Les commentaires sur La
chute, de Hirschbiegel, me surprennent. Qu’Adolf
Hitler soit représenté comme un être humain, cela indigne certaines personnes.
Mais qu’un être humain soit un pervers, qu’il manque d’humanité au sens moral du
terme, cela ne l’empêche pas d’appartenir à l’espèce humaine !
Pourquoi tant de gens ont-ils
besoin d’exclure Hitler de notre espèce, de le considérer comme un monstre,
un être à la fois horrible et incompréhensible ? C’est parce qu’ils se font de
l’espèce humaine une idée confortable à laquelle ils tiennent beaucoup.
Le
Mal auquel Hitler adhérait de toutes ses forces, le désir de
toute-puissance, ils ne veulent pas voir qu’il est présent en chacun - plus ou
moins maîtrisé sans doute, mais aussi d’autant plus sournois qu’il est moins
conscient.
* *
Certes, le Mal ne s’épanouit
pas chez tous selon une mise en scène aussi théâtrale, aussi grotesque que celle
du nazisme. Notre perversité est généralement assez discrète pour que nous puissions jouir de
la bonne conscience que confortent nos émotions.
Nous débordons de compassion
envers les victimes de catastrophes éloignées dans le temps, comme
l’extermination des juifs, ou dans l’espace, comme le raz-de-marée de l’océan
indien. Cela ne nous empêche pas de faire discrètement des victimes autour de
nous : celui qui sert de bouc émissaire et dont on se rit entre collègues
à la cantine ; celui qui a été mis au placard et dont on se détourne, quitte à
faire ami-ami quand il sera revenu en grâce ; les fournisseurs, les clients, les
partenaires, que l’on s’amuse à coincer en s’appuyant sur la lettre d’un
contrat. Nous faisons aussi des victimes en famille, en société : qui, par
exemple, s’intéresse au sort des détenus ?
Le Mal qui nous travaille, ce
petit Hitler que nous portons en nous, se révèle lors des instants de lucidité
angoissante où nous nous voyons agir de l’extérieur. Comme cela nous remplit d’une honte
douloureuse, nous avons tendance à l’oublier pour revenir vite aux
indignations faciles, aux émotions vertueuses, aux sentiments généreux. Regarder
bien en face la composante perverse de notre être exige un effort pénible, mais salubre.
* *
Oui, Hitler était un être
humain tout comme nous, et nous lui ressemblons plus que nous ne voulons le
savoir.
Regardez sur les photographies
son visage tendu et crispé, son regard furieux. Lisez Mein Kampf, même si
c'est un exercice déplaisant. Étudiez l'histoire, lisez les témoignages. Cet
homme s’était enfermé dans une alternative suicidaire : la toute-puissance ou la
mort.
La haine des juifs n’était pas
chez lui une idée fixe poursuivie avec une obstination maniaque, mais le pivot
d’une personnalité construite sur le refus passionné de la finitude de la
condition humaine, sur une quête de gloire et d'immortalité. Le judaïsme, qui
accepte la finitude et espère l'avènement du Royaume de justice sur terre à la
fin des temps, lui était radicalement contraire.
J’ose dire que ceux qui ne
comprennent pas la personnalité de Hitler,
qui ne savent trouver en eux-mêmes aucune trace du même métal, ne peuvent pas
comprendre non plus ce que le judaïsme apporte à l’humanité.
* *
A quoi sert le « devoir de
mémoire » à propos de l'extermination des juifs ? S’il suscite ce frisson d’horreur qu’accompagne parfois une secrète
délectation sadique, il ne sert à rien. S’il aide à voir ce qu’est le Mal, à
comprendre qu’il existe en nous, à écouter la leçon du judaïsme, il est utile.
Le judaïsme n’est pas une
religion de victimes éternellement sacrifiées, mais le témoin d'une espérance
qu’il a transmise aux autres religions monothéistes, ses deux filles ingrates.
Il est donc naturel qu’il soit combattu, y compris parmi les juifs, par
ceux qui, haïssant l’espérance, servent le Mal de tout leur désir.
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