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Yves Saint-Laurent

11 janvier 2002

La fin de la maison Yves Saint-Laurent me peine, mais j'admire comme ce grand homme a su dire leur fait aux farceurs lors de son discours d’adieu.

Oui, « grand homme ». J’ai visité par hasard voici quelques années une exposition sur Yves Saint-Laurent. Cette visite est de celles auxquelles on repense souvent.

Les vêtements étaient classés par époque, style, thème etc. La variété fascinante des couleurs, matières et proportions révélait, en même temps qu’une coupe infaillible, une créativité s’écoulant sans relâche et qui ne peut se comparer qu’à celle de Victor Hugo.

Un tissu est une surface plane anisotrope, chaîne et trame réagissant différemment à la tension. La magie de la couture, c'est de transformer cette surface en ondulations qui suivent et modifient la forme du corps humain. Rien de plus équilibré que l’association de rigueur et de souplesse que manifeste un vêtement bien coupé. Le sommet de l’art est atteint lorsqu’on oublie le vêtement et qu’au lieu de se dire « comme elle est bien habillée » on pense « comme elle est belle ! » Cette leçon de la couture s'étend à d'autres domaines de la vie et de l'action.

Pendant la visite j’ai eu une sorte d'hallucination. J’ai reconnu, dans une robe, les formes délicieuses de la femme aimée qui marchait à mes côtés, puis les ai revues dans une autre, une autre encore. Finalement cette femme s’est glissée dans tous les vêtements. Je marchais bouleversé parmi son image multipliée, magnifiée, diversifiée.

Peut-on, pour qualifier un tel moment, parler d’érotisme ? oui, si l’on comprend ce qu’apportent à la femme des gants bien coupés, des chaussures bien dessinées, un manteau qui tombe droit dans le dos, un pantalon dont la géométrie accompagne le développement de la jambe, le galbe d'une jupe, les méplats et les plis d'un chemisier bien repassé. Cette rigueur mathématique entoure le corps de symboles faits pour le confort de l’esprit. Un tel érotisme ne suscite pas précisément le désir physique mais le bien-être, la connivence qui en préparent l’éclosion.

Depuis ce jour j’ai pour Yves Saint-Laurent la vénération que l’on doit aux créateurs. En cherchant le plaisir avec précision ils  provoquent, par résonance et émulation, une élévation analogue des ambitions et du désir de vivre du spectateur. Le créateur paie cependant sa fidélité par une sensibilité à vif. Il se consume pour donner au monde ce qu’il était appelé à créer. Il lui est difficile de préserver l’équilibre de sa vie personnelle. Rien n’est plus généreux que ces personnes même si pour limiter leurs souffrances elles se protègent, comme le fit Goethe, par un comportement égoïste..

J’ai eu la chance de rencontrer plusieurs créateurs. Pour ne parler que des personnes vivantes, je pense aux livres de François Jullien, à la couture d’Edmond Monthury, aux chocolats de Jean-Claude Briet.

Le rôle de la culture dans la vie intérieure, c’est d’engager à travers les œuvres un dialogue avec leurs créateurs et d'accompagner ceux-ci dans leur recherche du plaisir, recherche tellement exigeante qu’elle confine à l’austérité. Ceux qui en ont pris le goût sourient du rôle mondain que joue la culture, rôle d’une bague au doigt que des farceurs exhibent : il ne faut pas confondre cette prostitution avec l'amour sincère. Une des richesses de notre pays, la France, c’est d’être abondante en sources de plaisir que l’on savoure sans manières et qui peuvent aider chacun à construire son équilibre intime.