A propos du mot "informatique"
6 août 2002
Philippe Dreyfus, ingénieur
chez Bull, voulait en 1962 traduire l’expression « computer science ».
Il a construit le mot « informatique » par contraction des mots
« information » et « automatique ». Ce néologisme a été
adopté par plusieurs pays.
La terminaison « tique » renvoie à « automatique »,
donc au processus de traitement des données. Cependant le début du mot indique
qu’il s’agit d’automatiser le traitement de l’information (et non
des données) : or une donnée ne peut devenir une information que
si un être humain l’interprète. La conjonction des mots « information »
et « automatique » suggère donc une coopération entre l’être
humain et l’automate. La qualité du mot « informatique » semble
supérieure à celle de l’expression « computer science » qu’il
traduit :
il accumule un ensemble de notions plus riche que celle de « calculateur »
qui est impliquée par « computer », même si dans l’expression
« computer science » elle est complétée par la notion de science.
Il est vrai que l’on a
souvent donné au mot « informatique » le sens de « traitement
des données », l’interprétation de celles-ci (la « sémantique »)
relevant alors du « système d’information ». Cependant cette
restriction fait perdre la richesse que comporte l’étymologie, la coopération
et la tension qu’elle implique entre l’être humain et l’automate. Il
serait opportun de rendre au mot « informatique » toute sa richesse.
Le terme « télématique »
suggère une synergie entre l’informatique et les télécommunications ;
il a été traduit en anglais (« telematics ») et utilisé en France
pour qualifier le programme Minitel lancé par la direction générale des télécommunications
(DGT) en 1981. Cependant, comme tous les ordinateurs travaillent aujourd’hui
en réseau, l’automate a acquis l’ubiquité : l’apport du terme
« télématique » s’est ainsi résorbé dans le terme « informatique »
lui-même.
L’expression « système
d’information » oriente l’intuition vers un « système »,
donc vers une structure,
alors même que l’on entend désigner un être qui, étant lié de façon
organique à l’entreprise, évolue avec elle. Le mot « informatique »,
en raison de la tension qu’il comporte, convient mieux pour représenter une
dynamique.
Il faut, pour rendre au mot « informatique »
la rigueur et la vigueur que lui confère son étymologie, s’affranchir des
connotations qui s’y sont accolées. L’« informatique », dans
l’entreprise, est trop souvent considérée comme un centre de coût ;
les « informaticiens », comme une corporation sur la défensive. Si
la plupart des entreprises se sont informatisées, on ne peut pas dire
qu’elles aient toutes donné à l’informatique, dans leur culture et leurs
priorités, la place que celle-ci mérite. La confusion des valeurs se transcrit
dans la mauvaise qualité du vocabulaire.
L’ordinateur,
« automate programmable omniprésent »
« Computer »
signifie « calculateur ». Ce mot représente-t-il convenablement le
concept actuel d’ « ordinateur » ? Non, car lorsque nous
utilisons l’ordinateur pour faire du traitement de texte, du dessin, ou encore
pour consulter la Toile, les opérations que l’ordinateur exécute, ne relèvent
pas essentiellement du calcul même si elles sont comme on dit « numérisées ».
La dénomination « computer » correspondait bien à la mission de
l’ENIAC (calculer des tables pour aider les artilleurs à régler leurs tirs),
mais elle ne décrit pas exactement la mission des ordinateurs qui l’ont
suivi.
Computer :
" A programmable electronic device that can store, retrieve, and
process data. " (Merriam Webster’s Collegiate Dictionary)
" A
general-purpose machine that processes data according to a set of instructions
that are stored internally either temporarily or permanently. The computer and
all equipment attached to it are called " hardware ". The
instructions that tell it what to do are called " software ".
A set of instructions that perform a particular task is called a " program "
or " software program "."
Considérons maintenant le mot
« ordinateur ». En 1954 IBM voulait trouver un nom français pour
ses machines et éviter le mot « calculateur » qui lui semblait
mauvais pour son image. Le linguiste Jacques Perret a proposé, dans sa lettre
du 16 avril 1955, d’utiliser le mot « ordinateur »,
mot ancien et passé d’usage qui signifiait « celui qui met en ordre » ;
en liturgie il désigne celui qui confère un ordre sacré.
