Je poursuis ici la publication des "lettres"
que m'envoie Nicolas Komine depuis Moscou.
* *
On peut
diviser la « ligne » de Poutine en deux périodes distinctes correspondant plus
ou moins à ses deux mandats présidentiels.
La
croissance de 6 à 7% avait commencé un an et demi avant son premier mandat (2000-2004), qui a donné une forte impulsion à l'économie nationale et
surtout à sa sphère financière. Les réformes ont été inspirées par d'anciens
« jeunes libéraux ». Le conseiller du président, Illarionov, était un économiste
de grand talent (il a démissionné peu après l’affaire Ioukos et enseigne
aujourd’hui dans une université aux Etats-Unis) : réformes fiscales, avec
l’introduction de l’« échelle d’impôt plate » de 13% sur le revenu, et réforme
foncière ; réforme des dépenses de l’État ; création du fond de stabilisation ;
remboursement de la totalité des dettes extérieures de l’État. Ces réformes ont
assaini la situation et l’apport personnel de Poutine, son esprit de conséquence
et sa ténacité ne peuvent pas être contestés.
Mais
l’acte fatal a été le pillage de la compagnie Ioukos, arrachée par la force des
mains de son propriétaire pour passer dans celles d’oligarches-pirates qui, à la
différence de Khodorkovski, possédaient le pouvoir politique. Cet acte a inauguré
une longue série d’autres du même genre.
Pour
effectuer cette première gigantesque opération de pillage qui a entraîné une
dégradation dans maint domaine de la vie économique, politique et sociale, il a
fallu anéantir l’indépendance (pas parfaite bien sûr, mais indépendance quand
même) de la justice, faire mettre en prison plusieurs personnes sans avoir
aucune preuve de leur culpabilité ou en leur imputant des délits imaginaires,
boucler les mass media qui ne dépendaient pas de l’administration.
Puis l’exemple
ainsi donné a été suivi dans plusieurs régions. Il en est résulté un
nouveau partage des grands, moyens et petits moyens de production sous la forme
d’un rapt des entreprises (jusqu’aux petits magasins locaux) par des
fonctionnaires qui ont enregistré ces « acquisitions » aux noms de leurs
parents, ou de personnes qui devaient leur verser un pourcentage des bénéfices.
On ne connaît guère de cas où la justice soit intervenue.
* *
Les
succès économiques de la période 2000-2004, combinés à la hausse du prix des
hydrocarbures, ont cependant permi d’élever (pas spectaculairement mais
sensiblement) le niveau de vie d’une grande partie de la population.
Tel est
le secret essentiel du soutien populaire à Poutine. Dans une Russie où la démocratie n’a
existé que durant quelques années (et encore dans une forme imparfaite), les
gens renoncent facilement aux libertés si leur situation matérielle leur
convient.
Ce
soutien a bien sûr d’autres raisons, notamment dans la psychologie sociale. Dans
le pays sans tradition démocratique, qui ont vécu pendant des siècles sous des
monarques absolus (y compris Staline) l’image du pouvoir est très personnalisée
et très « spéciale ». On a dans les gènes une tendance à respecter celui qui est
« féroce », qui se tient sans rivaux au dessus des lois, et qu’il est
impensable de critiquer notamment dans le média n° 1 qu'est la télévision. Car
si on ose critiquer le « souverain », il est « faible » aux yeux des masses
populaires, c'est un « faux tsar» qui ne mérite aucun respect. Ce qui est arrivé
à Gorbatchev et Eltsine, qui permettaient la critique, en est l'illustration.
En
Allemagne et en URSS, dans les années 1930, les taux de croissance économiques
étaient comparables à ceux d’aujourd’hui. Les gens ressentaient l’élévation de
leur niveau de vie et en étaient satisfaits. Les Allemands ne voulaient pas
savoir pas qu’on construisait déjà les baraques d’Auschwitz ; les Russes
voyaient leurs voisins disparaître, mais tant que cela ne touchait pas leur
famille ils se taisaient et jouissaient des plaisirs de la vie tout en
tremblant la nuit.
Aujourd’hui en Russie un retour à la pure dictature ne passerait pas pour
plusieurs raisons, mais le « je m’en fichisme » des couches populaires est
comparable à celui d’il y a 70 ans. Revenir, dans le domaine du droit et des
libertés, à la démocratie sans laquelle on ne pourra pas avoir de vrai progrès
économique, politique, social, culturel, cela prendra beaucoup plus de temps
qu’il n’en faut pour adopter la loi la plus progressiste. Il faudra commencer
par la libération de tous les détenus politiques qui sont réapparus en Russie
(c'est là un crime des autorités, et une honte pour les larges couches
populaires qui s’en fichent !).
