Ce texte m'a été transmis le 2 mars
2000. J'ignore qui est son auteur, il est un peu trop long, mais je le cite car il est
bien représentatif.
Mon commentaire sur ce texte.
14 février 2000
L'entreprenaute, le capital-risque et ta mère Nouvelle
économie : bientôt tous en short !
Décidément, le dossier de Libération sur les "entreprenautes" (les
jeunes entrepreneurs de l'Internet) ne passe pas. Que ce quotidien qui, il y a quelques
années, publiait un cahier multimédia d'excellente facture succombe aujourd'hui au
discours des cyber-neuneus de la nouvelle économie, avec les copains, on ne s'en remet
pas. Du coup, nous y allons tous de nos articles sur le sujet. Le pote Erwan a ouvert le
bal avec un article remarquablement documenté sur les start-up dans l'Ornitho, l'ami
Lazuly nous livre deux éditos
réjouissants sur la maladie mentale de la prétendue " nouvelle démocratie des
consommateurs en ligne " et, aux dernières nouvelles, ma bonne copine Mona ne va pas
tarder à se farcir le cyber-journalisme de complaisance dans Périphéries .
Du coup, vu que je suis un webmestre grégaire, je m'en va faire comme les
copains et vous livrer l'édito du Scarabée sur la nouvelle économie.
Avant de commencer, quelques rappels de base sur les néologismes de la nouvelle
économie (pour ceux d'entre vous qui vivraient sur une autre planète). Le fondement de
cette économie est la start-up : une entreprise à très fort potentiel de
développement, dont l'activité est centrée sur les nouvelles technologies de
l'information et de la communication (NTIC). L'entreprenaute (© Laurent Mauriac) est le
créateur d'une start-up, généralement jeune, incompétent en tout, mais doué d'un
aplomb hors du commun. Le développement des start-up est assuré par le financement par
capital-risque : des fonds d'investissement dont le modèle n'est pas la croissance stable
de l'entreprise, mais la spéculation à l'extrême ; pour le capital-risqueur
(investisseur du capital-risque), le but n'est pas d'investir dans 10 entreprises qui
réussiront toutes à se développer " normalement ", mais d'avoir, sur ces 10,
une seule dont le développement sera monstrueux (les 9 autres, elles, disparaissent). Le
spectacle de la vie (et de la mort) des start-up ne cesse d'étonner. L'insondable
nullité des " concepts " qu'elles proposent, l'incompétence crasse de leurs
fondateurs, les dépenses publicitaires extravagantes de ces entreprises naissantes (et
souvent minuscules), l'enthousiasme béat de la presse pour ces fadaises et, surtout, les
investissements massifs des marchés financiers, via le capital-risque, dans ces
entreprises dont le moindre début de commencement de jugeote suffit à déterminer la
médiocrité, tout cela semble inexplicable. Pour résumer : pourquoi autant d'argent, de
publicité et d'enthousiasme pour des entreprises ne disposant d'aucune inventivité,
d'aucune compétence propre, d'aucune infrastructure physique, ne créant ni richesses ni
emplois ? La réponse se trouve au bout de la chaîne : l'entrée en bourse, à moyen
terme, des start-up (aux Etats-Unis, sur le désormais fameux Nasdaq). Tout le système de
la nouvelle économie repose sur ce but ultime (et cet édito va vous lasser à force de
le répéter) : la cotation en bourse des start-up. C'est en effet à cet instant précis
que tous les participants " récupèrent leurs billes " et justifient ainsi
leurs investissements des quelques années qui ont précédé. Aucune start-up ne gagne
d'argent de par son activité propre. Elle n'est pas faite pour ça. Les investissements
publicitaires sont tels que jamais elle ne sera rentable du seul fait du service qu'elle
prétend fournir. Ce ne sont pas les portails médiocres, la vente de produits en ligne ni
l'affichage de bandeaux publicitaires qui permettent d'obtenir le résultat escompté par
le capital risque : puisqu'une seule start-up sur dix survit, alors celle-ci doit voir sa
valeur multipliée par 10 en quelques années (ce qui est, la société capitaliste
traditionnelle le sait depuis des siècles, rigoureusement impossible du seul fait du
travail productif).
