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Commentaire sur Rupert Smith, L’utilité de la force : l'art de la guerre aujourd'hui, Economica 2007

10 juillet 2007

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Pour lire un peu plus :
-
La stupidité des va-t-en-guerre
-
A la recherche de la stratégie
- L'Amérique en armes
-
« A Failure in Generalship »

« [Bismarck et Moltke étaient] tous deux des
stratèges visionnaires dans leur propre domaine.
Comme tous les grands stratèges, tous deux accordaient
leur vision à leur capacité de la mettre en pratique
 » (p. 88)
 

L’action des forces armées est la plus dramatique qui soit : il s’agit, au sens propre, de vie et de mort. Elle est donc comme placée sous un verre grossissant : alors que la stupidité et l’intelligence cohabitent dans tous les métiers, le militaire stupide semble plus stupide qu’un autre parce qu’il provoque de plus graves dommages. Le militaire intelligent brille par contre d’un vif éclat : chacun peut s’inspirer de son exemple dans sa propre action, fût-elle quotidienne et infiniment moins périlleuse que le combat.

Sur le terrain l’intelligence militaire s’exprime par l’habileté tactique et la justesse stratégique. Elle s’exprime aussi, plus posément, dans les textes qui analysent le métier des armes. Dans la première catégorie on rencontre les exemples de Bonaparte, von Manstein, Leclerc, Joukov etc. ; dans la deuxième, ceux de Sun Zi et Clausewitz.

Une troisième catégorie, mixte, est fournie par les rares guerriers qui ont su analyser leur action : on peut y ranger Lawrence[1] et Smith, deux britanniques. Il n’est pas surprenant que les meilleures analyses de l’action proviennent d’un pays dont la culture a pris le pli du pragmatisme.

*     *

Le général Smith a servi dans l'armée britannique en Afrique, en Arabie, dans les Caraïbes, en Europe et en Malaisie. Il a commandé notamment en Bosnie, en Irlande du Nord et pendant la première guerre du Golfe : c'est donc un acteur expérimenté de la guerre contemporaine.

Son livre fourmille de préceptes qui s’appliquent à l’action en général. L’une d’entre elles est citée en exergue de la présente fiche et il convient de la méditer : si le grand stratège est un visionnaire qui projette dans le futur l’image du but et des voies pour l’atteindre, « il accorde sa vision à sa capacité de la mettre en pratique » et conjugue donc imagination et réalisme.

Voici deux autres préceptes que l’on pourra appliquer aux systèmes d’information :
- lorsqu’on cherche un renseignement, il faut partir d’une hypothèse. Si elle est confirmée elle devient une thèse, si elle est infirmée il faudra bâtir une antithèse (p. 334) ;
- pour maîtriser la grande masse que représentent les informations disponibles, il faut savoir quelle question on se pose, et pour cela il faut d’abord savoir ce que l’on veut faire (p. 310).

*     *

La thèse de Smith se résume ainsi : la guerre industrielle, où des États s’opposaient en utilisant la puissance des armes et les masses humaines que fournit la conscription, avait pour but de briser la volonté de l’adversaire en détruisant ses forces. Elle est révolue car aucun État ne peut désormais l’envisager : en raison de la capacité destructrice qu’ont désormais acquise les armes, notamment les armes nucléaires, elle serait dévastatrice même pour le vainqueur.

Une nouvelle forme de guerre lui a succédé : la guerre au sein de la population (war amongst the people) dont l’enjeu est l’adhésion de la population à un projet politique[2].

Cette guerre est essentiellement une confrontation entre des volontés, et cette confrontation s’élève au niveau du conflit lors des épisodes les plus violents[3]. Les guerres au sein de la population sont longues, voire interminables, car si certaines confrontations peuvent être résolues grâce à la force ou par d’autres voies d’autres peuvent au mieux être « gérées » (p. 359).

Les médias y jouent évidemment un rôle important. Cela irrite souvent les militaires mais, dit Smith, il faut tenir compte des médias tout comme l'on tient compte de la météo.

Pour ce type de guerre l’armée industrielle est inefficace : empêtrée dans ses équipements lourds (chars, avions, canons), elle est confrontée à un ennemi invisible qui mène sa propagande, la ridiculise en la saignant petit à petit, la provoque enfin à des actions violentes et mal ciblées qui lui aliéneront la population. Les armes et tactiques qui conviennent à la guerre industrielle sont donc contreproductives dans la guerre au sein de la population[4].

Dès qu’une armée industrielle se voit confier une mission d’occupation[5] (Smith évoque Israël après la conquête des « territoires » et les Etats-Unis en Irak), elle rencontre la guerre au sein de la population et si elle ne sait pas transformer ses méthodes et ses outils, si elle méprise son adversaire[6], elle ira à l’échec.

Je conseille la lecture de Paul Yingling, « A Failure in Generalship », Armed Forces Journal, mai 2007, qui explique l'échec américain en Irak par le manque de courage moral des officiers généraux.

*     *

Cependant d’après Smith les militaires n’ont pas encore compris ce qui se passe sous leurs yeux[7] : leur stratégie, leurs tactiques, restent fidèles au schéma de la guerre industrielle[8] et les Etats-Unis, sous la pression du lobby industriel[9], poursuivent un effort d’armement lourd comme s’ils devaient affronter demain les divisions soviétiques.

