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Chapitre XII : Obstacles au changement

(extrait de Michel Volle, e-conomie, Economica 2000)

 On entend souvent prononcer une phrase qui révèle l'importance des obstacles à surmonter : " pour mettre en place un système d'information, il faut que le Président ou le Directeur général s'impliquent personnellement ". Il n'en est pas de même dans les autres domaines de l'entreprise : si les décisions d'investissement, d'organisation, sont soumises à l'approbation des dirigeants, personne ne dit que dans ces domaines les choses ne pourront avancer que s'ils s'impliquent.

On entend dire aussi que le progrès du système d'information rencontre des " obstacles culturels ". Cela signifie qu'il touche aux valeurs, aux habitudes de l'entreprise, que sa mise en œuvre suscite des questions profondes et confuses, et provoque des résistances instinctives. Pourquoi cela ?

1. Enjeux de pouvoir

Les tensions que le système d'information suscite concernent trois pôles de l’entreprise : les " métiers " (direction de la production, direction commerciale etc.), l'informatique, l'" administration " (direction générale, direction financière, contrôle de gestion).

Pôles institutionnels du système d'information

Le modèle M2 décrit au chapitre XI, fondé sur les processus, convient bien aux métiers, car il fait correspondre le système d'information à leur pratique. Ce pôle, qui représente 95 % des effectifs de l'entreprise et détient son expérience professionnelle (à l'exception de l'expérience informatique) est favorable au passage de M1 à M2 même s'il n'en maîtrise pas les aspects techniques.

L'informatique reste cependant sur la défensive. Le passage de M1 à M2 implique pour elle la perte de toute ambition dans le domaine fonctionnel et un recentrage sur sa compétence propre. Or souvent les directions informatiques ont cherché à empiéter sur les responsabilités fonctionnelles des maîtrises d'ouvrage pour se rendre indispensables et éviter ainsi l'outsourcing, ou simplement par goût instinctif du pouvoir. Elles jugent donc le passage de M1 à M2 risqué.

Quant à l'administration de l'entreprise, il lui est demandé d'admettre deux idées nouvelles :

- que l'usage du système d'information requiert un professionnalisme, différent celui de l'informatique mais tout aussi technique. Ce professionnalisme nouveau s'incorpore dans les assistances à maîtrise d'ouvrage qu'elle doit pourvoir en effectifs, former, et admettre autour des tables de négociation,

- que la dialectique entre maîtrise d'ouvrage et maîtrise d'œuvre, où chacun doit défendre ses exigences professionnelles tout en respectant celles de l'autre, apporte à l'entreprise une dynamique utile. Or les directions d'entreprise ont coutume d'éviter ces dialectiques et de les couvrir d'un manteau hiérarchique censé arbitrer.

Ajoutons que les dirigeants qui animent l'administration n'ont souvent aucune expérience de l'informatique : ils n'ont pas de micro-ordinateur, ignorent l'usage de la messagerie, etc. Leur incompétence ne les empêche pas de prendre des décisions, puisque telle est leur fonction ; seulement ces décisions seront souvent inappropriées.

Ainsi, alors que le pôle " métier " veut aller de l'avant, le pôle " informatique " résiste et le pôle " administration " refuse. Ce refus provoque des freinages répétés quand il faut dégager un budget ou arbitrer les questions d'organisation. Des difficultés qui seraient, avec le soutien de l'administration, comme de petits cailloux sur la route, deviennent de gros rochers qui empêchent la progression.

2. Une sémantique incomplète

Le système d'information alimente les tableaux de bord de l'entreprise, et lui permet de construire son expertise. On peut représenter cette construction par un modèle en quatre couches :

Couches sémantiques du système d'information

À la base se trouve l'enregistrement des faits, qui s'opère dans le modèle M2 de façon semi-automatique à partir des processus (communications des clients pour un opérateur télécoms, tickets de caisse pour un magasin, coupons de vol pour un transporteur aérien, etc.).

