L’auteur a, pour entrer dans
l’intimité de Staline, enquêté auprès des survivants de son règne et
auprès des enfants de la nomenklatura stalinienne. On découvre ainsi un Staline
familier, bon chanteur, père affectueux, mari aimant, charmant convive – mais aussi souverain
paranoïaque qui au moindre soupçon envoie ses proches collaborateurs et leurs
familles, ses compagnons de table comme ses compagnes de lit, vers la torture et
la mort.
Ces potentats avaient, comme le
dira Khrouchtchev, du sang sur les mains jusqu’aux coudes. En exterminant la paysannerie aisée (il suffisait
de posséder deux vaches pour être classé parmi les koulaks !), ils priveront
l’URSS des entrepreneurs qui lui feront ensuite cruellement défaut. Si
aujourd’hui la Russie est plongée dans une crise démographique et morale
profonde, c’est en grande partie à leurs crimes qu’elle le doit.
Les bolcheviks, ayant
transformé l’héritage de Karl Marx en « science marxiste-léniniste », étaient
certains de détenir la clé de l’histoire. Dans l’application de cette
« science » ils se faisaient un devoir d’être rigoureux, brutaux et implacables.
Certes, ils étaient
travailleurs et intelligents : il fallait évidemment de l’intelligence, de la
ruse, pour survivre dans un tel
milieu ! Le plus intelligent de tous, le plus rusé et le plus dangereux, c’était Staline. Ce père aimant a ordonné le massacre
sans jugement de milliers de gens qu'il ne connaissait pas, la
destruction d’innombrables familles qui valaient bien la sienne.
* *
On a tort de considérer
l’intelligence comme la première parmi les qualités de l’être humain. Elle n’est
qu’un outil et, lorsqu’il est mis au service d’un pervers, un outil des plus
dangereux. Devant l’attitude des brutes intelligentes mais qui, à l’occasion, piétinent et détruisent des intelligences
bien supérieures à la leur, on ne devrait éprouver que du mépris et du dégoût.
Mais ils ont suscité des
fidélités, des dévouements qui fascinent. A la fin de sa vie Staline devint
quelque peu gâteux. De plus en plus irritable et méfiant, il se mit à exterminer ses proches :
ceux qui l’entouraient (Molotov, Mikoyan etc.) savaient n'être que des morts en sursis. Pourtant
ils ont pleuré à la mort du tyran.
« C’est, me dit-on, parce que
ce sont des Russes et que ce pays où les personnalités sont si extrêmes a besoin
d’un pouvoir fort, fût-il arbitraire ». Je crois plutôt qu’il existe dans notre
espèce un besoin de soumission, une tendance à la servilité. Les Allemands,
peuple raisonnable s'il en fût, ont suivi Hitler jusqu'au bout et les Français,
peuple raisonneur, ont suivi Napoléon. Lorsque dans une entreprise on dit d’un cadre,
avec une admiration gourmande, « c’est un tueur, ses dents rayent le parquet »,
vraiment cela ne me fait pas sourire. J’ai trop souvent été témoin de
l’admiration que l’on voue à des brutes :
- un directeur général déstabilise ses interlocuteurs en interrompant les exposés par des questions
saugrenues et dit « je teste ainsi la solidité du projet ». En fait il
inhibe l’expression de tout projet, bon ou mauvais. Ce matamore a
besoin de compenser je ne sais quelle infériorité en humiliant ses
collaborateurs.
- un directeur de cabinet,
petit bolchevik à sa manière, fait régner la terreur en passant de façon
imprévisible de la bonhomie joviale à la colère furieuse, et met volontiers en
doute la loyauté des conseillers : « pour qui tu roules ? », leur dit-il en
roulant des yeux menaçants.
- un économiste dont beaucoup
de phrases commencent par « moi, personnellement, je pense que » : posant au
futur prix Nobel, il a adopté la conception de la science la plus
favorable à sa carrière et ricane devant toute autre démarche pour la
déconsidérer et la bloquer. .
- un ingénieur joue des
coudes pour arriver plus vite que les autres, fût-ce au prix de la calomnie et
de la destruction des personnes. Tous lui attribuent de l’énergie alors qu’il
n’est qu’un violent.
De ces hommes, on dira après
coup « où il a passé, la moquette ne repousse pas » : avec leur
prétendue énergie, leur fameuse intelligence, ils ne laissent
derrière eux que des ruines. Ces prédateurs prennent plaisir à détruire tout en
prétendant construire.
Ceux qui les admirent
dédaignent, du même mouvement, les personnes modestes, constructives, celles qui
s'activent pour faire marcher les choses. Manifester du respect envers autrui,
c'est prendre le risque de passer pour un faible.
Je ne sais devant quoi
j’éprouve le plus de dégoût et de mépris : est-ce devant l'attitude des
brutes, ou
devant celle des personnes qui sont assez complaisantes, assez naïves, assez
faibles, assez craintives, assez sottes pour les admirer, les suivre, les
soutenir, et les assister avec dévouement dans leur travail de démolition ? |