* *
L’article de Marie Jégo (« Ce qui attend Dimitri Medvedev »,
Le Monde, 14 mars 2008) reflète bien le niveau d’analyse des observateurs
occidentaux qui parlent de la Russie. Le choix des sujets traités et des
statistiques est passable, mais les
sources citées sont contestables (par exemple Deliaguine, économiste avisé mais
bavard et d’un arrivisme cynique). Mme
Jégo aurait mieux fait de
s’appuyer sur le rapport
(une vraie petite thèse) publié le 7 mars 2008 par Vladimir Milov, directeur de
l’Institut de la politique énergétique (en 2002 il était vice-ministre de
l’énergie) et Boris Nemtsov,
vice premier ministre de
Russie en 1997-1998. Les médias russes n’en ont bien sûr pas parlé : on ne peut
le trouver que sur l’Internet. Ses conclusions accablantes pour le régime n’ont
donc été jusqu’à présent ni commentées, ni démenties par les dirigeants du pays,
qui n’ont rien à
répondre
et ne souhaitent pas attirer l’attention du public sur ce rapport.
Je m’interroge par contre sur les
raisons qui poussent les médias occidentaux à le passer sous silence
(avec mes excuses aux
médias français qui l’ont tout de même évoqué : je ne peux pas les suivre tous). Je regarde
régulièrement TV5 où je vois des journalistes français qui travaillent en France
et à Moscou et parlent de la Russie. Ils sont mal informés et trop timides. Moi
qui ai beaucoup travaillé avec ces journalistes du temps de l’URSS, je
devine
que le chef du bureau de Moscou de l’AFP est roulé avec dextérité par les
« spécialistes » du département de presse du Ministère des affaires étrangères
et du département spécial de l’ancien KGB qui « s’occupent » des résidents
étrangers tout
comme au temps de Brejnev. On lui
organise des voyages agréables, on le comble de cadeaux chics et on lui raconte
n’importe quoi en faisant tout pour qu’il ne voie pas le revers de la médaille,
ne rencontre aucune personne indésirable etc. Certains journalistes résistent à
cette douce pression, d’autres se laissent aller.
Mais revenons à nos moutons.
La
stabilité apparente de l’économie russe est précaire car elle dépend de la
conjoncture des prix des richesses naturelles dont la vente
va de 70 à 80 % des
exportations selon diverses estimations.
Le niveau de la corruption (comme
celui
de ses conséquences) est inouï et il
n’est pas évalué correctement par nos partenaires occidentaux (ni d’ailleurs par
une partie importante de la classe dirigeante russe). Transparency International
situe la Russie à la 143e place dans le monde pour la corruption.
Pour les gens modestes, et
surtout pour les petits et moyens
entrepreneurs,
rien ne se peut se faire sans pot de vin. Au racket criminel s’ajoute
ainsi le racket d’Etat.
Des
vols gigantesques et quasi officiels se
commettent dans l’armée et
l’industrie de l’armement, les forces de l’ordre et la sécurité d’Etat (ancien
KGB), l’exploitation des ressources naturelles, l’enseignement supérieur, le
système de santé et l’industrie pharmaceutique, les assurances sociales (en
premier lieu les fonds de retraite).
Comment combattre, alors
que la liberté de la presse et de la parole est étouffée, la corruption et le
racket qui contaminent le sommet du pouvoir ? La situation
confine au
ridicule : la récente marche des opposants menée par Kasparov, champion d’échec
qui a plongé dans la politique, et par l’ancien premier ministre Kassianov a été
brutalement réprimée par les
CRS russes. Les manifestants étaient moins de 5
000, les forces de l’ordre plus de 10 000 ! Pourquoi
une telle
exagération ? On a évoqué la
peur de la « peste orange » (nom du mouvement qui a renversé un régime corrompu
en Ukraine il y a 2 ans), mais la
raison principale est que le ministère de l’Intérieur, qui évalue d’avance le
budget de chaque opération de ce genre, le gonfle pour en mettre une grande
partie dans les poches de ses dirigeants
: un tel
supplément est agréable en fin de mois.
Je pourrais parler de la faillite de
la politique économique des huit dernières années (Poutine lui-même l’a reconnue
dans son dernier discours devant les élus), de la corruption devenue clé de
voûte de notre Etat, du retour idéologique à l’époque de Staline (qualifié de
« manager efficace » dans les manuels destinés aux professeurs d’histoire du
pays :
d’après un sondage accablant, 60% des Russes estiment que son régime a été
efficace et utile !), de la politique extérieure antioccidentale destinée à
détourner l’attention des problèmes intérieurs
(notre pays serait « entouré
d’ennemis » tout comme dans les années 20 à 50 du XXe siècle)... Mais
je ne ferais pas mieux que Milov et Nemtsov.
* *
La question clé est la suivante : peut-on attendre des
changements après le simulacre d’élection présidentielle du 2 mars dernier ?
