utilité sous la contrainte des ressources
disponibles et de la fonction de production. Le prix de l’environnement
dépendra :
- de son importance dans la fonction d’utilité
- importance subjective qui varie en fonction de
paramètres culturels et historiques ;
- de son importance dans la fonction de
production : si la production du bien Y nécessite une consommation
importante d’environnement, la demande de droits à dégrader par les
entreprises sera élevée, et le prix d’équilibre de l’environnement
sera plus fort.
A l’équilibre, si l’entreprise
maximise son profit et si l’on est en situation de concurrence parfaite, le
prix pE de l’environnement sera :
pE = p¶
F/¶ E
(l’entreprise
produit la quantité Y qui permet de respecter cette égalité).
Du point de vue de la fonction de
production, taxer l’effet de l’entreprise sur l’environnement revient à réduire l’efficacité de
la production marchande, puisque cela
revient à donner un prix non nul à une consommation intermédiaire auparavant
gratuite. Cela équivaut donc à une diminution de la productivité globale des
facteurs (ou encore à une baisse du coefficient technologique). Il en résulte
toutes choses égales d’ailleurs une diminution de la production Y. Cependant
l’efficacité sociale est accrue, puisqu’une composante auparavant ignorée
de la fonction d’utilité est prise en compte ; l’équilibre, dans
lequel Y est plus bas qu’auparavant, mais E plus élevé, satisfait davantage
le consommateur.
Ainsi une diminution de
l’efficacité de l’économie marchande se traduit par un
accroissement de l’efficacité sociale, c’est-à-dire de l’efficacité
tout court.
Reste à savoir comment déterminer le prix pE. On ne peut pas compter pour cela sur les
mécanismes du marché ; pE est un prix administré, une taxe
déterminée par un planificateur. Il convient toutefois, si l’on veut
respecter les contraintes de l’efficacité, qu’il soit fixé au niveau qu’il
aurait si l’environnement faisait l’objet d’un échange marchand. Il en
résulte une conséquence pratique : ce prix ne peut pas être infini,
autrement dit la protection de l’environnement ne peut pas passer par une
interdiction pure et simple de la pollution : les inconvénients de
celle-ci doivent être mis en balance avec ses avantages, c’est-à-dire avec
la satisfaction des autres besoins que l’on peut obtenir en consentant à un
certain niveau de pollution.
Nous avons raisonné jusqu’ici
en économie fermée. Si l’on se place en économie ouverte, se pose la
question du commerce des droits à polluer entre des pays pauvres, qui
pourraient en faire une ressource pour leurs échanges économiques, et les pays
riches, dont l’industrie est la plus efficace et qui sauraient utiliser au
mieux des droits à polluer achetés à d’autres. On voit bien toutefois les
questions d’équité que cela pose ainsi que les problèmes que cela
peut soulever à terme. Nous sommes arrivés à la limite du raisonnement
économique intemporel, et nous sommes conduits au seuil de l’analyse temporelle.
Analyse temporelle
Dans l’analyse intemporelle,
nous n’avons fait que considérer l’utilité de la génération
présente ; un modèle plus complet étend le
raisonnement aux générations futures et considère la transmission de la
pollution entre générations (ou l’effet sur les générations futures la
destruction des ressources naturelles non renouvelables).
Il est intéressant ici de
considérer par exemple l’effet de serre. Émettre du
CO2 ne dérange pas la génération présente, puisque si cela
accroît la température qui équilibre les rayonnements reçus et émis par la
planète, la hausse effective de la température (passage de l’ancienne à la
nouvelle température d’équilibre) sera lente. Ce sont les générations
suivantes qui auront à subir les effets du CO2 émis actuellement.
Le raisonnement intemporel ne
permet pas de tenir compte de cette question. Mais il est facile de compléter
le modèle de croissance en traitant l’environnement comme un stock qu’une
génération transmet à la suivante, tout comme le capital, et en introduisant
la fonction d’utilité intertemporelle qui en tient compte.
