On ne peut plus parler aujourd’hui des
« hommes de pouvoir », puisque des femmes sont désormais elles aussi atteintes
par cette maladie. Je parlerai donc ici des « gens de pouvoir ». L’élection
présidentielle nous offre à répétition le spectacle affligeant de leur
copulation avec une foule qui les adule : l’affirmation de l’un s’emboîte à la
servilité de l’autre.
Je revois cette collègue qui, l’œil humide,
confiait son admiration pour un de ces hommes de pouvoir qui prospèrent dans
l’entreprise. « Il a le ki », disait-elle, ne connaissant sans doute que
par la lecture le chinois 氣qì
(souffle, esprit, force morale etc.) qui se prononce tj’eu.
On les dit en effet « énergiques », ces
personnes complaisantes envers elles-mêmes qui, pratiquant le culte de soi, se
mentent plus encore qu’elles ne mentent à autrui. J’ai bien connu certaines
d’entre elles, j’ai vu leurs procédés, je crois pouvoir en esquisser un tableau
clinique.
* *
Le moi des gens de pouvoir est
hypertrophié. Comme les tueurs en série, ils ont souvent eu une enfance
malheureuse. Ayant été privés d’affection et maltraités, ils ont besoin
de s’affirmer, de dominer, de soumettre. L’excès d’affection peut toutefois
avoir les mêmes effets : certains d’entre eux ont été des
enfants gâtés.
Ainsi propulsés vers la quête du pouvoir par
leur enfance, ils y sont en outre refoulés par la perspective de la mort, qui
apporte au culte de soi une contradiction radicale. Si vous évoquez la mort
devant un homme de pouvoir, vous le verrez blêmir : elle lui inspire une peur
affreuse, métaphysique, et il consacre une moitié au moins de son « énergie » à
se divertir pour éviter d’y penser (voir
Images de la mort).
Pour dominer, pour soumettre, les gens de
pouvoir développent un art efficace de la séduction. Ils savent quand il le faut
flatter l’interlocuteur et abonder dans son sens. Ils savent aussi se poser en
victime, se faire plaindre par des personnes généreuses et naïves : ainsi
Nicolas Sarkozy prétend être la cible d’une « chasse au faciès », Ségolène Royal
dit qu’on la maltraite « parce qu’elle est une femme ».
La contradiction fait plus que les
contrarier : elle les indigne car elle est une offense au culte qu’ils vouent à
leur personne et auquel ils estiment que chacun devrait participer. Ils sont des
« menteurs sincères » : leur personne, étant divinisée, est la source de la
vérité bien plus que ne peuvent l’être l’expérience ou le constat des faits
(voir
Le penseur et le politique). Ils
affirmeront donc, selon l’intuition et l’impulsion du moment, mais toujours avec
la même puissance de conviction, des « vérités » qui se contredisent - et qui
s'annuleront donc dans l'esprit de l'auditeur attentif.
* *
Il faut distinguer l’homme de pouvoir du
pervers. Ce dernier a besoin d’humilier et de faire souffrir, ce qui n’est pas
la même chose que dominer et soumettre. Pour satisfaire son penchant, le pervers
recherchera parfois le pouvoir mais il préfèrera les fonctions de petit chef qui
lui suffisent pour cultiver discrètement ses plaisirs.
Coincés par la tenaille que forment
l’enfance et la mort, les gens de pouvoir sont des personnes malheureuses. On
doit donc les plaindre, non pas certes pour les complots et attaques dont ils se
disent victimes, mais pour le mécanisme implacable qui les fait agir. Leurs
victimes sont bien sûr plus à plaindre encore.
On peut les estimer coupables : le
conditionnement que subit un être humain n’étant jamais absolu, ils ont à
certain moment crucial de leur vie choisi de se laisser aller au culte de
soi. Mais on peut juger plus coupables encore ceux qui leur cèdent, les admirent
et leur obéissent, car la servilité encourage, appelle et suscite l’oppression
(voir Discours de la
servitude volontaire).
* *
Il ne faut pas croire enfin que tous les
dirigeants soient des gens de pouvoir. Les politiques, par exemple, ne sont pas
tous atteints de cette maladie : Georges Mandel, Pierre Mendès-France, beaucoup
d’autres ont agi pour le bien commun. On rencontre aussi, dans l’entreprise, des
patrons qui n'éprouvent pas le besoin de dominer, mais oeuvrent pour
l’efficacité de la production et l’utilité des produits.
Un peu de réflexion, de vigilance,
d’expérience permettent de résister à la séduction des gens de pouvoir, en
réservant son respect aux seuls dirigeants authentiques. |