Plutôt que de faire des prévisions, mieux vaut énumérer les facteurs qui jouent
« pour » et « contre » ce que l’on appelle souvent ici « le nouveau dégel »,
allusion aux dégels de 1956-1964 sous Khrouchtchev et de 1985-1989 sous
Gorbatchev. Voici donc les « plus » et les « moins » de Medvedev tels que je
les vois.
Les « moins » :
1.
Alors qu’il est l’un des proches de Poutine depuis des années et surtout depuis
2000, il n’a jamais élevé sa voix dans les affaires louches voire criminelles
impliquant le pouvoir :
- explosions qui ont coûté la vie à des centaines de personnes à
Moscou, Volgodonsk (à Riasan le « coup » a été raté) et dont les auteurs n’ont
pas jusqu’à présent été identifiés et ne peuvent pas l’être, car les pistes
mènent à l’FSB (ex-KGB),
- sale opération antiterroriste au théâtre durant le spectacle
« Nord-Ost » pendant laquelle ont été empoisonnées par le gaz plus de 130
personnes, principalement des enfants,
- massacre des innocents à l’école de Beslan en Ossétie du Nord –
(il a été prouvé que les premiers tirs par lance-flammes,
puis par les canons des
chars,
ont
été le fait de
l’armée et non des
terroristes),
- expropriation et pillage des entreprises prospères, et en tout
premier de Ioukos,
l’entreprise la plus avancée et la plus indépendante idéologiquement du Kremlin,
-
passage de quelques 15% des
actions de Gazprom, la plus grande et la plus riche entreprise et monopole
d’État dans des structures dirigées par des amis personnels de Poutine, voire
dans leurs mains : opération effectuée alors que Medvedev dirigeait le Conseil
de directeurs de cette entreprise,
- répression morale et physique des opposants, journalistes
compris (assassinats de Politkovskaïa, Litvinenko etc.),
- suppression du fédéralisme avec l’annulation
des élections des gouverneurs
en violation de la
Constitution,
- suppression de la liberté d’expression,
- mise de la justice sous contrôle du pouvoir central et des
pouvoirs locaux.
Medvedev a pu
ne pas aimer tout cela mais devait-il se taire ? Il est désormais « mouillé » et
tenu par de multiples contraintes.
2.
L’élection de Medvedev a été artificielle – les opposants potentiellement
dangereux et désagréables ont été chassés du terrain électoral, le débat sur les
grands problèmes du pays n’a pas eu lieu, la fraude électorale a été comme
d’habitude largement utilisée.
Pourquoi cela ? On peut
l'expliquer par la crainte
d’un échec (très peu fondée d’ailleurs),
mais la raison principale réside
dans la volonté de ceux qui
détiennent le vrai pouvoir d’affaiblir Medvedev, de le rendre le moins légitime
possible afin
qu’il dépende de leur soutien.
Rappelons la facilité relative avec laquelle les putschistes de
1991 ont isolé Gorbatchev en Crimée. Le peuple de la Russie profonde n’a pas
bronché. C’est une partie des moscovites et des léningradois, mobilisés par les
démocrates de la première vague, qui a tranché l’affaire. Pourquoi cette
apathie
du peuple ? Gorbatchev n’avait pas été élu au suffrage universel mais par le
congrès des députés de peuple,
dont la majorité était composée de gens sélectionnés par le PCUS. Par la suite
les putschistes n’ont pas osé agir de la même façon contre Eltsine, qui,
lui,
avait été élu au suffrage universel.
3.
La dépendance de Poutine envers son entourage obscur, ses « cardinaux gris »,
est plus qu’évidente : celles de ses initiatives qui ne leur plaisaient pas
(surtout concernant l’argent ou les nominations à des postes clé) ont échoué. Le
jeune Medvedev, surtout dans le premier temps,
pourra
encore moins imposer ses choix.
4. L'annonce d'un
dégel est mal fondée en regard de la conjoncture politique
actuelle. Le dégel du temps de Khrouchtchev était motivé par le désir
des hauts dignitaires d’oublier le plus vite possible,
après la mort du tyran, la peur qu’ils avaient ressentie pour leur vie et celle
de leur proches. Le dégel de l’époque de Gorbatchev s’expliquait par l’échec
d'une économie arrivée au bord du gouffre, par le risque
d’un effondrement sanglant du système. Aujourd’hui, avec
des réserves de devises sans précédent, rien ne contraint le pouvoir a
progresser vers une vraie démocratie.
Mais il y a bien sûr aussi des
« plus » :
1.