Prendre en compte l'utilité
intertemporelle a pour effet de réduire l’efficacité économique
instantanée - puisque cela introduit une contrainte supplémentaire - au
bénéfice de l’efficacité économique future. L’utilité présente sera
réduite, l’utilité future augmentée. Cela se traduit à court terme par un
prix pE de l’environnement plus élevé que celui qui aurait été
retenu dans l’analyse intemporelle.
Ainsi, alors que la prise en
compte intemporelle de l’environnement provoque, même si la production d’équilibre
est plus basse, un accroissement de l’efficacité à court terme (par une
meilleure définition de la fonction d’utilité), la prise en compte
temporelle provoque une baisse de l’efficacité à court terme, gagée par une
meilleure efficacité à long terme (ou plutôt : par le fait que l’on évite
de transmettre à notre descendance un monde à l’environnement dégradé). Il
est difficile de dire si ces deux effets se compensent à court terme. On peut avoir l’une
ou l’autre des situations ci-dessus ; dans le premier cas, l’efficacité
à court terme est réduite ; dans le second cas, elle reste améliorée.
Autres effets de la prise en
compte de l’environnement
La prise en compte des
contraintes de l’environnement a d’autres effets, indirects, sur l’économie.
On peut soutenir que nous sommes
dans une phase d’adaptation à l’économie des NTIC, et notamment aux
rendements croissants que celles-ci diffusent par le biais
de la fonction de production à coût fixe des composants microélectroniques
et des logiciels.
Les NTIC, très efficaces,
posent des problèmes qui débordent le cadre de l’efficacité - donc de la pure
économie - tout en suscitant des effets en retour sur celle-ci. L’équité
risque d’être violée par des mécanismes d’exclusion ; le fait que la
production de valeur réside non dans la quantité des biens produits, mais dans
leur diversité, risque d’être mal pris en compte si les fonctions d’utilité
conservent la quantité comme argument et ne font pas place aux critères
qualitatifs que la différenciation met en œuvre ; les risques
endogènes à cette économie risquent de susciter des comportements violents si
le droit et l'appareil judiciaire n’y mettent bon
ordre ; la gestion des compétences, cruciale dans une économie innovante,
sera handicapée si les méthodes de gestion des ressources humaines n’évoluent
pas vers l'écoute des personnes ; la compétitivité d'un
pays sera limitée s’il n’est pas capable d’offrir aux personnes
compétentes le cadre de vie agréable et intellectuellement stimulant qu’elles
réclament.
Ainsi le fonctionnement de cette
économie contient les germes d’une limitation de son efficacité, car la
rupture de la cohésion sociale, ainsi que la mise en cause des relations
fiduciaires qu’elle suscite, peuvent se retourner contre elle (cf. "e-conomie").
Il est donc nécessaire que la
fonction d'utilité mûrisse, à la fois dans les représentations individuelles
et dans les représentations sociales, pour garantir des conditions sociales
favorables à l’épanouissement de la nouvelle économie et pour armer chaque
pays dans la forme de concurrence propre à cette économie.
Une consommation attentive en
priorité à la qualité des produits, et non à leur quantité, c’est une
consommation intelligente mais sobre,
puisqu’elle n’accorde plus de valeur à la surconsommation ; une gestion
des compétences qui vise à les identifier et à les
reconnaître, et aussi à les insérer dans la forme d’organisation la plus
appropriée pour tirer parti de leurs apports, c’est une gestion respectueuse
parce que désireuse de comprendre ce que les personnes peuvent avoir à dire.
Le changement d’attitude envers
l’environnement, l’émergence des valeurs de sobriété et de respect,
contribuent à l’efficacité économique en éloignant la perspective d’une
rupture de la cohésion sociale ou de violences destructrices de l’échange
économique. Ils concrétisent un style de vie qui forme avec la
fonction de production à coût fixe un ensemble cohérent qui procure les
fondations sociales et psychologiques de la réussite du modèle économique.
Ce raisonnement, tout qualitatif,
renforce la plausibilité du schéma optimiste parmi les deux présentés
ci-dessus : en consolidant les conditions exogènes de l’efficacité
économique, il accroît l’efficacité à court terme.
|