Toutes les start-up dépensent plus qu'elles ne gagnent, c'est un fait avéré :
celles qu'on nous donne en exemple (Yahoo, Amazone) étaient très déficitaires au moment
de leur entrée en bourse. De fait, sur quoi se rembourse le capital-risqueur ? Sur
l'entrée en bourse : s'il investit 200 millions dans une entreprise qui est, finalement,
capitalisée à hauteur de 2 milliards à l'introduction sur le marché, il a gagné 10
fois sa mise. La rupture avec le modèle capitaliste habituel est là (et c'est ce piège
qui fait que, généralement, les critiques de la nouvelle économie se trompent de cible)
: le capital-risque n'investit pas pour qu'une entreprise lui verse des dividendes (selon
le principe traditionnel de l'actionnariat - voir mon édito sur l'arnaque pyramidale
<060998.html>), mais pour se rembourser sur la première capitalisation en bourse de
cette entreprise. Le but n'est pas la rentabilité de l'entreprise, mais son " achat
", in fine, par le marché. Idem pour l'entreprenaute. On le sait, ce jeune homme est
rarement riche, il travaille comme un damné et est payé en stock-options, c'est-à-dire
des actions virtuelles de son entreprise. Ces actions, hors de la capitalisation
boursière, ne valent rien, c'est du papier ; leur valeur sera fixée, justement, lors de
la première cotation en bourse. Le but ultime de l'entreprenaute n'est donc pas, comme un
petit entrepreneur débutant, de créer une activité stable à la croissance régulière,
mais de réussir, dans quelques années, à vendre son entreprise au marché le plus cher
possible.
L'activité d'une start-up, autant du point de vue de l'entreprenaute que du
capital-risqueur, est donc toute entière tournée vers la séduction des marchés
financiers : le but n'est pas la création de richesses et d'emplois, la rentabilité
productive ni le progrès des compétences (laissons tout cela aux idéalistes !), mais
l'intoxication des investisseurs lors de l'introduction sur le marché. L'activité de
l'entreprise (vendre des bidules, rerouter des emails, héberger des sites...) est donc
secondaire dans cette optique (et, de toute façon, peu rentable) : ça n'est que l'alibi
d'un mensonge spéculatif plus vaste. Il ne s'agit pas, en quelques années, de
réellement valoir quelque chose, mais de faire croire au marché que l'on vaut quelque
chose.
Première étape : créer la start-up. Dans notre optique (truander le marché),
il ne s'agit pas de trouver une idée originale ou de développer une technologie
innovante (ça, c'est de la propagande pour ministre de l'économie), mais d'adapter en
France un concept qui a déjà fonctionné aux Etats-Unis. Par " fonctionner ",
j'entends bien entendu " qui a réussit son entrée en bourse ", et non qui
aurait atteint une belle rentabilité productive. D'où la multiplication de ces start-up
toutes identiques fondées sur des concepts idiots (genre : " si 25 internautes se
fédèrent pour acheter un produit, ils obtiendraient un meilleur prix qu'un supermarché
qui, lui, en achète 20 000 exemplaire ").Ensuite, trouver un capital-risqueur. Voyez
les " First Tuesday " décrits par l'Ornitho. Soyons clair : ici tout le monde
sait exactement que tout le monde ment, c'est le règne du cynisme à l'état pur.
L'entreprenaute sait que son concept est nul, et l'investisseur en est parfaitement
conscient. Un vaste et savant jeu de faux-semblants : tout en faisant mine de causer
qualité, innovation, production, chacun sait qu'il organise l'escroquerie des marchés
financiers. Ici l'investisseur ne choisit pas un " bon concept ", il
sélectionne les entreprenautes selon leur niveau de cynisme, selon qu'ils savent lui
faire comprendre, sans le dire, qu'ils savent que l'autre sait... " Je te tiens, tu
me tiens, par la barbichette ". Mise de base : 20 millions de francs (c'est-à-dire :
que dalle).
Cette première mise sert de test. Si l'entreprenaute dépense ces 20 millions
dans la formation et la recherche technologique, s'il embauche des journalistes pour
créer du contenu de qualité, s'il paie de vrais salaires, s'il achète des machines,
bref s'il monte une véritable activité, l'aventure s'arrête là. Si, au contraire, il
dépense 10 millions dans une campagne d'affichage dans le métro, s'il installe ses trois
stagiaires et son CDD dans des locaux somptueux dans le Sentier, s'il sait inviter les
journalistes à des conférences de presse dont le message est : " baffrez-vous de
Champagne et de petits fours, c'est la nouvelle économie qui paie ", s'il distribue
de coûteux gadgets promotionnels, si la presse commence à parler avec enthousiasme de
cette jeune et dynamique entreprise française (qui concurrence les Américains sur leur
propre marché, rendez-vous compte !), alors il est bon pour la phase suivante.
L'entreprenaute a donc brûlé ses liquidités en un temps record, n'a pas créé
d'emplois ni développé de compétences... le capital-risqueur est fier de lui ! Passons
aux choses sérieuses : les rallonges de fonds par centaines de millions de francs. Avec,
encore et toujours, des campagnes de publicité pharaoniques, comparativement à la taille
et à l'activité de ces entreprises.
