« L'Union
Européenne pouvait jusqu'à présent se montrer légitimement fière de son outil
statistique, l'un des plus performants du monde. Si la méfiance s'installe,
c'est tout l'édifice qui pourrait s'écrouler » (Lettre
de l’Expansion,
29 septembre 2003, p. 7).
Les
nations en construction ont accordé tous leurs soins à la statistique : publier
un annuaire statistique, c’est commencer à exister (voir, parmi les
commentaires
des lecteurs, le message du 18 septembre 2003). Ceux qui veulent détruire
l’Europe ont donc pris Eurostat pour cible.
Vous
pensez que j’exagère, qu'une nation peut exister, que le citoyen peut exercer
son sens civique sans la statistique ? Mais comment faites-vous donc, alors que
les médias ne font que monter des cas particuliers en épingle, pour garder le
sens des proportions et définir les priorités que vous entendez promouvoir ?
Pensez-vous avoir rempli votre devoir civique lorsque, après les
« informations » de 20 heures, vous êtes saisi par une émotion superficielle ?
Le
statisticien sait évaluer les proportions et détecter les tendances. Certes les nombres
sont sans doute parfois ambigus, mais ils permettent d'alimenter le raisonnement
par l’observation du monde, par la confrontation à ses ordres de grandeur.
Prenons
quelques exemples dans le domaine de la santé.
1)
En France, le tabac tue 60 000
personnes par an (plus de 10 % des décès).
Sans doute il
faut préserver les commerces de proximité. Mais si le citoyen mettait en balance
les bureaux de tabac et 60 000 morts par an, quelle serait sa conclusion ?
S'il avait pris conscience de l'ampleur du phénomène, n'aurait-il
pas d'ailleurs déjà cessé de fumer ?
2)
Les
accidents de la route tuent 8 000 personnes par an (ils représentent plus de 40
% des décès chez les jeunes de 15 à 24 ans). Sans doute
faut préserver la liberté, le plaisir de conduire et aussi l’industrie
automobile. Mais si le citoyen considérait la part de l’excès de vitesse dans
les causes de décès, admettrait-il que l'on puisse vendre, en France, des
motos, voitures et camions capables de rouler très au dessus de la vitesse
maximale autorisée ?
3)
Les 15 000 décès qu'a causés la canicule d’août 2003 ont révélé l’isolement des
personnes âgées. Cependant le démographe préfèrera évaluer le nombre d'années de
vie perdues plutôt que le nombre des morts : une mort à 98 ans ne doit pas
avoir le même
poids qu’une mort à 18 ans. Le calcul relativisera la canicule. Ne fera-t-il pas revenir
d’autres priorités au premier rang ?
4)
L’alcool tue 45 000 personnes par an ; il est, après le tabac, la drogue la plus
meurtrière en France. La lutte contre la drogue est-elle
bien orientée ?
5)
Les décès provoqués par l’encéphalite spongiforme bovine se comptent sur
les doigts d’une main. Certes le prion est une découverte d'importance,
mais n'avons nous pas tendance à négliger des maladies ancestrales, aux
conséquences certaines, pour focaliser notre attention sur des menaces nouvelles aux
conséquences aléatoires ?
* *
Si certaines de ces données
vous surprennent, c’est que vous êtes trop peu attentif à la statistique. Les
journalistes qui gagnent leur vie en éveillant notre émotion ne sont pas seuls
responsables de notre manque de sens des proportions. Quand quelqu’un évoque des statistiques pour
appeler à la raison, on lui reproche d’être froid, insensible, comme si
l’émotivité était une qualité morale, comme si l'approche quantitative des
phénomènes était nécessairement trompeuse.
La
définition des priorités civiques s'appuie sur l’émotion sans doute,
mais celle-ci doit être éclairée par l'examen des ordres de grandeur. Si
vous êtes de ceux qui souhaitent la construction de l’Europe, vous devez
rappeler à la raison ceux qui, de bonne ou de mauvaise foi,
ont entrepris de casser
Eurostat.
|