Chaque personnalité se bâtit à partir de
quelques choix fondamentaux qui vont orienter son action, sa pensée, et
déterminer son point de vue sur le monde. On peut à bon droit qualifier ces
choix de métaphysiques : ils conditionnent en effet l'expérience, car on n'expérimente
jamais que dans les domaines sur lesquels le regard s'est préalablement posé.
Ces choix, chacun les fait en opérant un tri
dans ce que lui fournissent son éducation, ses amitiés, les événements de sa vie.
Ils sont donc pour partie l'expression d'un tempérament, pour partie le reflet
d'un contexte.
L'un de ces choix fondamentaux concerne
l'idée que l'on se fait du hasard .
Selon que l'on a ou non acquis une intuition de la nature probabiliste,
statistique du monde, on ne verra pas celui-ci de la même façon, et finalement on ne vivra
pas de la même façon. Pour aider à comprendre de quoi il s'agit je
vais donner des exemples.
* *
Dans mon coin des Cévennes les routes sont
étroites, sinueuses, la visibilité est souvent réduite. Il faut donc être
prudent quand on conduit. Mais certains considèrent que si un accident arrive,
il n'aura pas été causé par l'imprudence : c'est la fatalité, c'était écrit.
Alors ils conduisent très vite, coupent les virages sans visibilité etc.
Car l'accident ne se produira que s'il doit se produire ! On ne peut rien y
changer. Ce n'est pas une affaire de probabilité, mais de destin.
Il serait donc stupide d'être prudent. Conduire vite, c'est d'ailleurs affirmer sa
virilité et on est fier d'avoir eu un accident ! Cela vous fait franchir le mur
de verre qui sépare la vie quotidienne, si banale, de la vie médiatique,
seule réelle : photo dans le journal, image à la télévision... On devient
quelqu'un alors que l'on n'était personne.
Ce comportement n'est heureusement pas celui de la
majorité, mais la minorité qui voit les choses ainsi est de taille significative. Sa
pathologie pivote autour du fait que le risque, l'incertitude, les probabilités,
le hasard sont absents de sa représentation du monde.
* *
Discerner dans une
population le comportement d'une minorité, cela aussi
relève de la statistique.
Les corporations veulent faire
croire tous leurs membres conformes au même modèle idéal. La décision d'un juge
ne peut pas être critiquée, le comportement d'un policier est irréprochable
etc. C'est ignorer que dans toute profession se niche une certaine proportion
d'imbéciles qui manquent de jugement et de pervers qui prennent plaisir à humilier
et faire souffrir.
Graver des procédures parfaites
dans la loi et le règlement ne suffit pas pour éviter qu'elles ne soient parfois
ignorées, détournées, interprétées abusivement. C'est pourquoi il est dérisoire
de réagir, comme l'a fait François Fillon après l'arrestation de Vittorio de
Filippis, en annonçant une "réforme de la procédure" : ce ne sera qu'un texte
s'ajoutant à d'autres textes, il ne sera pas mieux appliqué qu'ils ne le
sont.
Si les politiques avaient le
sens statistique ils examineraient la façon dont les textes sont appliqués et demanderaient des indicateurs de qualité. Mais c'est tout le contraire
: lorsque
leur parviennent des informations sur ce qui se passe réellement, ils se drapent
dans les textes et en affirment la théorie - comme si sa vérité était supérieure
à celle des faits.
* *
L'absence de sensibilité
statistique empêche d'interpréter les aléas, les "bavures" qui se
produisent inévitablement, et d'agir en conséquence. Le système judiciaire
exclut ainsi, par principe, la possibilité d'une erreur. N'étant pas préparé à
les traiter, il est désarmé lorsqu'il s'en produit une. Il préfèrera souvent
perpétuer une injustice plutôt que de corriger une erreur : alors il trahit sa
mission . On
l'a vu aussi s'empêtrer ridiculement, incapable de corriger rapidement la faute de frappe
qui avait entraîné la mise en liberté d'un détenu dangereux.
