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Le savoir dissimulé

2 mars 2002

(cf. "les institutions contre l'intelligence")

Vous croyez l'Université faite pour ouvrir à de jeunes gens un accès aussi commode que possible à la science ? Moi aussi. Mais je doute qu'elle le fasse. Sa sociologie contraint des personnes estimables à des comportements étranges.  

Lorsque je préparais mon cours d'analyse des données, j'ai eu besoin d'informations sur une méthode inventée par Pierre Cazes. Je suis allé le voir dans son bureau à Jussieu.

Voici notre dialogue :

Volle : Je voudrais comprendre la régression par boule ; peux-tu me fournir un texte qui l'explique ?

Cazes : Oui, c'est ma thèse (il sort d'une armoire à clapets un document de plusieurs centaines de pages).

Volle, après avoir feuilleté le document : C'est plein de calculs et de théorie, il me faudrait beaucoup de temps pour lire et comprendre. Peux-tu me donner une explication rapide ?

Cazes : Volontiers, c'est facile (il prend une feuille de papier et fait deux petits dessins qu'il commente en quelques phrases). 

Volle : C'est ingénieux ! tu as eu là une excellente idée, c'est une vraie découverte. Mais... (montrant alternativement la feuille de papier et la thèse) elle peut s'expliquer en peu de mots. Pourquoi as-tu écrit tout ça ?

Cazes : C'est ma thèse !

Volle : Certes, mais pourquoi écrire des choses si compliquées quand cela peut se dire simplement ?

Cazes : Si les membres du jury avaient compris, ils m'auraient emmerdé. 

Ce dialogue m'a rappelé une anecdote que racontait Gaston Julia lorsqu'il faisait le cours de géométrie à l'X. Dans les années 20, Julia se pose une question de théorie mathématique qu'il traite en deux pages. Il les montre à son professeur qui trouve ce travail intéressant. Puis il dit à ce professeur : "Il faut que nous choisissions mon sujet de thèse, je dois penser à la préparer". "La voilà, votre thèse, répond le professeur en montrant les deux pages, il ne reste qu'à organiser la soutenance". 

Pauvre Université, comme tu t'es dégradée en cinquante ans ! dans les années 20, l'exposé d'une bonne idée en mathématiques suffisait pour une thèse ; dans les années 70, Pierre Cazes a dû cacher une bonne idée sous un fatras afin que la liturgie de la soutenance puisse se dérouler dans les formes, lesquelles impliquent que le jury ne comprenne rien.  

Deuxième anecdote. Toujours pour préparer le cours d'analyse des données, je consulte un livre de Michel Jambu et lis, péniblement, les pages qu'il consacre à l'étude de l'inertie d'un dipôle. Après avoir transcrit ce développement selon mes propres notations et l'avoir compris, je vois qu'il peut se condenser en quelques lignes, ce qui n'enlève rien à sa valeur. Je demande alors à Jambu : "Pourquoi as-tu présenté cela sous une forme aussi lourde ?" et il répond : "Il faut bien que les étudiants s'en chient !". Pauvre Université qui bizute ses étudiants en leur compliquant délibérément la tâche !

Troisième anecdote. J'assistais un jour à un séminaire d'analyse des données organisé à l'INSEE par des personnes de l'ISUP. Un des intervenants décrivit une méthode que j'expliquais dans mon cours, mais il utilisa une autre formule que la mienne. Je me tournai alors vers mon voisin et lui dis : "C'est faux, ce qu'il vient d'écrire au tableau !" "Non, répliqua-t-il, c'est juste".

Soudain je compris qu'il avait raison. "Mais alors, dis-je, c'est moi qui ai commis une erreur dans mon bouquin ?". Il ne répondit rien mais son sourire gêné qui m'éclaira. "Il savent, me suis-je dit, qu'il y a une erreur dans mon cours. Ils se sont bien gardés de me la signaler, car ainsi ils peuvent dire que mon cours est faux". J'ai corrigé cette erreur dans l'édition suivante. Pauvre Université, où l'on se cache la vérité entre collègues !

Publiez d'ailleurs un livre sur un sujet que vous connaissez à fond, mais sans vous recommander d'aucune corporation. Vous serez pillé en France mais ne serez cité qu'à l'étranger. "La règle élémentaire, m'a dit Jean Pavlevski qui étant éditeur connaît la musique, c'est de ne jamais citer les livres que l'on pille : il faut effacer les traces du forfait". 

Dernière anecdote. Lorsque j'ai publié ce cours, je l'ai naïvement intitulé "Analyse des données", un peu comme le rédacteur d'un manuel du secondaire intitule son livre "Mathématiques". J'ai appris que mes collègues de l'ISUP avaient trouvé ce titre prétentieux. J'aurais dû mettre "Introduction à l'analyse des données", ou "Prolégomènes à ...", ou "Introduction à des prolégomènes à ..." ou que sais-je ; indiquer tout uniment le nom de la matière, cela ne se fait pas. Pauvre Université qui a perdu le goût de la simplicité !

L'Université n'est pas seule en cause. Les équations de Lagrange et le Hamiltonien ne figuraient pas de mon temps au programme de Taupe alors que ce sont les outils essentiels du calcul en physique. L'explication officielle était que si l'on donnait aux taupins des outils puissants ils n'acquerraient pas le sens physique qui suppose (disait-on) l'identification détaillée des forces à l'œuvre. Je pense plutôt que l'on préférait nous priver de ces outils puissants pour nous faire patauger dans le calcul. 

Quant à l'X, tel que je l'ai connu en 1960, j'y ai ressenti ce que le général Leroy, directeur de l'École, a dit au conseil de perfectionnement en 1956 : "Dans notre École, on commence par une erreur, on continue par une habitude, on finit par une tradition. Le pays nous confie chaque année 250 des meilleurs esprits disponibles. On nous reproche cet écrémage, nos élèves ne valant à la sortie qu'en raison de leur sélection à l'entrée. Depuis 50 ans, les grandes réussites polytechniciennes ont été en se raréfiant. Le pays a le droit de nous demander des comptes." [1]  

Je crains que plusieurs des élèves de ma promotion n'aient perdu le goût des sciences durant ces amphis qui nous ont tant ennuyés. Il paraît que la qualité de l'enseignement à l'X s'est améliorée depuis. Cependant on ne voit pas aujourd'hui en France les successeurs des Cauchy, Lagrange, Laplace, Monge, Gallois, Fermat, Descartes etc. ; le front de taille de la recherche semble avoir quitté notre pays, saigné par les guerres et stérilisé par l'abstraction formaliste à la Bourbaki. 

[1] Amy Dahan Dalmedico, "Rénover sans se renier : l'École Polytechnique de 1945 à nos jours", in La formation Polytechnicienne 1794-1994, Dunod, 1994, p. 306.