Paradoxalement, la cible de ces campagnes dans le métro, à la télévision,
dans la presse, n'est pas l'utilisateur de l'Internet, mais le marché. En effet, ces
dépenses somptuaires ne seront jamais compensées par l'activité supplémentaire
qu'elles génèrent pour la boîte. Les campagnes coûtent beaucoup plus que le surcroît
d'activité induit ne rapporte, et cela dans des proportions phénoménales. Encore une
fois, c'est un vaste jeu de faux-semblants : la campagne grand public ne sert qu'à faire
croire au marché que " tout le monde " connaît cette entreprise. Lors de
l'introduction en bourse, l'épargnant susceptible d'investir dans la start-up "
GadgetIdiot.com " doit réagir ainsi : " Ah oui, "GadgetIdiot.com",
c'est l'événement boursier dont toute la presse parle ", et il demande leur avis à
ses proches (parce qu'il ne pige rien à cet Internet et qu'il n'a aucun moyen de
connaître l'activité réelle de la boîte - dont Erwan a décrit l'opacité dans son
article), son gamin de 14 ans lui explique : " ah ouais, "GadgetIdiot.com, le
Web des communautés de cybernautes malins ", j'ai vu la pub à la télé, ouais,
trop classe, la pub ". Puisque son fils (qui a le plus grand mal à apprendre ses
leçons mais qu'est vachement doué avec son ordinateur, tu le verrais avec sa souris, j'y
comprends rien comme il va vite...) se souvient par coeur du slogan, l'épargnant est
rassuré et se dit qu'il a bien raison Jean-Pierre Gaillard, c'est l'affaire de la
semaine, vachement innovante et dynamique et tout et tout... La publicité ne vend pas les
services de l'entreprise au grand public, elle vend (indirectement) l'entreprise
elle-même au marché.
Ca n'est pas la presse qui va le détromper : non seulement celle-ci vit
directement des budgets publicitaires des start-up (dont, encore une fois, l'activité
principale consiste à brûler les fonds dans la communication), surtout elle investit
elle-même dans la nouvelle économie. Les grands journaux fondent leurs propres portails,
filiales multimédias, agrégateurs de contenus sur le modèle de la start-up. Le Figaro
ne va pas débiner le principe du portail et flinguer son " ParisAvenue.fr ", Le
Monde ne va pas dénoncer son partenaire Grolier (Club Internet) et leur bébé commun,
" Le Monde interactif ", chantre du cyber-gadget niais et de la cyber-économie
triomphante. Et cetera. Et l'alibi classique : " la rédaction est indépendante des
annonceurs " ne tient plus ; en passant les publicités de ces entreprises, dont
l'unique objet est l'intoxication du marché au moyen de leurs budgets de communication,
la presse devient activement complice du mensonge.
Reste que tous les investisseurs ne sont pas de simples abrutis sensibles aux
sirènes du marketing. Ils veulent des gages plus traditionnels. Cette crédibilité, les
start-up l'obtiennent lors de la dernière mascarade avant l'entrée en bourse : les
fusions-acquisitions. Deux start-up aux activités imbéciles et aux résultats navrants
(et souvent mal connus) annoncent fièrement leur fusion à la presse (re-petits fours,
re-Champagne...) qui en fait ses gros titres. Ultime gage : une bonne grosse entreprise
reconnue achète la/les start-up (re-re-Champagne...). Si un mastodonte investit dans
cette boîte, c'est donc qu'elle est très crédible ; sauf que les capitaux-risqueurs
eux-mêmes sont des filiales des mastodontes en question. On rachète ce qu'on possède
déjà pour crédibiliser l'ensemble. Là, l'intoxication est achevée, l'excitation du
marché est à son comble : le moment idéal pour l'introduction sur le marché, la ruée
des petits épargnants et des fonds de pension.
L'entreprenaute convertit ses stock-options en actions (cette fois, du vrai
argent) et la capital-risqueur touche le bénéfice de ses investissements. Fin du
parcours. Le marché n'a rien acheté d'autre qu'une énorme campagne de communication.
Oui mais... et maintenant que l'entreprise est cotée en bourse ? Que se passera-t-il
lorsque les actionnaires comprendront qu'ils possèdent des entreprises qui ne valent
rien, dont l'activité est à peine bénéficiaire, qui n'a développé ni infrastructures
ni compétences ? Que se passera-t-il lorsque le mensonge sera éventé ?
Rendez-vous au prochain crash.
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