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Images de la mort

21 avril 2003

Dans ses Considérations actuelles sur la guerre et la mort (1915), Freud a tenté d’expliquer une guerre qui le déconcertait [1] : « elle emporte, écrit-il, les couches d'alluvions déposées par la civilisation pour ne laisser subsister en nous que l'homme primitif ».

Il avait été témoin de la prise de pouvoir par la bourgeoisie. Toute nouvelle aristocratie étant illégitime du fait même de sa nouveauté, sa prise de pouvoir s’accompagne d’une crise des valeurs, d’une perte des repères sociaux, esthétiques et moraux. La crise de la fin du XIXème siècle provoquait des troubles chez les personnes les plus sensibles : hystérie, perturbation de la sexualité etc.

Freud a cru ces pathologies symptomatiques de la civilisation. S’il avait vu qu’il s’agissait d’une crise de transition, s’il avait comparé cette crise-là à celles du début du néolithique, du début de l’ère féodale, de la Renaissance etc., il aurait pu prévoir la guerre : les peuples s'infligent, par la guerre, des souffrances physiques qui les distraient des souffrances psychiques de la transition. Ils tranchent, par le suicide, l’énigme que pose le vacillement de leur identité.

Le début du XXème siècle avait été, a dit Keynes, une époque de progrès économique extraordinaire : « Quel extraordinaire épisode de progrès économique pour l’humanité que celui qui s’acheva en août 1914 ! La majorité de la population, il est vrai, travaillait dur et vivait de façon inconfortable, tout en étant semble-t-il raisonnablement satisfaite de son sort. Cependant tout homme ayant une capacité et un caractère hors du commun pouvait entrer dans les classes moyenne ou supérieure où la vie offrait, pour un coût modique et sans trop de tracas, des commodités, un confort et des agréments hors de la portée du plus riche et du plus puissant des monarques d’autres époques [2] ». 

Notre début de siècle est comparable au début du siècle précédent par l’intensité et l’accélération des transformations. L'électronique, l'informatique, les réseaux font évoluer institutions et valeurs (formation, carrière, retraite, échanges internationaux, gestion du risque etc.). Nous sortons du monde de l’industrie mécanisée pour entrer dans le monde des services assistés par des automates (voir e-conomie, chapitre XV). Le malaise qui en résulte suscite une réaction intégriste des nations, religions, disciplines intellectuelles et professions : chaque institution durcit son individualité.

Si Freud a été surpris par la guerre, nous qui avons été instruits par les expériences du XXème siècle n’aurions pas les mêmes excuses que lui. Prenons garde !

*  *
Freud estime que l’individu civilisé, contraint de réprimer ses instincts, « vit au dessus de ses moyens psychiques ». Il ajoute : « Ne devrions-nous pas convenir que notre attitude à l'égard de la mort, telle qu'elle découle de notre vie civilisée, nous dépasse au point de vue psychologique ? »

Il est vrai que le rapport à la mort a évolué. L’ancien régime, de culture aristocratique et guerrière, se souciait peu de la mort : ce qui comptait alors c'était la famille et non l'individu. L’aristocrate risquait volontiers sa vie dans des duels ou sur le champ de bataille. Il n’avait pas peur de la mort mais de la damnation. Dans la langue de Saint-Simon, l’expression « mort horrible » ne désigne pas une mort longue et douloureuse, mais une mort trop soudaine pour que le mourant ait pu recevoir les derniers sacrements.

Au XIXème siècle, la perspective de la mort inspire à l'individu une horreur métaphysique. L’Église offre alors des perspectives consolantes : le paradis bien sûr, mais aussi le purgatoire, et peut-être même l’enfer, sont moins effrayants que ce trou noir où l’individu disparaîtrait à jamais. Cependant le doute torture même les croyants ; pour se conforter, les familles font construire des tombeaux coûteux où le corps pourra confortablement attendre la résurrection - dépense qui sera d'ailleurs le plus souvent inefficace, car il est très probable que le tombeau sera détruit avant la fin du monde.

L'« homme de pouvoir », qui a besoin de l'ivresse de l'autorité et des hommages qui l'accompagnent, a souvent pour moteur l'horreur de la mort : il arrive que lorsque l'on évoque la mort (ou le cancer, l'infarctus etc.) lors d'une conversation avec un homme politique ou un dirigeant de l'économie, on voie celui-ci pâlir et perdre contenance. L'homme de pouvoir est un homme de peur : le faux dur se cache sous une carapace (voir "Petite typologie des cadres").  

*  *
L’Islam considère la vie comme un passage dont le caractère éphémère est rappelé chaque jour et fortement intériorisé par le croyant. La vie ne laissera pas plus de trace qu’une inscription sur le sable ou le sillage d’un bateau. La mort n’inspire pas d’horreur. Les cimetières des villages sont d’une sobre simplicité : une pierre non taillée, anonyme, simplement posée sur la terre, signale pendant un temps l’endroit où le corps a été enseveli dans un linceul.

Le judaïsme, dans son expression la plus ancienne, a ignoré la question de la mort et du salut qui tourmentera plus tard les chrétiens. Il s'est plutôt intéressé à la création, à la vie et à l'action de l'homme dans le monde. Cette orientation est encore celle du judaïsme aujourd'hui. 

Chaque vie, qu’il s’agisse d’un être humain, d’une entreprise, d’une culture ou d’une nation, est appelée à rejoindre, en s'achevant, l'universalité qui s’était un temps particularisée dans son individualité. Chacune laisse aux suivantes l'héritage de ses réalisations comme de ses erreurs, et le cycle se renouvelle. Le judaïsme et l’Islam assument cette vérité de façon sereine.

*  *
Si toute individualité est destinée à s’effacer comme le sillage d’un bateau, chacune a pour mission de comprendre et d'exprimer le mieux possible – que ce soit par la parole, l’écrit, la production ou l’action - les choses qui lui semblent les plus importantes. Elle contribue ainsi à ce que l’on nomme « culture », « langage », « science », « art », « savoir-vivre », « savoir-faire » etc.

Prenons pour exemple la langue française. Elle s'est construite à partir d’ingrédients divers : du latin, du germain, du celte, de l’arabe etc. Elle s’est formée dans les villages des paysans, enrichie des apports des voyageurs et des soldats, policée à la cour des rois pour être enfin assimilée par les bourgeois des villes. Chaque mot, chaque tournure ont une histoire. A travers eux, nous avons hérité la finesse, le discernement des anonymes qui l’ont élaborée ; nous sommes invités à poursuivre cette élaboration.

On peut en dire autant de la peinture, de l’architecture, de la science expérimentale, des techniques etc. : tout comme la langue, les produits et les théories parlent. Par delà leur contenu « objectif », ils participent au dialogue que l’espèce humaine, lestée de ses valeurs et de ses besoins, entretient avec le monde qu’elle rencontre autour d’elle et en elle-même.

Celui qui adopte ce point de vue ne se tourmentera pas sur le sort des semences qu’il lance autour de lui. Quand on parle, on est le plus mal placé pour savoir si l'on a été écouté ou compris. On doit savoir se contenter d’avoir fait son possible.


[1] Voir l’article de Peter Brooks dans Le Monde, 28 mars 2003.

[2] John Maynard Keynes, The Economic Consequences of the Peace, 1919.