RECHERCHE :
Bienvenue sur le site de Michel VOLLE
Powered by picosearch  


Vous êtes libre de copier, distribuer et/ou modifier les documents de ce site, à la seule condition de citer la source.
 GNU Free Documentation License.

A propos du mot "informatique"

6 août 2002

Philippe Dreyfus, ingénieur chez Bull, voulait en 1962 traduire l’expression « computer science ». Il a construit le mot « informatique » par contraction des mots « information » et « automatique ». Ce néologisme a été adopté par plusieurs pays[1]. La terminaison « tique » renvoie à « automatique », donc au processus de traitement des données. Cependant le début du mot indique qu’il s’agit d’automatiser le traitement de l’information (et non des données) : or une donnée ne peut devenir une information que si un être humain l’interprète. La conjonction des mots « information » et « automatique » suggère donc une coopération entre l’être humain et l’automate. La qualité du mot « informatique » semble supérieure à celle de l’expression « computer science » qu’il traduit[2] : il accumule un ensemble de notions plus riche que celle de « calculateur » qui est impliquée par « computer », même si dans l’expression « computer science » elle est complétée par la notion de science.

Il est vrai que l’on a souvent donné au mot « informatique » le sens de « traitement des données », l’interprétation de celles-ci (la « sémantique ») relevant alors du « système d’information ». Cependant cette restriction fait perdre la richesse que comporte l’étymologie, la coopération et la tension qu’elle implique entre l’être humain et l’automate. Il serait opportun de rendre au mot « informatique » toute sa richesse. 

Le terme « télématique[3] » suggère une synergie entre l’informatique et les télécommunications ; il a été traduit en anglais (« telematics ») et utilisé en France pour qualifier le programme Minitel lancé par la direction générale des télécommunications (DGT) en 1981. Cependant, comme tous les ordinateurs travaillent aujourd’hui en réseau, l’automate a acquis l’ubiquité : l’apport du terme « télématique » s’est ainsi résorbé dans le terme « informatique » lui-même. 

L’expression « système d’information » oriente l’intuition vers un « système », donc vers une structure[4], alors même que l’on entend désigner un être qui, étant lié de façon organique à l’entreprise, évolue avec elle. Le mot « informatique », en raison de la tension qu’il comporte, convient mieux pour représenter une dynamique.

Il faut, pour rendre au mot « informatique » la rigueur et la vigueur que lui confère son étymologie, s’affranchir des connotations qui s’y sont accolées. L’« informatique », dans l’entreprise, est trop souvent considérée comme un centre de coût ; les « informaticiens », comme une corporation sur la défensive. Si la plupart des entreprises se sont informatisées, on ne peut pas dire qu’elles aient toutes donné à l’informatique, dans leur culture et leurs priorités, la place que celle-ci mérite. La confusion des valeurs se transcrit dans la mauvaise qualité du vocabulaire.

 L’ordinateur, « automate programmable omniprésent »

« Computer » signifie « calculateur ». Ce mot représente-t-il convenablement le concept actuel d’ « ordinateur » ? Non, car lorsque nous utilisons l’ordinateur pour faire du traitement de texte, du dessin, ou encore pour consulter la Toile, les opérations que l’ordinateur exécute, ne relèvent pas essentiellement du calcul même si elles sont comme on dit « numérisées ». La dénomination « computer » correspondait bien à la mission de l’ENIAC (calculer des tables pour aider les artilleurs à régler leurs tirs), mais elle ne décrit pas exactement la mission des ordinateurs qui l’ont suivi.

 

Computer : " A programmable electronic device that can store, retrieve, and process data. " (Merriam Webster’s Collegiate Dictionary)

" A general-purpose machine that processes data according to a set of instructions that are stored internally either temporarily or permanently. The computer and all equipment attached to it are called " hardware ". The instructions that tell it what to do are called " software ". A set of instructions that perform a particular task is called a " program " or " software program "."

 

Considérons maintenant le mot « ordinateur ». En 1954 IBM voulait trouver un nom français pour ses machines et éviter le mot « calculateur » qui lui semblait mauvais pour son image. Le linguiste Jacques Perret a proposé, dans sa lettre du 16 avril 1955, d’utiliser le mot « ordinateur[5] », mot ancien et passé d’usage qui signifiait « celui qui met en ordre » ; en liturgie il désigne celui qui confère un ordre sacré.

« Ordinateur » est un mot élégant mais c’est un faux ami peut-être plus dangereux que « computer ». En effet, l’étymologie comme les connotations indiquent « celui qui met en ordre ». Mais votre ordinateur met-il vos affaires en ordre ? Certes non. C’est vous qui devez les mettre en ordre si vous le souhaitez ; et si vous n’y prenez garde, c’est plutôt un désordre inouï qui se créera sur votre disque dur. L’ordre, si on le souhaite, ne peut venir que de l’opérateur humain, non de la machine.