A partir de ces enregistrements élémentaires, l'entreprise peut produire des indicateurs de tendance (portant sur la demande, les coûts, le partage du marché, etc.). Il faut qu’elle sache ici surmonter divers obstacles : faire la différence entre indicateur économique et donnée comptable, estimer les données manquantes, analyser les séries chronologiques, corriger le mouvement saisonnier, extraire la tendance, produire les segmentations de la clientèle, nécessitent une compétence en production statistique de la part des métiers, et une compétence en utilisation de la statistique du côté de l'administration de l'entreprise, destinataire final des tableaux de bord. Or souvent les dirigeants confondent économie et comptabilité, refusent les corrections de variations saisonnières, etc.

La recherche opérationnelle utilise les indicateurs pour établir et tester divers modèles décrivant les comportements de la demande, des concurrents, des fournisseurs, explorer des hypothèses et enfin éclairer la stratégie.

L'expertise se présente sous deux formes : celle qui est dans les têtes, celle qui est incorporée dans les outils:

  • le responsable qui a longuement travaillé les données, testé les hypothèses, exploré les scénarios, dispose d'une représentation claire de son domaine d'action, ainsi que d'une aptitude au diagnostic qui lui permet de voir d'un même coup d'œil les problèmes à résoudre et leur solution ;
  • le système d'information fournit à la première ligne de l'entreprise, dans des fenêtres qui s'affichent à l'écran, des indications permettant de traiter chaque client en tenant compte de la valeur qu'il représente pour l'entreprise (sa " life time value ") ; il fournit aux superviseurs une aide qui soulage leur charge mentale lorsque les problèmes d'exploitation s'accumulent, etc.

Cette expertise se construit sur la base des indicateurs et des modèles de la recherche opérationnelle. Or il arrive qu'une entreprise demande au système d'information de fournir cette expertise (dans les têtes des dirigeants, dans les outils de la première ligne) sans pour autant la soutenir par une statistique et une recherche opérationnelle, comme si l'expertise pouvait découler directement de l'enregistrement des faits :

C'est comme si un opérateur télécoms voulait économiser les câbles et les commutateurs et faire communiquer ses clients par télépathie, comme si un transporteur aérien voulait faire voyager ses passagers sur un tapis volant. Ces solutions ingénieuses existent, en effet, dans " Les mille et une nuits ".

3. Essai d'explication

Il serait trop facile, et faux, d’expliquer ce qui précède par la sottise des personnes, leur mauvaise volonté, leur perversité etc. Les explications de type psychologique ne peuvent pas rendre compte de questions d’organisation. Il faut considérer la structure même de l’entreprise et son fonctionnement pour chercher l’explication.

Nous proposons un modèle en trois couches : en bas se trouve la couche " économique " de l'entreprise (on pourrait dire aussi " couche physique "), où réside la fonction de production (capital, emploi, produits), la formation de la demande, la formation des prix, les relations de concurrence, les partenariats, etc. C'est ici que se trouvent les " métiers ".

En haut se trouve la couche " politique ", celle où se nouent les relations avec les puissances extérieures et où se négocie le crédit accordé à l'entreprise : actionnaires, banquiers (et en outre, dans le cas des grandes entreprises publiques : ministère de tutelle, gouvernement, parlement, Bruxelles, direction du Trésor etc.)

La couche politique a des effets économiques : il n'est pas indifférent pour une entreprise d'être jugée " crédible " par les marchés, car cela lui permet d'obtenir des crédits pour un prix raisonnable ; pour Air France, il était crucial d'obtenir que l'aéroport de Roissy passe de deux à quatre pistes, et donc de contrebalancer l’influence des associations de riverains et les écologistes.

Entre les deux se trouve une couche de " représentation " (que l'on peut aussi nommer " organisation "), où se découpent les concepts qui permettent à l'entreprise de se décrire, de se connaître, de communiquer.

Gramsci oppose deux modèles d'organisation sociale donnant chacun l'hégémonie à l'une des deux couches extrêmes : l'économie, le " business ", l'entreprise aux Etats-Unis ; l'État (ou plus précisément le système politico-financier) en Europe. Dans le modèle américain, la direction de l'entreprise colle au " business " (même si elle remplit bien sûr une fonction politique de communication, notamment vis-à-vis des actionnaires et du marché financier). Dans le système français, qui nous importe ici, elle colle au politique.

Les trois couches de l’entreprise

Dès lors le risque existe d'une coupure: la couche politique peut vivre sans contact avec la couche économique, à laquelle elle demande seulement de fournir les signaux alimentant le jeu politique. Alors la couche " représentation " se coupe en deux.

