Lettre de Russie 7 mai 2007
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J'ai reçu de Nicolas Komine (Николай
Комин), de Moscou, une lettre tellement intéressante que par
exception j'ai décidé de la publier sur volle.com. On la lira ci-dessous - et au
passage vous admirerez sans doute, comme je le fais, la qualité de son français.
* *
Le premier Président de la Russie a quitté
la scène de la comédie humaine. L’écho qui en a été donné dans le monde
occidental, notamment en France me semble étonnant, curieux, décevant et même
scandaleux. Étonnant car il a toujours existé en Europe des analystes politiques
de grande classe, capables de conclusions pesées, pondérées. Scandaleux car les
répliques parues ici et là reflètent de la morgue, d'anciennes rancunes et
phobies (par exemple le triste souvenir des offenses sans précédent infligées à
Eltsine par J.-P. Cot en 1990 à Strasbourg : cet homme politique français (c’est
hélas courant pour la France) ignorait que « la brute russe » avait à ce
moment-là le soutien de peut-être plus de 70% des habitants de son pays).
Un homme brutal, peu cultivé, enclin à
boire, à faire des bêtises (exténué après une longue visite aux USA et,
affirme-t-on, ayant trop forcé sur le whisky, il n’a pas su sortir de l’avion
qui faisait escale en Irlande pour l’entrevue prévue avec le premier ministre).
Il a fait aussi des erreurs tragiques qu’on peut qualifier d’impardonnables
(première guerre en Tchétchénie). Tout cela est vrai, mais essayons de mettre un
homme concret dans la situation concrète.
Quand l’injustice est trop évidente il est
difficile de trouver les meilleurs arguments. Un homme d’État qui, malgré tous
ses défauts, mettait toujours au premier plan la liberté, liberté acquise pour
la première fois dans l’histoire du pays (quelques mois en 1917 comptent peu),
qui a plusieurs fois été prêt à sacrifier sa vie pour cette liberté (aujourd’hui
nos bonzes sont prêts à sacrifier la vie des autres pour étouffer cette
liberté), sans parler du pouvoir, de la chère popularité, de l’avenir politique,
de l’argent et… je passe. Qu’a-t-il fait d’exceptionnel ?
1. Il a fait une confiance ultra risquée et,
pour la majorité « des anciens » qui restaient en place, scandaleuse aux
« jeunes réformateurs » : Gaïdar, Tchoubaïs, Nemtsov, Irène Khakamada etc. qui ont
sauvé la population de la famine. Les documents officiels qui sont publiés (mais
mis en sourdine par les gens au pouvoir aujourd’hui) le certifient : en novembre
1990 les réserves du blé et d’autres vivres n’auraient suffi à l’alimentation du
pays que pour une période de 7 jours. Les réserves de devises (d’or) qui
auraient pu être utilisées pour les importations des vivres correspondaient à un
mois de survie du pays. Cette situation explosive a été désamorcée en quelques
semaines par l’équipe des jeunes économistes (le prix payé par eux
personnellement surtout en ce qui concerne leur avenir politique a été lourd :
la fin de la carrière). La population a souffert mais une famine dans le pays
possédant l’arme nucléaire a été évitée (ces jeunes économistes sont aussi
accusés de la « privatisation barbare », ce qui est en grande partie justifié
mais pris hors du contexte du moment, du rapport de forces de l’époque).
2. On accuse Eltsine de l’éclatement de
l’URSS (donc de l’Empire). Or il a sauvé le pays de la guerre civile. Le
démantèlement a commencé bien avant décembre 1991 (signature du pacte). Les pays
baltes, puis l’Ukraine étaient déjà sortis de l’URSS. Le pacte de 1991 a été
douloureux, voire tragique, surtout pour des millions de Russes restés en dehors
de leur patrie, mais c’était la seule solution possible. Sinon le scénario
yougoslave était quasi inévitable. Et cela dans un pays possédant 31 500 (!)
ogives nucléaires, réparties dans 4 (!) États en train de devenir indépendants.
Quel risque de collapsus non pas national mais mondial ! On l’a évité en large
partie grâce à l’ours russe nommé Eltsine.
Ces deux exploits (sans guillemets) ont
anéanti la popularité nationale sans précédent de Eltsine (comme celle des
jeunes réformateurs) mais sauvé la Russie, voire l’Europe, voire le monde
entier. La grande guerre civile étant évitée, on n’a pas pu éviter une série de
petites guerres dont celle de Tchétchénie qui est une des deux lourdes fautes du
premier président russe.
3. Eltsine a assuré une vraie liberté de la
parole (Gorbatchev avait entrouvert la porte mais conservait la censure, surtout
à la TV). Eltsine n’était pas seulement critiqué mais souvent insulté dans les
mass média : il n’a jamais bougé un doigt pour « punir », exiger le
licenciement, entamer les poursuites judiciaires envers ceux qui l'insultaient,
fermer un canal TV ou un journal (quelle triste différence avec le moment
présent où on tue les opposants politiques, les journalistes qui sont dans
l’opposition au pouvoir).
Plus que ça. Eltsine a par deux fois figuré
dans les listes des personnes à être fusillées rédigées in extremis par
les comploteurs (celle de 1993, rédigée par le président autoproclamé Routskoï a
été rendue publique). Après les défaites successives des comploteurs en 1991 et
1993, les vrais criminels d’État ont été libérés et graciés par celui qu’ils
s’apprêtaient à tuer.
Eltsine a eu la force d’avouer son erreur en
Tchétchénie et d’arrêter la guerre en 1996 (autre acte sans précédent dans
l’histoire russe).
Deuxième lourde erreur, qu’il a comprise peu
avant son décès : il n’avait pas tout fait (je suis tenté de dire « presque rien
fait ») pour la réforme capitale du KGB, resté presque intact avec ses
traditions staliniennes, ses actions et menées « hors la loi » et « hors la
morale ». Finalement c’est dans cette erreur que trouve sa source la « nouvelle-ancienne
époque », le nouveau retour en arrière (anéantissement du pouvoir législatif, du
pouvoir judiciaire indépendant de l’exécutif, de la vraie liberté de parole, de
la vraie opposition, création d’un parti omniprésent et omnipuissant etc.).
Plus le temps passera, plus l’échelle et le
rôle historique de la « brute russe » seront appréciés à leur juste valeur.
Gorbatchev avait réveillé le pays, mais il
n’a pas pu dépasser l’esprit de son Parti communiste. Eltsine a pris la
responsabilité au moment tragique, fatal, et il a su mener le pays sur le fil du
rasoir au dessus du gouffre. Il a été le premier qui ait voulu être un vrai
démocrate au sens moderne du mot (et il n’y est pas tout à fait parvenu). Il a
réussi à être le premier chef d’État russe vraiment et sincèrement épris de
liberté et véritablement libre personnellement.
Lettre de Russie n° 2 |