| Ma 
correspondance avec Nicolas Komine se poursuit et ses lettres sont toujours 
aussi intéressantes. J'en publie ici la suite en intercalant la réponse que je 
lui ai faite.  Ceux que la Russie intéresse liront avec 
profit l'essai de Perry Anderson, 
« Russia's 
managed democracy », London Review of Books, janvier 2007. Il 
confirme l'analyse de Nicolas Komine.  Je suis, à tort peut-être, moins pessimiste 
qu'ils ne le sont tous deux.  *     * Nicolas Komine à Michel 
Volle, 20 juin 2007La récente 
rencontre du G8 m’a fait une impression bizarre. On peut respirer, la faillite a 
été évitée. Mais comme elle est surréaliste, cette image de sept leaders et d’un 
huitième, costaud de petite taille représentant un pays hors pair qui, après 
avoir fait quelques pas sur la voie de la civilisation et avoir été admis avec 
précipitation dans le club des grands de ce monde, s’est échoué dans son passé ! Certes, 
aucune puissance n’est irréprochable. Chacune a ses propres problèmes 
intérieurs, chacune a commis des bêtises à l’extérieur, chacune a des squelettes 
dans son placard. Certes, une fois la Russie admise dans le club il serait 
difficile de l’en écarter. Certes, les grands ont à coup sûr dit leurs 
préoccupations à M. Poutine... mais à huis clos, ce qui permet aux médias russes 
contrôlés de présenter le G8 comme un succès pour un pays « fier de son 
président ». Quel pays ? 
Quel président ? Il est le chef d’un État dirigé par une poignée de gens (comme 
du temps de l’URSS) qui s’est formée sur la base d’amitiés personnelles liées à 
l’école secondaire, à l’Université, à l’école du KGB, par le voisinage des 
appartements urbains ou des résidences secondaires à la campagne. Elle forme une 
corporation que l’on nomme « haute administration présidentielle » et qui s’est 
affranchie de tout contrôle public ou institutionnel. Elle contrôle les pouvoirs 
exécutif (surtout les forces armées et les services secrets), législatif, 
juridique, régional, les plus importants médias (elle tente même de contrôler 
les institutions confessionnelles et l’Internet), elle a transformé les 
élections générales en simulacre, elle détient les grands leviers économiques. 
Sa composition ne surprend pas : du sommet aux cadres supérieurs elle comprend 
70 à 80% de ressortissants des « structures de forces », des services spéciaux 
en premier lieu.  J’ai évoqué 
l’économie : les membres de la dite corporation se sont emparés, comme des 
bandits sur la grande route, d’énormes capitaux et infrastructures privatisés 
(affaire Ioukos) ; ils sont presque tous actionnaires et membres des conseils 
d’administration des entreprises les plus importantes du pays. La 
croissance économique (6 à 7 %) est en grande partie un simulacre : elle est due 
essentiellement à la hausse des prix des hydrocarbures. Peut-on parler de 
croissance alors que le nombre de PME diminue d’année en année ? Que les grandes 
branches de la production sont en stagnation (sauf dans le complexe militaire: 
les quatre premiers articles de dépenses budgétaires sont l’armée, le FSB 
(ancien KGB), l’appareil d’État et les investissements d’État qui sont loin 
d’être transparents) ? On peut 
comparer la Russie à la Chine : celle-ci connaît une croissance économique 
spectaculaire et véritable et pourtant elle reste en dehors du club des grands. 
Certes, malgré la dégradation déplorable de la situation des droits de l’homme 
et des libertés publiques en Russie depuis 2000, cette situation reste bien 
meilleure qu’en Chine. De cette constatation se dégage une certaine logique du 
comportement des grands. Mais comparaison n’est pas raison.  
*     * 
L’organisation internationale Freedom House, qui effectue un classement annuel 
des pays du monde d’après les critères civiques, constate que : a) selon l’index des libertés politiques la Russie occupe la 167ème 
place parmi les 194 pays examinés (nos « voisins » sont ici le Ruanda, le 
Vietnam et l’Iran) ;
 b) selon l’index de la liberté de presse, la 150ème place parmi 181 
pays ;
 c) selon le niveau de l’ordre public (sécurité des citoyens), la 181ème 
place parmi 192 pays (à côté du Nigeria et du Burundi...).