L'aléa, lorsqu'il se produit
(ce qui est statistiquement inévitable) sera souvent nié ou minimisé. Des policiers,
filmés en train de maltraiter une personne qu'ils arrêtent, sont ainsi "présumés"
avoir commis des violences, alors que le seul examen de la vidéo montre qu'ils
les ont effectivement commises .
* *
La
commission nationale de déontologie de la sécurité a publié un
rapport
sur ce qui s'est passé à la prison de Nîmes où des gardiens ont encouragé des
détenus à rouer de coups un autre détenu, condamné pour un crime odieux.
Ces gardiens ont violé toutes
les règles de leur profession mais Rachida Dati a
répondu à a CNDS, de façon désinvolte, par des sanctions dérisoires et par un refus de
rappeler les personnels au respect du règlement, puisqu'ils le connaissent déjà
!
Les
textes étant bons, le ministère a fait son travail : il n'a pas besoin de savoir
comment les choses se passent ni moins encore d'agir en conséquence.
La CNDS, humiliée, a réagi en publiant un
rapport spécial.
L'ensemble que forment ces documents est révélateur du rapport entre le
politique et la réalité.
* *
Si l'on néglige l'aléa qui se produit
parfois dans
l'application de la règle, par contre on exploite celui qui éveille l'émotion -
et toujours dans le sens d'un durcissement censé éveiller l'image de l'énergie.
Nicolas Sarkozy, qui déteste la statistique,
s'est fait une spécialité de l'exploitation à chaud des faits divers sans aucun sens des proportions. Un fou, ayant sauté le mur d'un
asile, tue un passant : on durcira l'enfermement des malades mentaux. Un
délinquant sexuel, libéré à la fin de sa peine, récidive : on les enfermera tous
plus longtemps encore. Il arrive qu'un jeune enfant commette un crime atroce :
on réduira à 12 ans l'âge à partir duquel on peut mettre quelqu'un en prison.
Mais on ne tire aucune conséquence des
données qui montrent le délabrement du système psychiatrique, le surpeuplement
des prisons, le désarroi mental et social des anciens détenus dont, malgré
les fameux "textes", on ne prépare guère la réinsertion.
Celui qui ne possède pas le sens des
proportions, l'intuition statistique et probabiliste, ne peut pas être un homme d'État
: cette intuition est nécessaire pour
exercer des responsabilités concernant une nation entière.
* *
Un gouffre sépare les personnes qui ont le
sens des probabilités de celles qui ne l'ont pas et celles-ci vivent dans
un monde menteur.
Pour prendre un dernier exemple, regardez ce qui se passe quand vous allez
consulter un médecin. Il vous examine pour poser un diagnostic, puis formule une
prescription. Chacune de ces deux démarches est probabiliste. Au vu des symptômes
que vous manifestez, il vous classe dans la case "diagnostic" qui lui paraît
la plus vraisemblable ; puis il prescrit les soins, les médicaments,
qui face à ce diagnostic donnent statistiquement les meilleurs résultats.
La médecine ne
peut pas fonctionner autrement. Mais la majorité des personnes préfèrent croire que
le médecin, loin de schématiser leur cas pour le classer dans une nomenclature,
considère leur individualité dans sa complexité et tient compte, très finement,
de tout ce qui lui est particulier.
Ces personnes vivent dans un monde tissé d'illusions confortables
: la rencontre avec la salubre rudesse de
la réalité leur serait insupportable. Je suis Moi, s'écrient-elles,
exaspérées. Tu es Un parmi Plusieurs, répond froidement le monde.
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Émile Borel, Le Hasard, Flammarion, 1913.
L'issue de
l'affaire d'Outreau est une heureuse exception à ce comportement qui reste le
plus fréquent.
Il
est vrai que l'on oublie parfois de mentionner cette présomption : ainsi
lorsque l'on a arrêté les personnes soupçonnées d'avoir commis des attentats sur
les lignes du TGV, Michèle Alliot-Marie les a vite qualifiées de "terroristes",
nullement présumés.
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