Coupure entre politique et économie

La partie qui colle à la politique, et qui définit les sphères de légitimité et la production d'images par lesquelles ces sphères se font reconnaître, devient médiatique : la réalité économique de l'entreprise y est représentée par un double symbolique, une image, qui mène sa vie propre selon la mécanique de la communication, exactement comme l'image d'un homme politique, d'une vedette, mène en tant que symbole une vie indépendante de la vie réelle de la personne qui en est support ou prétexte.

La question des tableaux de bord

Voici le témoignage d’un homme d’expérience : " Je suis profondément malheureux de ne pas avoir, comme à Paribas, un tableau de bord permettant de piloter en temps réel la marche de l'entreprise [...] Pendant cinq ans, je me suis acharné, tout en sachant que je heurtais de front l'instinct de survie de la banque commerciale à l'ancienne [...] j'ai relancé impitoyablement François Gille pendant des années, j'ai réclamé des notes, organisé des réunions d'office, inscrit la question aux séminaires du comité exécutif. [...] Ce n'est pas mauvaise volonté, mais incapacité collective non seulement à exécuter, mais à concevoir l'exécution [...] Ainsi je me trouve dans la situation du Titanic, naviguant dans un océan parsemé d'icebergs avant l'invention du radar [...] cette affaire des instruments de gestion est mon plus grand échec. [...] J'apprends donc la plupart des drames de la maison par des rétroviseurs, six à neuf mois après, du fait de la mécanique des comptes semestriels et annuels eux-mêmes décalés de trois mois. […] Je me reproche, malgré un long combat de cinq ans pour les obtenir, de n'avoir pas agi avec plus d'autorité, voire avec la violence de l'instinct de survie, pour obtenir les indispensables comptes de gestion qui m'ont fait défaut jusqu'au dernier jour. "

Le partage du pouvoir entre dirigeants à l'intérieur de l'entreprise obéit à la même logique médiatique. Les zones de légitimité sont des territoires dont les frontières se défendent par des procédés symboliques : qui figure ou non sur la liste de diffusion de telle note ; qui participe ou non à telle réunion ; M. X prend-il ou non M. Y au téléphone ; dans quel délai M. X accorde-t-il un entretien à M. Y si celui-ci le lui demande, etc. Voilà les questions importantes!

La partie de la couche de représentation liée à l'économie de l'entreprise n'est autre que le système d'information lui-même, qui fournit le cadre conceptuel, l'outil d'observation et de synthèse dont elle a besoin pour être représentée, c'est-à-dire pensable, partageable, communicable, mémorisable.

La coupure entre la couche politique et l'économie - c'est-à-dire la coupure entre le milieu des dirigeants de l'entreprise et le fonctionnement économique de celle-ci - est manifeste lorsque le système d'information ne parvient pas à communiquer avec les dirigeants. La pierre de touche est ici la qualité des tableaux de bord. Le fait qu'une direction d’entreprise n'accorde pas d'importance à l'observation des faits, à leur synthèse, à l'analyse des tendances, à la confrontation des modèles explicatifs, révèle que pour ses dirigeants la réalité se résume au politique, à leur image auprès des actionnaires, des banquiers ou du gouvernement. Il est d'ailleurs bien naturel et très fréquent, observons le en passant, qu'une personne se conforme aux critères de jugement de ceux à qui elle doit son emploi.

Il arrive ainsi que les couches économique et politique coexistent et mènent leur vie chacune de son côté, les frictions ne se produisant que lorsqu'une décision économiquement nécessaire bute sur un refus à motivations politiques. Si l'on sait éviter ce type de situation, l'entreprise peut prospérer - et d'ailleurs, nous l'avons vu, la couche politique peut avoir une action favorable à la survie de l'entreprise.

Décision et information

On peut illustrer le raisonnement ci-dessus en examinant la façon dont sont prises les décisions. De nouveau, nous allons pouvoir confronter deux modèles d'entreprise, " à la Française " et " à l'Américaine ".

