L'entreprise suicidaire

26 août 2007

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Il existe des personnes qui attachent plus d’importance à leur amour-propre qu’à la réussite de leur entreprise. Elles préfèrent être pessimistes : être optimiste, s’attacher à un projet, ce serait courir en cas d’échec le risque d’un démenti douloureux. Anticipant l’échec, elles feront en sorte que l’entreprise échoue : ainsi elles ne pourront pas se reprocher d’avoir eu tort.

La réussite d’un autre est donc une insulte à  leur jugement et aussi à leur caractère (si un autre réussit, elles auraient dû avoir l’énergie d’en faire autant). Afin de reconquérir leur propre estime, elles se démènent pour faire échouer les « prétentieux » qui font avancer l'entreprise.

Cette culture de l’échec est répandue chez les personnes qui, revêtues de diplômes mais ne sachant comment agir, s’emploient à sauver la face. Elles font alors comme l’apprenti motocycliste qui, pour éviter de tomber, refuse de s’incliner dans les virages et tombe inévitablement dans le fossé extérieur. Leurs phrases commencent souvent par « j’ai peur que », « ce n’est pas si simple » ou, si elles sont en position d’autorité, « je ne suis pas convaincu », « il faut tout de même être sérieux » etc. De telles phrases sont, lors des réunions où la décision se catalyse autour d’un consensus, autant d’écueils sur lesquels se brisent les solutions hardies comme les propositions simplement raisonnables.

J’ai connu un polytechnicien, garçon sympathique au demeurant, qui raisonnait correctement jusqu’à l’avant-dernière phrase puis concluait à l’envers comme s’il avait au dernier moment changé le signe de la conclusion : ayant par exemple démontré qu’un projet était rentable il concluait qu’il ne fallait pas le lancer et inversement. Cela ne l’a pas empêché de faire une carrière honorable : son entreprise étant engagée dans une spirale suicidaire, cette façon de raisonner y convenait.

La maladie de l’échec n’est pas en effet une affaire purement psychologique : elle peut s’étendre en épidémie et se hisser jusqu'au niveau sociologique pour devenir une composante du style de l’entreprise.

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J’ai ainsi connu une entreprise - je tairai son nom - où le poste le plus prestigieux, le plus agréable, est celui de délégué dans un pays étranger : logement de fonction, voiture, réceptions à l’ambassade, pouvoir résultant de la capacité à rendre service. Il en résulte une pression centrifuge : les meilleurs cadres fuient la DG pour mener au loin une vie mondaine. Le style de cette entreprise culmine dans l’art exquis de la tenue à table, du choix des costumes, vins et cigares, et cet art sert de mot de passe pour l’avancement. L'entreprise promeut ainsi des mondains épris de pouvoir qui écrasent et exploitent les personnes compétentes.

Dans une autre entreprise tout est focalisé sur l’organisation interne – en entendant par « organisation » non la structure du processus de production mais le découpage des domaines entre chefs de service, directeurs et DGA. Il importe de monter une garde vigilante à la frontière de son domaine, et de savoir faire porter par d’autres la responsabilité de ce qui marche mal, la phrase clé étant « c’est pas chez moi que ça se passe ».

Pour préserver la paix dans son comité de direction, qui ressemble à un panier où des chatons s’exercent à la bagarre, le DG donne raison tantôt à l’un, tantôt à l’autre, sûr moyen de briser la cohérence des projets.

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Je connais enfin une entreprise où tout est à l’envers comme si elle appliquait la règle du motocycliste débutant.

Dans l’économie contemporaine le succès va aux entreprises attentives aux besoins de leurs clients comme aux compétences de leurs salariés, qui savent conquérir du terrain par l’innovation, élaborer des assemblages de biens et de services, pratiquer l’ingénierie d’affaires pour construire des offres en partenariat etc.

Cette entreprise-là a tourné toutes les manettes dans l’autre sens. Elle est organisée non par segment de clientèle mais par famille de produits, ce qui lui interdit de produire des assemblages ; elle sous-traite ses centres d’appel et la maintenance des installations des clients, ce qui la prive des enseignements du terrain ; elle a un centre de recherche mais écoute des consultants plutôt que ses chercheurs : comme les consultants travaillent aussi chez ses concurrents, ils y transportent des projets qui devraient rester secrets.

Elle suit la règle étrange qui veut que l’on détruise la documentation d’un projet dès qu’il est terminé : lorsqu’il s’est avéré après coup qu’un des paramétrages de la gestion de ressources humaines ou de la supervision de l’exploitation avait été malencontreux, on n’a pas pu le corriger.