Par ailleurs les politiques utilisent l’armée à contre emploi. « Il faut faire quelque chose », disent-ils lorsque la situation se dégrade en un point du monde (hier au Ruanda, aujourd’hui au Darfour), mais sans préciser ni la mission ni les priorités. Ils envoient l’armée avec l’ordre de n’utiliser ses armes qu’en cas de légitime défense, ce qui fera d’elle le témoin impuissant (et l’apparent complice) des exactions ; ils lui demandent de mener une action humanitaire, ce à quoi elle n’a pas été préparée.

Des forces que l’on engage de la sorte fourniront aux parties en conflit au mieux des boucliers, au pire des otages. En 1995, l’ONU en a tiré les conséquences en déclarant que l’exécution du mandat était secondaire par rapport à la sécurité du personnel des Nations Unies (p. 336) : or une telle consigne renverse toutes les valeurs qui fondent le métier des armes.

*     *

L’art militaire peut s’adapter à la guerre au sein de la population, mais cela nécessite une réorientation des forces armées. Smith décrit quelques opérations réussies : l’état d’urgence en Malaisie dans les années 1950, la manœuvre habile qui lui a permis de vaincre Mladic lors de la guerre en Bosnie.

Dans ces deux cas le succès a été obtenu (a) par l’étude patiente des ressorts, méthodes et priorités de l’adversaire[10], (b) en offrant à la population des perspectives plus séduisantes et plus crédibles que celles qu'offrait l'adversaire, enfin (c) par l’utilisation résolue de la force injectée avec exactitude à la bonne dose, sous la bonne forme, au bon moment et au bon endroit.

Mais, dit Smith, « tant que le besoin d’un profond changement dans ce que sont nos forces, et dans la manière dont nous espérons atteindre les résultats souhaités, ne sera pas reconnu et ne se concrétisera pas, nos force armées manqueront d’utilité » (p. 357).


[1] T. E. Lawrence, Les sept piliers de la Sagesse, Payot 2002

[2] « What has emerged is war amongst the people, where the strategic objective is to win the hearts and minds, and the battle is for the people's will, rather than the destruction of an opponent's forces » (Transcription de l’intervention du 24 janvier 2007 devant le Carnegie Council). « Le véritable objectif politique pour lequel nous recourons à la force des armes est d’influencer les souhaits de la population. C’est une inversion par rapport à la guerre industrielle où les objectifs étaient de gagner l’épreuve de force et, par là, de briser la volonté de l’adversaire : l’objectif stratégique est désormais de gagner la volonté de la population et de ses leaders et, grâce à eux, de l’emporter dans l’épreuve de force » (p. 267).

[3] « Dans les confrontations, le but est d’influencer l’adversaire, de l’inciter à changer ou à redéfinir ses intentions, d’imposer une situation nouvelle et, par-dessus tout, de l’emporter dans l’affrontement des volontés. Lors des conflits, le but est de détruire, de prendre, d’obtenir un résultat décisif par la force, par l’emploi direct de la force militaire » (p. 178)

[4] « En utilisant [les armes et les armées de la guerre industrielle] dans nos conflits modernes, nous pouvons sans y penser contribuer aux efforts de nos adversaires, rendant ainsi notre dessein beaucoup plus difficile à réaliser (…). Les conflits récents possèdent tout le décor et les images emblématiques de la guerre industrielle mais ces guerres semblent ne jamais devoir être gagnées » (p. 259).

[5] « Occupant le pays, les forces armées perdent l’initiative stratégique… l’initiative est accaparée par la population occupée qui peut choisir de collaborer avec les occupants ou non (…) elle peut monter des opérations tactiques de destruction où et quand elle le veut, ce qui saigne et épuise les occupants militaires les plus forts » (p. 264).

[6] « Refuser de respecter l’existence et l’usage de sa libre volonté créatrice, ce qui n’est pas la même chose que de respecter ses valeurs ou ses motivations, vous prédispose à la défaite » (p. 266).

[7] « Les terroristes montrent, pour servir leurs desseins, une meilleure appréhension de l’utilité de la force que leurs adversaires, qu’ils soient dirigeants politiques ou chefs militaires » (p. 24).

[8] « A l’origine des nombreux problèmes que nous rencontrons maintenant dans l’utilisation de la force et des forces armées, il y a la persistance de leur structure et de leur utilisation comme si l’ancien paradigme tenait toujours (...) nous utilisons la force et les armées en accord avec un dogme plutôt qu’avec une réalité » (p. 148).

[9] « Alors que l’industrialisation s’étend sur la planète, les industries de défense naissent un peu partout, devenant les plus grands responsables de la guerre industrielle. L’industrialisation suscite la guerre industrielle qui à son tour cherche des solutions industrielles, solutions qui sont fournies par l’industrie – qui a besoin de la guerre industrielle pour survivre » (p. 79).

[10] « Si les forces de sécurité conçoivent leurs opérations comme des moyens d’étudier leurs adversaires au lieu d’abord d’essayer de les détruire, elles obtiendront du renseignement et parviendront à une clairvoyance qui leur permettra de prendre des initiatives opérationnelles » (p. 273).