Des dirigeants comme Robert Crandall (American Airlines) ou Herbert Kelleher (Southwest) travaillent beaucoup pour préparer leurs décisions . Crandall tient tous les matins une réunion de brainstorming avec les dirigeants de l'entreprise. Ils épluchent les données, modèles, simulations concernant le comportement des concurrents, des clients, des fournisseurs, et explorent les stratégies possibles. Malheur à celui qui n'apporte pas à l'instant les données nécessaires à la réflexion. C'est cette méthode qui a permis à American Airlines d'inventer presque tous les procédés économiques nouveaux du transport aérien : GDS, yield management, b-scale, etc. De même, Kelleher procède avant d'ouvrir une navette à des études soigneuses sur les synergies possibles entre les deux villes que la navette va relier, et l'externalité croisée qui peut en résulter entre la navette et l'économie de ces villes.

Ces dirigeants, qui travaillent beaucoup sur l'information, sont des experts dont les réflexes sont affûtés par l'examen anticipé des scénarios possibles et par la connaissance des ordres de grandeur et des réactions du marché. La qualité de leurs décisions est élevée; nous les avons représentés par le point en haut à droite sur le graphique ci-dessus.

Le dirigeant " à la Française " vit dans le monde de la politique ; il ne se soucie pas de l'information, ne réclame pas et ne regarde pas les tableaux de bord. Il décide " au pif ", ce qui ne veut pas dire que la qualité de ses décisions soit déplorable : l'intuition, affinée par des contacts informels avec des collaborateurs et par des visites sur le terrain, peut permettre d'éviter les plus graves erreurs. Cependant ses décisions ne peuvent pas avoir la précision, l'énergie, la continuité que l'on trouve chez des dirigeants comme Crandall ou Kelleher. Nous représentons donc le dirigeant " à la Française " par le point situé à gauche sur le graphique.

Supposons que ce dirigeant, conscient de ses lacunes, se mette à compulser des statistiques, à regarder des tableaux et des courbes. Cet effort méritoire a d'abord un effet négatif : la fraîcheur, le bon sens qui soutenaient son intuition sont détruits sans qu'il soit pour autant devenu un expert. L'arbre lui cache la forêt, tel détail vu dans les tableaux de nombres le préoccupe à l'excès. Il se trouve au point bas du graphique ci-dessous. La qualité de ses décisions a baissé, et ses collaborateurs regrettent le temps où il travaillait moins, mais où il était plus raisonnable.

Le dirigeant qui commence à regarder l'information passe ainsi par une phase pénible durant laquelle ses décisions seront moins bonnes, son intuition moins fidèle. Il fait la même expérience que le chercheur, parti plein d'espoir sur une piste prometteuse, et qui ne peut parvenir au résultat qu'après une période aride où ses idées simples sont détruites avant qu'il puisse les remodeler. L’effort finira par payer s'il est poursuivi avec sérieux - et alors le dirigeant sera devenu un expert redoutable.

Système d'information et qualité de la décision

Mais cet idéal n'est pas celui du dirigeant " à la Française ", car ce n'est pas ce qu'attendent de lui les pouvoirs qui l'ont nommé. L'expertise fonde des convictions fortes, incompatibles avec la " souplesse " que souhaitent avant tout les politiques. Il ne perçoit donc pas la possibilité ou l'utilité d'une position analogue à celle de Crandall ou Kelleher. Sa position naturelle est maintenue à gauche de notre graphique, où le rendement marginal du travail est négatif. Si l'entreprise est disciplinée, si la légitimité des dirigeants n'est pas écornée par leur manque d'expertise (il suffit pour cela qu'ils sachent bien jouer le rôle médiatique qui leur est reconnu), les choses ne se passent pas trop mal - tant que l'entreprise n'est pas en concurrence avec une autre dirigée par un expert, car alors sa direction ne pourra plus faire le poids.

Les trois règles du conformisme

Dans une entreprise où la direction est essentiellement politique, les métiers eux-mêmes sont incités à s'écarter de la rigueur professionnelle et à obéir aux trois règles fondamentales du conformisme : " Pas de vagues ", " Pas vu, pas pris ", " Après moi le déluge ".

Illustrons-les par des exemples. Ceux qui évitent avec pudeur les vérités désagréables les jugeront de mauvais goût, d'autres y reconnaîtront certaines expériences.

" Pas de vagues "

Le premier devoir d'un responsable est de couvrir les fautes de ses subordonnés ; il n'y a jamais de sanctions - sauf envers ceux qui " font des vagues ", " du zèle ", et font ainsi apparaître des problèmes qu'il vaudrait mieux ignorer.