Bien qu’elle pratique abondamment la sous-traitance, elle est convaincue d’être en sureffectif : à 55 ans, on vous enjoint de quitter votre poste pour « vous vendre » dans l’entreprise ; à 60 ans, le départ à la retraite est obligatoire. La compétence, les réussites passées n’y changent rien. La DRH est peuplée de petits jeunes gens qui semblent ignorer que les bourreaux, eux aussi, seront un jour exécutés.

J’ai incité cette entreprise à construire des partenariats mais cela n’a jamais marché : ayant gardé d'un passé glorieux certaines habitudes impériales, elle est incapable de négocier d’égal à égal.

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Si l'on veut comprendre cette sociologie particulière que l'on nomme souvent « culture d'entreprise », il est utile d'examiner le passé, d'étudier l'histoire de l'entreprise. Elle garde une trace de l'époque où elle a été créée et où se sont faits ses premiers recrutements : trois entreprises créées l'une sous l'occupation, l'autre dans les années 1950, la troisième dans les années 1970, n'auront pas le même style.

L'entreprise garde le souvenir des épisodes les plus glorieux, des moments de réussite où l'on était si fier de lui appartenir et dont on cherche instinctivement à restaurer les circonstances. Elle porte aussi les cicatrices de ses échecs, des désastres stratégiques, car ceux qui y ont été mêlés y ont perdu toute confiance en soi et formé des phobies durables.

Ajoutons que si elle est grande et ancienne, elle est inévitablement la cible de réseaux qui défendent leurs propres intérêts et qu'elle nourrit comme un animal nourrit ses parasites : corporations, partis politiques, syndicats, écoles d'ingénieurs, voire même région d'origine y dessinent des alliances aux contours perméables, des allégeances variables, mais toujours renouvelées et persistantes.

Trace durable des origines, nostalgie des grandeurs passées, phobies laissées par les catastrophes, réseaux de prédateurs : tout comme la psychologie de l'individu, la sociologie de l'entreprise délimite ce qu'elle saura voir et entendre, les évolutions qu'elle acceptera et celles auxquelles elle résistera avec une force d'inertie d'autant plus puissante qu'elle est instinctive. Les entrepreneurs efficaces sont ceux qui savent trouver dans cet édifice les points sur lesquels ils peuvent appuyer un levier : tout comme le sage sait gérer sa propre psychologie, ils savent gérer la sociologie de l'entreprise. 

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A des degrés divers les entreprises que j'ai décrites sont toutes engagées sur la même pente.

Cela va au rebours de ce qu’enseigne la théorie économique qui ne parle que d’efficacité et d’optimisation. Cette théorie n’explique pas pourquoi un directeur informatique préfère payer une solution cinq millions d’euros plutôt que 100 000 euros pour une autre solution équivalente : il n’étudie et ne ne veut connaître que les projets dont le coût excède un million d’euros. Elle n’explique pas non plus pourquoi le directeur d’une mine exploite en priorité les veines les plus difficiles : pour obtenir la production régulière qui satisfait la direction générale, il ne prélèvera qu’en fin de mois dans les veines les plus riches.

L’entreprise suicidaire n’est pas rationnelle en tant qu’entreprise, puisqu’elle tourne le dos à l’efficacité ; par contre les personnes qui la composent sont rationnelles en tant que personnes avec leur amour-propre, leurs perversités, lâchetés etc. Et comme le dit Claude Riveline, « chacun se comporte en fonction des critères selon lesquels il se sent jugé ».

Un colonel américain a détecté ces symptômes dans son armée. Il a eu le courage de publier une analyse que nos entreprises devraient méditer car mutatis mutandis, elle s’applique aussi à elles. J'en extrais une phrase : « Il n’est pas raisonnable d’espérer qu’un officier qui, pendant 25 ans, s’est conformé aux attentes de l’institution, puisse en émerger à 50 ans [à l'âge où l'on accède au grade de général] comme innovateur » (Paul Yingling, « A Failure in Generalship », Armed Forces Journal, mai 2007).

Autre source utile : Cécile Ducourtieux, « Les salariés d'Alcatel Lucent ont perdu confiance », Le Monde, 8 octobre 2007.

Pour lire un peu plus :
-
« A Failure in Generalship »
-
L'utilité de la force
- « Les salariés d'Alcatel Lucent ont perdu confiance »

http://www.volle.com/opinion/suicide.htm
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