 

Ordinateur : « Machine capable d’effectuer automatiquement des opérations arithmétiques et logiques (à des fins scientifiques, administratives, comptables etc.) à partir de programmes définissant la séquence de ces opérations » (Dictionnaire Hachette).

« Machines automatiques de traitement de l'information permettant de conserver, d'élaborer et de restituer des données sans intervention humaine en effectuant sous le contrôle de programmes enregistrés des opérations arithmétiques et logiques. » (Quid)

 

Il ressort des définitions ci-dessus que l’ordinateur, c’est essentiellement un « automate programmable ». Pour indiquer que cet automate est accessible depuis n’importe quel poste de travail en réseau, il faut ajouter l’adjectif « doué d'ubiquité [6] ». L’ « ordinateur », c’est essentiellement un « automate programmable doué d'ubiquité », « APU ». Dans une entreprise, ce singulier désigne non chaque machine prise isolément (le « mainframe », le poste de travail, les routeurs etc.), mais l’ensemble technique, logique et fonctionnel que constituent ces machines et qui est mis à la disposition de l’utilisateur sous la seule contrainte des habilitations de celui-ci. Si nous avons l’expression « automate programmable omniprésent » à l’esprit chaque fois que nous prononcerons ou entendrons le mot « ordinateur », nous ne ferons pas d’erreur. Encore faut-il, bien sûr, s’entendre sur le sens à donner à l’expression « automate programmable ».

Un automate, c’est une machine qui accomplit exactement, et dans l’ordre, les opérations pour lesquelles elle a été conçue. La liste de ces opérations n’est pas nécessairement écrite sous la forme d’un programme : elle peut résulter de l’enchaînement d’une série d’actions mécaniques. Ainsi le « Canard Digérateur » de Vaucanson (1739) savait picorer des grains de maïs, les broyer, les mêler à de l’eau et les rejeter ; il imitait ainsi à merveille le vrai canard qui mange et rejette des excréments, sans bien sûr lui ressembler en rien du point de vue de l’anatomie.

Le métier Jacquard (1801) est un automate qui obéit à un programme inscrit sur un carton perforé, mais il ne sait accomplir qu’un type d’opération : le tissage. Il fallait un effort d’abstraction héroïque pour oser mettre entre parenthèses toute application et concevoir l’automate pur et absolu qui pourra obéir à tout type de programme pour commander à d’autres machines l’exécution des opérations les plus diverses (hauts parleurs, écrans et imprimantes de l’ordinateur, bras articulés des robots, ailerons des avions en pilotage automatique, suspension et freins des automobiles etc.).

Cet automate absolu, c’est l’ordinateur. Il est essentiellement programmable : on peut l’utiliser pour faire du traitement de texte, du dessin, du calcul, de la musique, et il est incorporé dans les équipements électromécaniques les plus divers. Le programme se substitue, de façon économiquement efficace, aux engrenages et aux ressorts qui étaient auparavant nécessaires pour commander mécaniquement l’exécution d’une série d’actions.

L’extrême souplesse que procure à l’ordinateur son caractère programmable ne doit pas faire oublier qu’il s’agit d’un automate : il exécute les instructions dans l’ordre où elles lui ont été données, il est contrairement à l’être humain insensible aux connotations – ce qui lui confère à la fois une grande précision et une extrême raideur. Pour comprendre ce qui se passe d'une part dans la tête du programmeur, d'autre part dans le processeur de l'automate, il faut avoir fait l’expérience de la programmation ou à défaut de lire l'excellent petit livre d’initiation « Karel the Robot » .


[1] Il a eu un succès international : on dit « Informatik » en allemand, « informática » en  espagnol et en portugais, « informatica » en italien et « информатика » en russe.

[2] Je ne partage pas sur ce point l’opinion de Donald Knuth « Computer science is known as "informatics" in French, German, and several other languages, but American researchers have been reluctant to embrace that term because it seems to place undue emphasis on the stuff that computers manipulate rather than on the processes of manipulation themselves » (Donald E. Knuth, Selected Papers on Computer Science, CSLI 1996, p.3). Knuth aurait pour sa part préféré « Algorithmics » (op. cit. p. 88).

[3] Introduit par le rapport « L’informatisation de la société » de Simon Nora et Alain Minc (Documentation française, 1978).

[4] On risque de tomber dans le même travers que les structuralistes qui, des travaux linguistiques de Saussure, n’ont voulu retenir que la « structure » elle-même sans considérer ce que dit Saussure sur l’évolution de la langue, donc sur la façon dont la structure se crée puis se transforme (voir Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Payot 1916).

[5] Ce néologisme n’a pas connu le même succès qu’« informatique » : si l’on dit « ordenador » en espagnol, on dit « Computer » en allemand, « calcolatore » en italien, « computador » en portugais et « компьютер » en russe.

[6] En anglais on peut utiliser l'adjectif  « ubiquitous ». Le « computer », c’est donc essentiellement un « ubiquitous programmable automat », « UPA ».