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Sérieux ou gravité ?

19 février 2002

"La vraie morale se moque de la morale", dit Pascal ; le vrai sérieux se moque du sérieux.

Georges Colomb, alias Christophe, auteur du "Sapeur Camember", était professeur de botanique à la Sorbonne. Un de ses collègues lui demanda un jour s’il était conforme au sérieux de publier des bandes dessinées. "Je suis sérieux, répondit Christophe, mais je ne me soucie pas d'être grave".

Certains ont une mémoire docile et apprennent aisément. Mais d’autres sont incapables de garder en tête les choses qui ne les intéressent pas : ils sont contraints, pour pouvoir travailler, de chercher d’abord l’angle sous lequel le travail pourrait être intéressant. Une fois cet angle trouvé, le travail leur est un jeu. Ces personnes sont-elles "sérieuses" ? Non, dit le grincheux, car le travail n’est pas fait pour s’amuser. Mais, peut-on lui répondre, ne sont-elles pas parmi les plus créatives ? Le grincheux entrevoit-il d'ailleurs la profondeur austère de la recherche du plaisir ? Jamais il ne comprendra pourquoi ceux qui "s'amusent" ont un coup d'œil plus sûr que le sien. 

A celui pour qui le travail est un jeu, la nature entière (y compris la nature humaine) s’offre comme objet d’étude et d'action. Il sera un "amateur" à la façon de Montaigne, bon compagnon s’il en fut. Sa liberté ne sera pas intimidée par les barrières que les corporations érigent aux frontières de leur spécialité : il abordera les questions qui l’intéressent, qui l’amusent, sous des aspects que les disciplines universitaires séparent. Ainsi, les systèmes d’information, qui intéressent les lecteurs de ce site, peuvent être vus sous plusieurs angles  : informatique, technique, logique, histoire, sociologie, psychologie, économie, linguistique, philosophie etc. ; puis on peut considérer la façon dont ces diverses vues s’articulent. Il ne faut pas se donner pour but d’épuiser l’objet de l’étude, mais de faire progresser le jeu.

Vous trouvez peu "sérieux" ce but modeste ? alors cherchez, par analogie, ce que serait le musicien qui voudrait épuiser la musique, le peintre qui voudrait achever la peinture, le médecin qui prétendrait avoir fait le tour de la médecine. Il ne faut pas donner à la connaissance ni à l'action un but contradictoire avec la nature de l’objet considéré.

Prenons les choses par un autre bout. Il est en toute rigueur impossible de dire les choses avec des mots, mais les mots résument et indiquent. En pratique cela convient à notre intuition. Certains poèmes, pris mot à mot, ne veulent rien dire. Pourtant leur pouvoir suggestif les fait rayonner comme ce vers de Paul Valéry :

Ève, la nuque pleine du secret de son mouvement

La puissance synthétique du langage naturel transcende le rapport entre signifiant et signifié. Voyez la synthèse du Cid de Corneille que Georges Fourest propose dans la Négresse blonde. Chimène dit tout en un seul alexandrin :

Qu’il est joli garçon l’assassin de papa !

Dans une veine différente, on pense à ce quatrain de Louis Bouilhet dont le second vers est resté célèbre :

Qu'importe ton sein maigre, ô mon objet aimé,
On est plus près du cœur quand la poitrine est plate
Et je vois, comme un merle en sa cage enfermé,
L'Amour entre deux os, rêvant sur une patte.

J’aime dans la poésie ces instants où l’imagination se libère dans une explosion comique d’images familières et de musique. Ainsi dans La reculade de Victor Hugo :

Sur le crâne du loup les oreilles du lièvre
Se dressent lamentablement.
Le fier-à-bras tremblant se blottit dans son antre
Le grand sabre a peur de briller ;
La fanfare bégaie et meurt ; la flotte rentre
Au port, et l'aigle au poulailler.

Et tous ces capitans dont l'épaulette brille
Dans les Louvres et les châteaux
Disent : « Mangeons la France et le peuple en famille.
Sire, les boulets sont brutaux. »
Et Forey va criant : « Majesté, prenez garde. »
Reibell dit : « Morbleu, sacrebleu !
Tenons-nous coi. Le czar fait manœuvrer sa garde.
Ne jouons pas avec le feu. »
Espinasse reprend : « César, gardez la chambre.
Ces kalmouks ne sont pas manchots. »

Venons-nous de manquer au sérieux ? Un aveu : il m’est impossible de lire Hugo sans avoir la gorge serrée par l’émotion. Cet homme a l’art de toucher, sous le masque de la grandiloquence ou de la bouffonnerie, à ce qu’il y a d’universel dans notre intimité même.

Dernier exemple du pouvoir de suggestion du langage naturel, voici un quatrain de Die schöne Stadt de Geog Trakl :

Alte Plätze sonnig schlafen
Tief in Blau und Gold versponnen
Traumhaft hasten sanfte Nonnen
Unter schwüler Buchen Schweigen
(Traduction :
Les vielles places dorment au soleil
Profondément tissées de bleu et d'or.
De douces nonnes se hâtent, rêveuses,
Sous le lourd silence des hêtres.)