 Voilà un 
pays digne d’être représenté au G8 ! Au bilan du 
dernier sommet figure aussi un triste consensus : « Vous, les grands, faites ce 
que vous voulez au Kosovo, en Irak et en Iran, en Corée du Nord, vous installez 
vos fusées où vous voulez (je serai de temps en temps obligé de protester 
vigoureusement, pour apaiser ma population, contre ces  « menées 
impérialistes »), et en contrepartie moi et mes amis faisons ce que nous voulons 
en Russie. »
 Il en a 
toujours été ainsi. L’égoïsme national, la non volonté de faire quoi que ce soit 
pour la liberté et la démocratie ailleurs afin de ne pas mettre en danger le 
déroulement plus ou moins calme de la vie dans son propre pays. On sait à quoi 
cette logique conduit mais les leçons du passé s’oublient vite et trop 
facilement.   Le 
comportement du novice, c’est-à-dire de M. Sarkozy, a été le plus typique de ce 
point de vue. Je passe sur son optimisme excessif, ses mouvements du corps 
juvéniles et agités, cette  façon de monter sur ses ergots en s’attaquant à des 
problèmes que les autres n’ont pas réussi à résoudre depuis des années. Le plus 
regrettable est son empressement de plaire, de faire bonne impression au 
président russe, ses propos mielleux, ses compliments sucrés après une rencontre 
personnelle avec le chef d’un État qui possède de riches ressources 
énergétiques… Michel Volle à Nicolas Komine, 23 juin 2007
Ce que tu écris m'a fait réfléchir aux 
rapports entre la Russie et les nations européennes, telles que je les perçois.
 Pierre le Grand a voulu européaniser la 
Russie par la force : il a plaqué sur elle une superstructure européenne (le 
style italien de l'architecture de Saint-Pétersbourg, le système juridique, 
l'organisation de l'armée inspirée du modèle suédois etc.). Les Russes ont eu 
tôt fait de l'assimiler et ils ont excellé en littérature, en mathématiques, en 
musique etc. Mais sous la surface du plaquage persistait le vieux fond russe et 
tartare. La littérature russe abonde en récits qui décrivent l'absurdité d'un 
système juridique et administratif artificiel, dont les missions sont détournées 
au profit de la corruption et de l'abus de pouvoir : je pense aux
Ames mortes et au
Revizor de Gogol, au
Roman théâtral de Boulgakov, aux
Frères Karamazov de Dostoïevski, aux
Nouvelles de Tchékhov et Pouchkine, à 
Grossmann, à Soljenitsyne etc. 
 L'image que l'on se fait de la Russie en Europe est celle d'une force puissante 
et obscure, d'un pays plus qu'à demi asiatique qui est resté irrémédiablement 
original et extérieur à la culture européenne alors même qu'il apportait à cette 
même culture une contribution de haute qualité. C'est un
autre, un ailleurs, fascinant 
et intéressant, respectable aussi, avec qui le dialogue est nécessaire et 
enrichissant, mais un autre.
 
 On sait que derrière l'extraordinaire décadence qui fait suite à l'effondrement 
de l'empire soviétique - décadence démographique, sanitaire, économique - 
restent présentes des forces intellectuelles, culturelles, scientifiques, qui 
peuvent germer de nouveau. La loi de l'histoire étant celle du balancier, après 
la décadence viendra une renaissance. Personne ne peut se permettre de dédaigner 
la Russie !  Mais personne n'envisage de lui proposer l'adhésion à l'union 
européenne, alors qu'il en est question pour la Turquie...
 
 Talleyrand, qui aimait Alexandre Ier
et respectait la Russie (il avait, comme
Caulaincourt et beaucoup d'autres, 
déconseillé à Napoléon de l'attaquer mais il n'a pas été écouté) situait la 
Russie hors de l'Europe et la considérait comme un danger potentiel pour le 
continent. Les rois de France ont toujours habilement cultivé l'amitié de la 
Pologne, matelas protecteur en face de la Russie (et aiguillon dans le dos de 
l'Allemagne) : Chirac a bêtement rompu avec cette stratégie en critiquant 
violemment la Pologne en 2003. Peu importe si les Polonais sont parfois 
difficiles : il sont pour la France des alliés naturels.