« Ordinateur » est
un mot élégant mais c’est un faux ami peut-être plus dangereux que « computer ».
En effet, l’étymologie comme les connotations indiquent « celui qui met
en ordre ». Mais votre ordinateur met-il vos affaires en ordre ?
Certes non. C’est vous qui devez les mettre en ordre si vous le souhaitez ;
et si vous n’y prenez garde, c’est plutôt un désordre inouï qui se créera
sur votre disque dur. L’ordre, si on le souhaite, ne peut venir que de l’opérateur
humain, non de la machine.
Ordinateur :
« Machine capable d’effectuer automatiquement des opérations arithmétiques
et logiques (à des fins scientifiques, administratives, comptables etc.) à
partir de programmes définissant la séquence de ces opérations » (Dictionnaire
Hachette).
« Machines
automatiques de traitement de l'information permettant de conserver, d'élaborer
et de restituer des données sans intervention humaine en effectuant sous le
contrôle de programmes enregistrés des opérations arithmétiques et
logiques. » (Quid)
Il ressort des définitions
ci-dessus que l’ordinateur, c’est essentiellement un « automate
programmable ». Pour indiquer que cet automate est accessible depuis
n’importe quel poste de travail en réseau, il faut ajouter l’adjectif
« doué d'ubiquité ».
L’ « ordinateur », c’est essentiellement un « automate
programmable doué d'ubiquité », « APU ». Dans une entreprise, ce
singulier désigne non chaque machine prise isolément (le « mainframe »,
le poste de travail, les routeurs etc.), mais l’ensemble technique, logique et
fonctionnel que constituent ces machines et qui est mis à la disposition de
l’utilisateur sous la seule contrainte des habilitations de celui-ci. Si nous
avons l’expression « automate programmable omniprésent » à
l’esprit chaque fois que nous prononcerons ou entendrons le mot « ordinateur »,
nous ne ferons pas d’erreur. Encore faut-il, bien sûr, s’entendre sur le
sens à donner à l’expression « automate programmable ».
Un automate, c’est une
machine qui accomplit exactement, et dans l’ordre, les opérations pour
lesquelles elle a été conçue. La liste de ces opérations n’est pas nécessairement
écrite sous la forme d’un programme : elle peut résulter de l’enchaînement
d’une série d’actions mécaniques. Ainsi le « Canard Digérateur »
de Vaucanson (1739) savait picorer des grains de maïs, les broyer, les mêler
à de l’eau et les rejeter ; il imitait ainsi à merveille le vrai canard
qui mange et rejette des excréments, sans bien sûr lui ressembler en rien du
point de vue de l’anatomie.
Le métier Jacquard (1801) est
un automate qui obéit à un programme inscrit sur un carton perforé,
mais il ne sait accomplir qu’un type d’opération : le tissage. Il fallait
un effort d’abstraction héroïque pour oser mettre entre parenthèses toute
application et concevoir l’automate pur et absolu qui pourra obéir à
tout type de programme pour commander à d’autres machines l’exécution des
opérations les plus diverses (hauts parleurs, écrans et imprimantes de
l’ordinateur, bras articulés des robots, ailerons des avions en pilotage
automatique, suspension et freins des automobiles etc.).
Cet automate absolu, c’est
l’ordinateur. Il est essentiellement
programmable : on peut l’utiliser pour faire du traitement de texte, du
dessin, du calcul, de la musique, et il est incorporé dans les équipements électromécaniques
les plus divers. Le programme se substitue, de façon économiquement efficace,
aux engrenages et aux ressorts qui étaient auparavant nécessaires pour
commander mécaniquement l’exécution d’une série d’actions.
L’extrême souplesse que
procure à l’ordinateur son caractère programmable ne doit pas faire oublier
qu’il s’agit d’un automate : il exécute les instructions dans
l’ordre où elles lui ont été données, il est contrairement à l’être
humain insensible aux connotations – ce qui lui confère à la fois une grande
précision et une extrême raideur. Pour comprendre ce qui se passe d'une part
dans la tête du programmeur, d'autre part dans le processeur de l'automate, il
faut avoir fait l’expérience de la programmation ou à défaut de lire
l'excellent petit livre d’initiation « Karel
the Robot » .
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