S’il s’agissait seulement de
dire que nous appartenons à une même espèce, ce serait une tautologie : « les
êtres humains appartiennent à l’espèce humaine ». Mais ce que nous partageons
n’est pas seulement une place dans la classification des êtres vivants. Marcel
Légaut a écrit un livre au titre suggestif : L’homme à la recherche de son
humanité.
La question « qu’est-ce que mon humanité ? » est en effet de celles auxquelles il n’existe
pas de réponse simple et qui inaugurent une recherche aux implications sans
fin.
Celui qui part à la recherche
de son humanité constate d’abord qu’il lui faut mettre entre parenthèses les
caractéristiques de son individualité, qu’elles soient génétiques ou acquises :
sexe, date et lieu de naissance, nom propre, nationalité, langue maternelle,
religion, tempérament et caractère, goûts et préférences, convictions, ne font
en effet que qualifier l’un des individus particuliers en lesquels l’humanité se
concrétise. La recherche de l’humanité nous fait, dès le départ, tourner le dos
à l’individualisme.
Que reste-t-il une fois
l’individualité dépouillée ? D’abord que notre corps, au fonctionnement à la
fois quotidien et énigmatique, appartient au monde de la nature physique et
biologique. Puis que nous partageons le destin de tous les êtres vivants :
naître, se nourrir, se reproduire, mourir. Ensuite, que nous partageons certains
traits avec d’autres espèces, qu’elles nous soient génétiquement proches comme
les mammifères ou éloignées comme les insectes sociaux. Mais ce qui semble enfin
caractériser notre espèce, c’est que nous nous exprimons par la langue, que nous
articulons notre pensée en symboles, images et concepts, et enfin – l’expérience
le montre – que nous sommes capables d’acquérir, par l’éducation ou
l’apprentissage, les savoir-faire et les savoir-vivre les plus divers.
Chaque individu, chaque
culture, l'humanité entière concrétisent des échantillons plus ou moins vastes
de ces savoirs sans toutefois les épuiser : quel que soit le nombre des langues
que parle l’humanité, elle pourrait en parler davantage ; quelles que soient les
connaissances que des êtres humains possèdent sur le monde de la nature ou sur
le monde de la pensée, ils pourraient en posséder davantage.
Les potentialités de notre
espèce ont des bornes bien sûr - puisque nous ne pouvons pas survivre sans
respirer ni nous alimenter, que notre vitesse à la course à pied est limitée,
que nous ne pouvons pas voler sans un équipement, que le fonctionnement de notre
mémoire n’a rien d’automatique - mais elles sont d’une diversité infinie : en
attestent le foisonnement des langues, architectures, musiques, cuisines, des
sensibilités visuelles, spatiales et musicales, des rapports à la nature,
organisations sociales, valeurs, bref des cultures dont chacune relie ces
divers éléments comme les fleurs d’un bouquet.
L’expérience met sous nos yeux
les aptitudes de notre espèce à travers la diversité des individus, des
cultures, que nous rencontrons ou dont l’histoire a conservé les traces. Ainsi
nous pouvons reconsidérer et revaloriser l'individualité que nous avions mise
entre parenthèses : c'est en effet à travers les réalisations individuelles
que se révèle l'étendue des potentialités dont l'humanité est
porteuse. Ainsi conçue, l’individualité n’est sans doute pas la valeur suprême, mais
elle est le
témoin précieux, nécessaire, des potentialités que possède l’humanité.
Partir à la recherche de son
humanité, c’est explorer ces potentialités. La méditation que suscite cette
exploration est l’une des clés de l’aspiration religieuse : car s’il est vrai,
comme toutes les religions le disent chacune à sa façon, que Dieu réside au cœur
de l’être humain, avancer sur le chemin qui conduit chacun vers son humanité
nous rapproche de lui.
Tout être humain apparaît alors comme un temple qu’habite une présence à la fois
intime et universelle. Il arrive, certes, que ce temple soit négligé, abandonné,
et qu’il serve de résidence à des bêtes sauvages : il nous faut aller à la
découverte du Mal.