 
 Les Européens sont complaisants avec Poutine parce qu'ils croient - l'histoire 
ne leur donne pas tort - que les Russes ont besoin d'un pouvoir fort, fût-il 
arbitraire et corrompu, et qu'ils ne pourraient ni respecter, ni supporter un 
pouvoir qui suivrait à la lettre les procédures de la démocratie (cf. le
Voyage en Russie de Custine). C'est 
peut-être là une vue pessimiste et il y aurait beaucoup à dire sur la façon dont 
la démocratie fonctionne en Europe, mais c'est l'image qui prévaut.
 Cette image, associée à la crainte 
respectueuse que l'on éprouve envers la Russie, explique pourquoi l'on est moins 
exigeant envers Poutine qu'envers un dirigeant chinois : la Chine est loin de 
l'Europe et, si on lui applique le même raisonnement stratégique que celui que 
nos rois ont suivi envers la Pologne, les Européens peuvent la considérer comme 
un aiguillon dans le dos de la Russie et donc comme un allié naturel. Nicolas Komine à Michel Volle, 26 juin 2007Le pessimisme de mon regard sur la situation 
en Russie peut paraître excessif. Peut-être l’émotion au retour brutal en 
arrière de ces sept dernières années l’emporte-t-elle sur une analyse froide ? 
Peut-être. Quand en 2001-2002 les tendances politiques ont commencé à se 
cristalliser je me suis dit : « Ils auront une limite – tôt ou tard ils se 
heurteront au plafond des valeurs des pays développés et ne pourront pas 
continuer cet « avancement » dans le passé stalinien ». C’est ce qui se produit 
aujourd’hui. Les mécanismes politiques et économiques mis en place dans les 
années 1990, les liens économiques, étatiques mais surtout personnels, avec le 
monde extérieur,  l’avarice des bonzes en place ne permettront pas de sacrifier 
« les biens accumulés »  pour retourner au « cher » régime à 100 % totalitaire, 
au Goulag (autant d’investissements privés dans l’immobilier, les entreprises, 
même les clubs de foot !...). Même leur progéniture, élevée à Cambridge et 
Oxford, ne le permettra pas à ses papas épris de pouvoir absolu. C’est vrai – il 
reste des acquis des années 1990 qui ne sont pas touchés (j’espère qu’ils ne le 
seront pas). A quoi ressemble cette Russie de l’an 2007? 
Image très particulière. On rencontre bien sûr ces traits ancestraux décrits 
notamment par Custine. Mais la ressemblance évidente des structures économiques 
et politiques avec celles de plusieurs régimes de l’Amérique Latine saute aussi 
aux yeux, et ils n’ont rien a voir avec la Russie tsariste et orthodoxe. Problème N° 1, qui n’a aucune chance d’être 
résolu dans un avenir envisageable : l’absence totale d’accès aux archives du 
KGB et du Ministère de l’Intérieur (elles n’ont été entrouvertes que quelques 
mois durant entre 1991 et 1992). Tout analyste responsable sait que ces 
archives, si elles avaient été rendues publiques et examinées par de hautes 
instances juridiques, auraient montré que les crimes commis de 1917 à 1953 sont 
sans commune mesure avec les horreurs du troisième Reich. Le génocide de son 
propre peuple par le régime communiste de l’URSS dépasse de plusieurs fois le 
génocide commis par Hitler sur des peuples « étrangers » à l’Allemagne. La 
purification par la dure vérité a été effectuée en Allemagne avec l’esprit de 
conséquence qui caractérise ce grand peuple. Une telle purification ne sera pas 
de sitôt à l’ordre du jour en Russie, dont la population continue d’être nourrie 
par des mythes historiques. Tant que cette dure mais nécessaire chirurgie 
préventive ne sera pas faite, les retours en arrière vers le passé soviétique 
comme celui d’aujourd’hui ou même plus brutaux seront toujours possibles. Lettre de Russie n° 3 |