La complication, simulacre de la complexité
15 juin 2002
(cf. Les
embarras de la complication)
Le monde réel, avons nous dit,
est essentiellement complexe. La pensée, elle, est simple. Elle ne peut donc
pas représenter entièrement le monde lui-même mais seulement fournir des
outils intellectuels à l’action dans le monde.
Cet écart entre la pensée et
le monde n’a rien de scandaleux ni de bouleversant. La vie courante nous fait
souvent percevoir les limites de la pensée : ainsi nous sommes incapables
de décrire le mécanisme neurophysiologique qui nous permet de prononcer la
lettre « A », ou encore de décrire un visage par des paroles ;
le fonctionnement quotidien de notre corps reste énigmatique ; si nous nous intéressons
passionnément à la personne aimée, sa connaissance n’est jamais achevée :
cette personne, étant concrète, est en effet aussi complexe que le monde
lui-même.
Certains considèrent
pourtant cet écart comme un paradoxe, un scandale contre lequel ils butent
comme la mouche bute contre une vitre qu’elle ne traversera jamais. L’écart
entre la pensée et le monde les fait souffrir. L’origine de cette souffrance
réside dans une formation intellectuelle mal conçue : si les adultes qui
forment l’adolescent lui font croire que le monde de la connaissance est
d’un ordre supérieur, qu’il est aussi éloigné de la vie courante que peut
l’être le paradis, il ne découvrira jamais la puissance opératoire de la
pensée dans l’action quotidienne, ni comment cet outil simple peut servir de
levier à l’action dans le monde réel alors même que la complexité de
celui-ci le dépasse.
On
peut se demander si certaines pédagogies n’ont pas pour effet (et donc peut-être,
de façon perverse, pour but) de stériliser les esprits, les éloigner de toute
pratique personnelle de la pensée, en leur inculquant devant les choses de
l’intellect une humilité déplacée : car s’il faut être modeste
devant le monde que l’on découvre par l’expérience, chacun a le devoir
d’être intrépide dans la pensée, domaine de la liberté absolue.
Ces personnes mal formées
croient que la tâche de la pensée est de représenter le monde tel qu’il
est, alors que c'est impossible. Dès lors toute pensée exprimée avec
simplicité leur semble un mensonge intolérable : la simplicité faisant naïvement
apparaître que cette pensée est incapable de représenter le monde, ils
estiment qu’elle ne vaut rien et n’a pas même le droit d’être exprimée.
A la pensée qui laisse apparaître sa simplicité ils préféreront une pensée
compliquée. Cette préférence entraîne une dégradation radicale de leur
intellect.
La pensée compliquée,
c’est une pensée qui, comme toute pensée, est simple, mais qui cache cette
simplicité derrière un écheveau touffu de concepts et relations
fonctionnelles dont l’architecture mêle postulats, conséquences, résultats
intermédiaires et hypothèses annexes.
La pensée compliquée est, en
pratique, inutilisable. Il arrive d'ailleurs souvent que sous la complication se
cache une incohérence, car la complication gêne la vérification de la cohérence :
alors la pensée est non seulement inutilisable mais elle est nulle. Cela ne lui
interdira pas d’exister au plan sociologique car la cohérence ne fait pas
partie des critères auxquels obéit la diffusion médiatique. Les contraintes
formelles de la rédaction des textes scientifiques, excellentes en elles-mêmes,
permettent à des esprits faibles de publier des écrits dont le vide est
camouflé par la complication : c’est ce que Feynman appelait « pretentious
science ».
La complication du modèle n’égale
jamais la complexité du réel : aussi compliqué et désordonné soit-il,
un modèle repose sur un nombre fini de concepts et de relations, alors que la
complexité du réel résulte du nombre indéfini de ses déterminations. Mais
lorsqu’une personne examine un modèle compliqué, la complication sature son
attention et son jugement. Elle est, comme disent les pilotes d’avion, en
« surcharge mentale » : elle ne peut plus rien comprendre ni
rien faire. Le modèle lui semble alors aussi complexe qu’un objet réel. La
complication du modèle singe la complexité du réel, c’était
d’ailleurs son but.
Du coup le modèle compliqué
sera considéré avec sympathie, avec respect, par les personnes qui se défient
de la simplicité de la pensée. Comme il présente l’apparence de la
complexité, elles le croient réaliste – et en effet une des façons
de construire un modèle compliqué, c’est d’emprunter à la réalité un
grand nombre de déterminations à partir desquelles on emmêlera un écheveau.
Un modèle simple est vulnérable
dans toutes ses étapes puisque celles-ci, étant simples, sont compréhensibles ;
il est donc scientifique au sens de Popper. La simplicité de sa présentation
masque le travail qu’ont dû faire ses constructeurs. Les techniciens, qui
aiment à protéger leur corporation derrière la complication de leurs travaux,
détestent cette démarche trop claire qu’ils disent « bonne pour les
gonzesses ». Celui qui présente un modèle simple s’attirera souvent la
phrase qui tue : « Ce n’est pas si simple ! ».
(retour à Les
embarras de la complication)
« L'une des raisons
principales qui éloignent autant ceux qui entrent dans ces connaissances du
véritable chemin qu'ils doivent suivre, est l’imagination qu’on prend
d’abord que les bonnes choses sont inaccessibles, en leur donnant le nom
de grandes, hautes, élevées, sublimes. Cela perd tout. Je voudrais les
nommer basses, communes, familières : ces noms-là leur conviennent mieux ;
je hais ces mots d’enflure... » (Blaise Pascal (1623-1662), De
l'esprit géométrique et de l'art de persuader, 1655 [25], in Oeuvres
complètes, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade 1954 p. 602)
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