Tôt ou tard Medvedev commencera à bouger, et il ira inévitablement vers la
démocratisation. Pourquoi ?
a)
Les limites de la « progression » vers l’autoritarisme et vers l’Etat policier
ont été atteintes et même dépassées (ces limites concernent l’efficacité
économique dans le cadre de l’intégration dans l’économie mondiale, les
changements lents mais réels de la mentalité de la population, le besoin de
relations politiques moins envenimées avec le monde extérieur etc.).
b)
Sa formation, son éducation, sa vision de monde
: né et élevé dans une famille
universitaire, formé politiquement dans les années 90 (donc
après la chute de l’URSS) dans
le camp des libéraux et démocrates de tout genre, il est à l’antipode d’un
Poutine qui est,
lui, issu des couches « prolétaires » et qui me rappelle souvent certains
camarades du PCF.
c) La solution choisie par Poutine pour rester à la barre n’est pas parfaite,
la perfection étant d’ailleurs inaccessible. Sa place, subordonnée et dépendante
de la bonne volonté de Medvedev, sera périlleuse. Les deux hommes, si amis
qu’ils soient, s’affronteront inévitablement sur certaines questions (de
premières divergences sont déjà apparues).
*
*
Cependant
la frénésie avec laquelle Poutine concentre le maximum de pouvoir entre ses
mains avant l’intronisation du nouveau président (le 7 mai 2008) montre qu’il
agit bien que
cet homme politique n'entend absolument pas devenir numéro deux du pays,
qu'il estime que les procédures démocratique sont purement formelles
et qu'il n’en garde que les apparences pour ne pas avoir trop d’ennuis avec les
partenaires occidentaux.
Je
crois aussi que cette frénésie révèle la grande crainte de ce personnage et de
ses amis politiques : ils craignent que plusieurs de leurs secrets ne soient mis
à jour, notamment l’origine de leurs comptes en banques suisses et autres, ce
qui pourrait leur causer de graves ennuis.
Poutine
est devenu le 8 avril 2008, tout en refusant d’en être membre de plein droit,
président du parti politique qui a la majorité absolue au parlement et qui
compte la majorité écrasante des gouverneurs du pays (chefs absolus des grandes régions du
pays, non plus élus mais nommés) et des maires des grandes villes,
ainsi que la majorité des grands entrepreneurs milliardaires et des sénateurs.
La compétence de ce parlement concerne les questions budgétaires et fiscales, la
guerre et la paix, la nomination de juges et des procureurs et aussi les
amendements à la Constitution qui, j’en suis sûr, ne se feront pas attendre.
Enfin l’arme absolue : le parlement peut destituer le président
(impeachment).
Si l’on
considère que les dirigeants des « forces », services secrets en tête, doivent
tout (puissance et richesse) à Poutine et non à Medvedev, on peut en déduire que
le vrai pouvoir restera longtemps encore dans les mains du clan en place.
* *
Les tempéraments de nos deux
« grands »
Poutine
et Sarkozy sont très différents mais on peut faire entre eux quelques
rapprochements : ils tâchent tous deux d’être des sportifs mais leur
système nerveux est déséquilibré.
Poutine
sait mieux contrôler les mouvements de son corps, paraître calme et discipliné,
tandis que Sarkozy est agité, nerveux et bavard. J’ai bien ri en voyant le
président français au dîner avec la reine d’Angleterre : tandis qu'elle lisait
debout son allocution lui, assis à côté, jetait des regards furtifs sur le
texte. Était-ce une curiosité d’enfant voulant voir les caractères utilisés pour
la reine ? Voulait-il comparer les paroles avec l’écrit ? Était-ce un tic
nerveux ? Quand la reine a remarqué sa curiosité elle lui a jeté un de ses coups
d’œil royaux, ce qui a fait rougir Sarkozy comme un élève pris en faute à
l’école primaire.
Mais les
crises de nerfs de Poutine sont beaucoup plus violentes. Il emploie alors
l’argot de la pègre et cela donne l’impression d’un niveau culturel affreusement
bas, bien qu'il ait un diplôme universitaire en droit : les insultes, les jurons sont moins variés en russe qu’en français et ils
ont presque tous une connotation obscène.
Ainsi
notre président a explosé à Paris quand un journaliste du Monde lui a
posé lors
d’une conférence de presse une question peu commode sur la Tchétchénie : il a
répondu que le journaliste ne savait pas ce qu’il disait, et que s’il aimait tant les
terroristes musulmans il n’avait qu’à aller se faire circoncire en Tchétchénie,
car là-bas on faisait cela très bien : « après cette opération, monsieur le
journaliste, rien ne repoussera sur cette partie de votre corps ! ». Le pauvre
interprète (comme je le comprenais !) s’est tu pendant une longue et
angoissante minute : il tentait de trouver les mots les moins insultants pour
éviter le scandale. Il a finalement balbutié quelque chose d’invraisemblable et
la majorité du public n’a rien compris, croyant que l’interprète n’était pas à
la hauteur.
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