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A propos de la fiscalité

16 février 2002

Plusieurs études montrent que les "prélèvements obligatoires" sont plus élevés en France qu'ailleurs. Ce serait un des symptômes du "trop d'État" qui caractérise notre pays. Les élites fuiraient le territoire français pour aller chercher ailleurs une fiscalité plus douce. Les chiffres cités dans ces études sont sans doutes exacts mais le raisonnement qu'elles présentent me semble incomplet. J'écris cette fiche pour tâcher d'y voir clair. 

A propos des charges

Les prélèvements obligatoires se composent d'une part des impôts proprement dits, d'autre part de dépenses d'assurance (maladie, vieillesse, invalidité etc.) que l'on appelle "charges". Si l'on supprimait ces charges, il faudrait financer autrement ces services d'assurance. Certaines personnes préfèreront prendre le risque de ne pas s'assurer, d'autres s'assureront. Le choix social est entre l'assurance obligatoire et l'assurance facultative. C'est une question de politique ou même de culture.

Notre culture latine, catholique, accorde une grande importance à la cohésion sociale (en théologie catholique, l'ensemble de la population constitue le "peuple de Dieu"). Les Français refusent instinctivement les situations sociales où il y aurait beaucoup de marginaux, d'exclus. Nous n'aimerions pas vivre dans une société tellement inégale que les gens à l'aise devraient se protéger en vivant dans des quartiers bouclés par des services de sécurité.

La culture anglo-saxonne, protestante, et surtout la culture américaine qui est issue de sectes minoritaires, sont moins sensibles à ces questions. Elles voient l'humanité comme partagée entre "élus" et "réprouvés", "bien" et "mal" (et aussi, Dieu étant favorable aux élus, "winners" et "losers", cf. "Turbocapitalism" de Luttwak). Les discours de Bush relèvent de cette tradition ; ils opposent le "bien" (l'Amérique) au "mal" (les terroristes, mais aussi ceux qui n'adhèrent pas aux "valeurs américaines"). Les élus n'ayant aucune solidarité avec les réprouvés, la cohésion sociale n'est pas au programme.

Nous Français préférons la sécurité collective que procure l'assurance obligatoire ; les Anglo-saxons préfèrent la prise de risque que comporte l'assurance facultative. A chacun sa culture, cela vient de l'histoire et personne ne peut prétendre avoir le meilleur système dans l'absolu. Mais si l'on importait chez nous des règles ne correspondant pas à notre façon de voir et d'être, il pourrait se produire des événements qui nous surprendraient. Nous avons commencé à renoncer à la cohésion sociale, en partie pour imiter les Américains, en partie en réponse à la situation nouvelle créée par l'immigration. Cela a suscité de l'insécurité ; nous ne la supportons pas, même si elle est chez nous beaucoup plus faible que celle que les Américains ont l'habitude de tolérer. Ils sont plus cohérents que nous. 

A propos des impôts

Les impôts jouent deux rôles : financer le budget de l'État et assurer une redistribution entre riches et pauvres en taxant les premiers proportionnellement plus que les seconds.

La redistribution contribue à la cohésion sociale. Il est donc naturel qu'elle soit plus intense chez des latins qu'ailleurs. Il en résulte chez nous une pression plus forte sur les plus riches. Il en résulte aussi une (relative) tranquillité sociale. Une personne aisée peut trouver que cela lui coûte cher. L'alternative, ce serait de payer moins en assumant une insécurité accrue. Le même raisonnement que ci-dessus fait penser que le point d'équilibre n'est pas placé au même point chez nous et aux États-Unis.

Il est vrai qu'une pression fiscale forte sur les plus aisés peut pousser à partir des personnes qui sont non seulement riches, mais porteuses de valeur pour la Nation. Il faudrait alors que le pays, pour conserver ou attirer ces personnes, leur offrît des avantages compensant la pression fiscale : tranquillité publique et plaisir de vivre, qualité de l'environnement, qualité des services publics peuvent y contribuer. On peut aussi imaginer des dispositions fiscales dérogatoires pour avantager des catégories utiles à l'économie du pays, cela s'est fait en tout temps. 