Le mot " compétence " possède une acception administrative qui s'écarte de l'usage courant. En français courant, une personne compétente est celle qui a le savoir nécessaire pour faire son travail. En français administratif, la personne compétente pour traiter une question est celle dont cette question relève selon l'organigramme. Lorsque la compétence administrative entre en conflit avec la compétence du savoir, c'est à la première que l'on donne raison, car sinon ce serait l'anarchie.

Une innovation risque toujours d'entraîner des réorganisations, donc un changement des conditions d'utilisation de la force de travail. La meilleure tactique pour combattre l'innovation, c'est d'évoquer les " problèmes sociaux " qu'elle risquerait de susciter. Il est opportun de se rengorger lors de cette manœuvre (le " goitre du dirigeant " donne à la voix un son grave) et de prendre un air très préoccupé.

" Pas vu, pas pris "

Le pouvoir ne procure de plaisir que s'il est arbitraire. Faire appliquer une décision rationnelle, ce n'est pas vraiment du pouvoir, puisque ceux auxquels elle s'applique peuvent y adhérer en se fondant sur leur propre raison. Les contraindre à appliquer une décision absurde, par contre, c'est du plaisir à l’état pur. Il serait naïf d'ignorer le penchant de l'être humain pour de telles voluptés - qui, comme l'adultère, sont sans conséquences tant qu'elles restent indécelables.

La rétention d'information, le retard des signatures, transforment les collègues en suppliants et constituent des monnaies d'échange : c'est ainsi que l'on devient quelqu'un d'important.

Il ne faut jamais se sentir tenu par un engagement. Prendre un engagement ne coûte rien, et permet de se débarrasser d'une trop forte pression, l'essentiel étant que la promesse soit oubliée (ou qu'il soit de mauvais ton de la rappeler) lorsque l'engagement arrivera à échéance.

Si l'entreprise contraint à faire des reportings, il faut en retarder la fourniture en alléguant les difficultés de la collecte d'information et les urgences opérationnelles, et entourer les évaluations d'un tel flou qu'elles échappent à la discussion.

" Après moi, le déluge "

La légèreté des informaticiens qui ont continué à coder les années sur deux caractères alors que l'an 2000 approchait illustre à elle seule cette rubrique.

L'insouciance avec laquelle les entreprises poussent à partir les " anciens " qui emportent avec eux la compétence des métiers, ainsi que la lenteur dans l'embauche des jeunes qui apporteraient des compétences conformes à l'état de l'art en sont un autre symptôme.

L'insouciance se trahit dans les attitudes velléitaires qui associent discours volontariste et pratique de l'immobilisme. La violence du discours est d’ailleurs un sûr symptôme de velléité : l'homme volontaire n'a pas besoin de se montrer violent.

4. Évolution de l'organisation

Nous allons maintenant considérer les entreprises d’un autre point de vue, plus proche de la chronologie, en montrant comment peuvent se succéder des formes d’organisation reliées chacune à une époque de notre histoire, et comment se fait le passage de l’une à l’autre.

Nous utiliserons des modèles qui se conjuguent en proportions variables selon l’entreprise considérée, l’histoire ayant déposé dans chacune des strates plus ou moins épaisses et plus ou moins récentes.

Système des caciques : A

L'entreprise A est dirigée par des " anciens ". Chacun a durant sa carrière construit un réseau de relations et négocié sa zone d'influence. Le directeur général est un arbitre qui veille à l'équilibre des pouvoirs en donnant raison (et budget) tantôt à l'un, tantôt à l'autre. Il divise pour régner. L'énergie de l’entreprise A se consume en négociations internes.

Les qualités demandées au personnel y sont discipline, dévouement, fidélité, égalité d'humeur. Ses compétences, acquises avant l'entrée dans l'entreprise, y progressent peu car elles ne constituent pas un critère d'avancement.

La dynamique de l’entreprise A peut coïncider par hasard avec son intérêt à long terme. En général, l’entreprise A ne peut survivre que si elle est protégée. C'était le cas des monopoles publics avant que la concurrence n'arrive, c’est le cas de certaines entreprises protégées par un monopole local.

