Risque technique et incertitude stratégique
21 février 2003
Lorsqu'un ingénieur se lance dans une
réalisation technique, il n'a pas toutes les informations nécessaires pour
réussir ; il va devoir contourner les résistances que lui oppose la matière,
trouver des solutions à des problèmes imprévus. Néanmoins la matière n'a
pas d'intentions ; elle n'oppose pas de mauvaise volonté à l'action de
l'ingénieur : elle est telle qu'elle est, et il faut en passer par là pour
agir sur elle.
Lorsqu'un stratège
se lance dans une action (qu'elle soit économique, politique ou militaire), il
est tout comme l'ingénieur confronté à la matière, à la distance, à la durée, au poids
des choses ; mais il est confronté aussi à d'autres êtres humains et à des
institutions. Or les êtres humains, les institutions, ont contrairement à la
matière un comportement, des intentions. Ils réagissent aux initiatives
du stratège pour s'opposer à lui, contrarier ses démarches, déjouer ses
projets.
La différence entre l'ingénieur et le
stratège, c'est que le premier doit résoudre les problèmes que pose la
matière, dont certains sont imprévus ; et que le second doit aussi surmonter les
obstacles que lui opposent les comportements des autres stratèges, faits pour
le déconcerter.
Certes, l'ingénieur doit en passer par la
coopération avec des êtres humains qui bien sûr "se comportent" ;
mais le problème qu'il a à traiter est celui d'une réalisation, d'une
exécution sur une matière qui, elle, ne se comporte pas ; tandis que le
stratège doit trouver une orientation face à des êtres humains qui
réagissent à son action. Le stratège traite, dans une incertitude radicale
qu'il doit savoir gérer, des questions de positionnement, de crédibilité,
de "personnalité" de l'entreprise ; l'ingénieur résout des
problèmes pratiques, difficiles sans doute, mais qui obéissent à une orientation choisie auparavant.
Lorsque l'ingénieur est confronté à un choix
d'orientation, à ce moment précis il n'est plus seulement un ingénieur :
l'entreprise lui a délégué une part de la responsabilité stratégique. Il passe
alors souvent par une phase de désarroi. Il
doit en effet acquérir la sensibilité stratégique, l'intuition qui permet
d'anticiper le comportement de l'autre et de déjouer ses initiatives. Certains
n'y parviennent pas : ce ne seront jamais des stratèges efficaces.
Comme les difficultés que le stratège rencontre
sont inimaginables pour celui qui ne les a jamais expérimentées, il est
inévitable qu'un fossé d'incompréhension sépare le stratège et l'ingénieur
pur. Celui-ci pestera contre le dirigeant, qui agit sous des
contraintes qu'il ne perçoit pas ; et en retour le dirigeant sera contrarié
par l'ingénieur qui exige de lui l'impossible. La tension entre ces deux types
d'homme ne fait que manifester, sous la forme d'une relation interpersonnelle,
la tension plus fondamentale qui existe entre le monde de la matière, des
choses qui se prêtent non sans résistance à notre action, et le monde social,
humain, où des projets et des intentions s'affrontent à travers
les personnes.
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