Le budget de l'État finance par ailleurs les services que l'État rend à la Nation. On peut trouver ce budget trop lourd parce que l'État rendrait trop de services à la Nation (je parlerai d'efficacité dans un instant, c'est une autre question). Mais si l'on supprime les services que rend l'État il faudra qu'ils soient rendus autrement ou qu'ils ne soient pas rendus du tout. Voulons-nous une armée ? une justice ? une police ? une éducation nationale ? des routes ? un métro à bas prix ? etc. A chacune de ces questions il faut répondre par "oui" ou par "non", et si l'on a répondu "oui" il faut accepter de payer les impôts en conséquence. Si l'on a répondu "non", il faut trouver un moyen - il ne sera pas gratuit - pour financer le service de remplacement. Là aussi, il convient d'être cohérent. On ne peut pas à la fois vouloir les services publics et refuser de payer l'impôt pour les financer ; on ne peut pas à la fois vouloir que l'État renonce à produire ces services, et croire que l'on pourra continuer à en bénéficier gratuitement.  

A propos d'efficacité

Il se peut que le coût des services rendus par l'État soit trop élevé en regard de leur qualité. En avons-nous pour notre argent ? sommes nous bien servis, nous autres citoyens, par ces domestiques de la Nation que sont les fonctionnaires ? Nous sommes enclins à dire que non. Le service public est malade du corporatisme, de la rigidité des organisations, d'erreurs qui se sont transformées en habitudes puis en traditions que la loi a parfois consacrées.

Cependant le service public n'est pas seul à souffrir de cette maladie. La direction générale d'une grande entreprise ressemble beaucoup à une administration. Les règles d'avancement dans les entreprises sont aussi rigides que celles qui prévalent dans un corps de fonctionnaires. D'ailleurs les postes de direction sont souvent occupés en France par d'anciens fonctionnaires passés par le filtre des cabinets ministériels, nouvelle aristocratie. Nous avons ici un problème sociologique et politique qui dépasse de beaucoup le champ de l'administration proprement dite.

Certes les actionnaires font pression pour que l'entreprise dégage du profit. Cette pression est-elle de nature à obtenir un fonctionnement efficace ? pas toujours. Le comportement des entreprises envers leurs actionnaires tend à devenir médiatique, à se fonder sur l'image plus que sur les réalités. Après quoi on est surpris par des faillites comme celle d'Enron. On peut douter de la solidité des grandes entreprises françaises les plus médiatiques. 

D'ailleurs lorsque la pression des actionnaires ne connaît plus de limites les managers sont contraints soit à démissionner, soit à utiliser tous les moyens pour faire de l'argent, y compris les moyens malhonnêtes. Les fournisseurs achètent les acheteurs. Les banques blanchissent l'argent sale (cf. "La boîte noire"). Cela prépare un monde dans lequel nous n'avons pas envie de vivre.

A propos de comparaison internationale

Ce qui précède explique pourquoi la comparaison entre pays est difficile.

On rencontre d'abord des problèmes de comptabilité : il faut comparer ce qui est comparable. Si le pays A finance le service S par l'impôt et que le pays B ne le fait pas, il faut pour comparer les deux pays soit ajouter à l'impôt perçu dans B le coût du service S, soit retrancher ce coût de l'impôt perçu dans A. De tels réajustements de périmètre supposent des évaluations délicates ; ils composent une combinatoire très lourde si l'on étend la comparaison à plusieurs pays.

La plus grande difficulté est cependant ailleurs. La délimitation entre service d'assurance obligatoire et facultatif, l'extension des services publics, l'importance de la redistribution résultent dans chaque pays d'un héritage historique et d'un choix collectif qui reflète une culture nationale. Certes les acquis de l'histoire doivent être révisés en fonction des opportunités et évolutions du contexte ; mais il ne faut pas chercher à éliminer les différences résultant de l'écart entre cultures. Certains choix qui plaisent aux Allemands ne conviendraient pas aux Italiens. Ces choix doivent faire l'objet d'un débat, et chaque nation les fera en fonction de ce qu'elle est. Il est peu probable que l'on puisse à l'intérieur de l'Europe aligner absolument toutes les réglementations. Il est encore moins probable que ce qui convient bien aux Américains puisse, en tout et pour tout, convenir à l'Europe.

La seule comparaison intéressante et utile est celle qui porte sur l'efficacité des services. Mais cet examen doit procéder service par service et utiliser des outils d'évaluation qui aujourd'hui n'existent pas. La France, en particulier, évalue très peu et très mal ses services publics et les effets de sa législation. C'est pourtant là qu'il faudrait faire porter l'effort.

En attendant la réalisation de telles études, le statisticien ne peut considérer les comparaisons internationales qu'avec méfiance.

Mais il ne faut pas attendre ces études pour corriger des effets pervers évidents, supprimer des absurdités ainsi que les lourdeurs héritées de l'histoire mais non productives. Ici ce ne sont pas les idées qui manquent, ni les connaissances, mais le courage et l'habileté politique devant les corporatismes.