Système " rationalisé " : B

L'entreprise B est divisée en centres de résultat dotés chacun d'objectifs et d'une comptabilité permettant d'évaluer l'efficacité des managers. Pour construire la comptabilité analytique, il a fallu définir des conventions âprement négociées ; une fois ces choix faits, la négociation concerne la décision d'investir, que le calcul éclaire sans ambiguïté sinon sans incertitude.

B est caractérisée par la décentralisation des responsabilités au sein du management. L'organigramme qui définit les entités et désigne leurs responsables est la pièce maîtresse de l'organisation. Il doit être assez stable dans le temps pour que l'on puisse confronter engagements et résultats.

L'emblème de l’entreprise B (organigramme et noms propres)

Ce système convient à des entreprises produisant en série des produits standards sur des marchés à évolution lente. Il facilite la gestion des infrastructures, l'organisation d'une force de travail spécialisée, la préparation des plans d'investissement.

Les compétences demandées sont des savoir-faire correspondant chacun à des tâches définies. L'entreprise dispense les formations nécessaires ; des qualifications standardisées rendent les individus interchangeables.

Le passage de A à B a des avantages : rupture avec l'inefficacité des caciques ; transparence facilitant la décision stratégique ; compression des coûts. Il se fait souvent, sous la pression d'une concurrence par les prix, pour diminuer les coûts et restaurer la marge. Il implique l'élimination des caciques, la mise en place de centres de résultats et de procédures de planification. Il comporte un changement des critères de gestion, donc des points de repère du personnel.

Système " organique " : C

Pour l'entreprise C, le mot clé est processus, au sens de " suite des opérations permettant de traiter une affaire " : un processus part d'un événement extérieur (réclamation d'un client, demande d'un agent) et parcourt une boucle qui se ferme lorsque l’événement extérieur a reçu la réponse appropriée. Identifier les processus, les organiser, les équiper, tels sont les enjeux de C.

L'emblème de l’entreprise C (boucle d'un processus)

Beaucoup de ces processus sont transverses à l'organigramme : une structure de projet, une décision d'investissement, la relation avec un client, demandent que s'enchaînent des opérations relevant d'entités diverses. Alors que toute présentation de l’entreprise B commence par l'organigramme, la présentation de l’entreprise C commence par les processus. Pour l’entreprise C l'activité essentielle réside dans le système d'information.

La réalisation d'un processus implique une succession de décisions. Il n'est pas possible de faire prendre chacune par la hiérarchie: elles doivent donc être prises par le personnel. Le contrôle hiérarchique joue a posteriori, et répond aux dysfonctionnements en adaptant le processus.

La hiérarchie est courte, le contact entre base et sommet est facile. Le travail est qualifiant : les personnels se forment en travaillant. Les qualités qui leur sont demandées sont l'adaptabilité (pouvoir activer des processus divers) ; le bon sens (prendre la décision juste face à un cas particulier imprévu) ; l'esprit de responsabilité (assumer les décisions sans angoisse).

Dans l’entreprise B, la responsabilité était décentralisée, mais seulement au sein du management. Dans l’entreprise C, elle est décentralisée vers les exécutants eux-mêmes.

Le passage de B à C est difficile. B résiste à la mise en place des processus, d'autant plus qu'elle est mieux organisée. Pour une entité jugée sur ses comptes analytiques, tout échange avec l'extérieur doit en effet être valorisé. Un processus qui traverse sa frontière doit être muni de compteurs. Or la mesure, aisée lorsqu'il s'agit de biens, est délicate lorsqu'il s'agit de services (comment évaluer une expertise ? si plusieurs entités coopèrent à un même processus, comment en partager la responsabilité ?). Il est difficile dans l’entreprise B de mettre en place des structures de projet, et pratiquement impossible de trouver le centre de résultat qui accepterait de porter une dépense nécessaire pour l'entreprise, mais qui aurait un effet négatif sur ses propres comptes.

Il avait fallu casser le système des caciques pour passer de A à B ; il faut casser le système des entités et des comptes pour passer de B à C. Chacun de ces passages suppose sacrifices et destructions.

