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Innover en France ? une expérience

1er juin 1999

Un de mes amis, PDG d'une petite entreprise de consulting filiale d'un grand groupe public français (chut, pas de noms propres ! ), a vécu voici quelques années une aventure révélatrice de certains mécanismes de l'économie française d'aujourd'hui. Je me la suis rappelée en constatant certains phénomènes du marché du commerce électronique.

Cette petite entreprise avait évalué en 1995 les potentialités du commerce électronique, et conseillé à sa maison mère d'y investir quelques efforts.

Qu'avait-elle fait là ! elle osait exprimer un avis sur la stratégie du groupe ; elle avait l'audace de recommander de nouvelles priorités, le développement de nouveaux métiers, par exemple en ce qui concerne l'Internet. Elle recommandait des partenariats, notamment avec des banques qui auraient apporté leurs compétences (car pour faire du commerce électronique il faut savoir gérer des comptes), mais le mot même de partenariat était étranger à ce groupe.

Que croyez vous qu'il arriva ? eh bien cette petite entreprise, compétente, modeste, qui avait toujours conclu ses travaux à la satisfaction de ses clients, il s'est agi de la tuer. Elle faisait  60 % de son chiffre d'affaires avec sa maison mère ; du jour au lendemain, pour des travaux que la filiale aurait pu et su faire, la maison mère a préféré des fournisseurs moins compétents sans doute, mais peut-être moins ... agaçants. Les généraux français des années 30 se croyaient les meilleurs du monde ; le colonel De Gaulle les agaçait lorsqu'il parlait de la nécessité de la mécanisation et des divisions blindées.

Bref : après beaucoup d'efforts (lettres sans réponse, démarches sans suites, réunions stériles, appels téléphoniques sans retour, demandes de rendez-vous sans écho), mon ami a quitté l'entreprise qu'il avait créée et qui avait travaillé sur tous les sujets importants et nouveaux du secteur. Après quatre années bénéficiaires, elle avait fait 2 millions de francs de pertes, puis 3 millions l'année d'après. Impossible de combler ce trou avec d'autres clients : ses clients naturels étaient concurrents de sa maison-mère et ne l'auraient jamais fait travailler ; quant aux autres, comment les convaincre de son sérieux sans pouvoir faire état de références dans son propre groupe ?

Ses successeurs ont choisi d'autres orientations. Ses ingénieurs se sont bien recasés ailleurs, les entreprises qui les emploient sont heureuses d'avoir récupéré leur savoir. Ils forment un sympathique réseau amical.

Quand mon ami rencontre des personnes de son ancienne maison mère, elles lui disent : "On n'a pas compris, elle était bien ta boîte, pourquoi es-tu parti ? c'était intéressant, ce que vous faisiez. C'est dommage que tu aies laissé tomber". Car pour les salariés d'un grand groupe la contrainte de l'équilibre des comptes est une contrainte lointaine ; tout se passe pour eux, sur le plan psychologique, comme si leur propre activité était subventionnée (l'expérience montre que l'introduction de la comptabilité analytique n'y change rien et suscite en outre des effets pervers). Comment leur expliquer qu'une entreprise qui ne parvient pas à équilibrer ses comptes doit s'arrêter, quelles que soient par ailleurs ses qualités et potentialités  ?

Ceux qui ont tué cette entreprise ne se sont pas rendu compte de ce qu'ils faisaient. Ils voulaient sans doute la contraindre à entrer dans un réseau d'allégeance ; petit à petit les contrats seraient revenus. Mais allégeance à qui ? comment ? et pourquoi ? comment tenir le coup pendant un bizutage de durée indéterminée ? comment faire comprendre une telle situation à des banquiers inquiets ? mon ami a préféré passer pour un mauvais caractère, voire pour un mauvais manager. Cette dernière appréciation, venant de gens qui n'ont jamais créé ni dirigé d'entreprise, est d'ailleurs un compliment par antiphrase.

Nota Bene : l'innovation provoque toujours l'agacement. Considérer l'agacement comme un symptôme, savoir l'interpréter et l'utiliser, c'est dans une époque d'innovation la première des qualités que doit avoir un manager. Cependant le rejet de celui qui agace, et de ses idées, est très fréquent. Lire, dans le chapitre XII "Obstacles au changement" de l"Economie des nouvelles technologies", le passage sur la "tache aveugle".