Culture de l'entreprise C

Dans l'entreprise C, la règle ne passe pas par des consignes à appliquer automatiquement, ou par une hiérarchie à laquelle il s’agit d’obéir : il s’agit de processus dont la mise en œuvre suppose le traitement responsable des cas particuliers. L'exercice de cette liberté suppose une discipline plus exigeante que l'obéissance à une règle.

Le fonctionnement organique de C se rattache à la modernité, terme auquel nous donnons le sens suivant : " conception du monde, et de l'insertion de la personne dans ce monde, qui donne la priorité à la liberté et à une éthique de la responsabilité ". Dans cette phrase, le terme " personne " désigne l'être humain qui, affranchi des caractéristiques accidentelles de son individualité (état civil, tempérament, époque), découvre l'humanité qu'il partage avec tous et qui est en ce sens universelle. Ce point de vue permet de fonder une réflexion éthique rigoureuse.

La personne n'est pas seulement responsable de ses actes dans le cadre du processus, mais elle est responsable aussi du processus lui-même, qu'il faut faire évoluer. Si chacun est conscient de l'utilité des règles, chacun doit percevoir aussi leur caractère construit, conventionnel. La règle, la hiérarchie ne sont pas idolâtrées; ce sont des instruments subordonnés au service de l'entreprise.

Cette conception de la responsabilité concerne aussi les représentations et le langage qui sert à les partager. La construction d'une représentation est le fait d'une " intentionnalité " qui reflète à la fois la situation particulière d'une personne et l'action que cette personne entend conduire. L'intentionnalité ne se réduit pas à l'individualisme subjectif (la modernité rompt avec le romantisme), mais implique la prise de conscience objective d'une situation particulière. La représentation ne se réduit donc pas à une algèbre de concepts conditionnée sociologiquement : elle se réfère selon un critère de pertinence à la situation particulière de la personne et à l'action responsable dont elle vise à fournir le cadre.

Cette démarche suppose une méthode permettant de créer des règles pertinentes. L'art moderne a donné l'exemple : le créateur définit librement, mais non arbitrairement, les règles qu'il va respecter. Les exigences éthiques et intellectuelles de l'entreprise C invitent ainsi à dépasser la banalité cynique du " business is business " et les habitudes du corporatisme ou de l'autoritarisme.

Les modèles A, B et C entretiennent dans chaque entreprise un contrepoint complexe. Dans C, avec la décentralisation des responsabilités, la qualification par le travail, l'adaptabilité etc., le lieu de travail rejoint la culture de notre temps. Ce n'est pas facile : la culture de la liberté est exigeante, même si des personnes à l'esprit un peu rigide lui trouvent les apparences du laisser-aller.

Dans B, avec l'organisation de compétences spécialisées, c'est le règne de la règle explicite. On est dans le monde industriel, avec sa force de travail embrigadée, son efficacité dans un cadre fixe. Ce monde fait peu de place à la liberté et, s'il est moderne, c'est dans un autre sens que celui que nous associons au mot " modernité ".

Un système féodal permet aux caciques de déployer leur originalité individuelle, et la culture n'est pas absente de A - mais elle renoue avec des formes archaïques.

En lisant ce qui précède, on aura bien senti que nous jugeons le modèle C plus intéressant que les deux autres. Pourtant, nous percevons bien quelques dangers et quelques pièges. Il peut être bien commode, dans la situation risquée de l’économie du STC, de faire porter par les salariés une part de risque ; ils en paieront le prix psychologique, et l’entreprise économisera des frais d’assurance. Il peut être bien tentant, pour des pervers (et il s’en trouve dans toutes les entreprises) de conjuguer un discours décentralisateur avec une pratique oppressive de contrôle indiscret, d’autant plus que les nouvelles technologies en donnent tous les moyens. La mise en œuvre du modèle C doit s’accompagner de précautions et de vigilance, et s’ancrer sur les fondements éthiques solides que nous évoquerons au chapitre XV.

5. La " tache aveugle "

Les mécanismes sociologiques que nous venons de décrire sont bien connus des cadres des entreprises ; ils alimentent les conversations humoristiques ou désabusées qui se tiennent à la cafétéria - et qu'il convient d'écouter attentivement, car elles sont symptomatiques. Si ces mécanismes perdurent, c'est parce qu'ils ont pour racine un problème non sociologique, mais philosophique, et donc difficile à poser simplement. Pour le tirer au clair, nous allons devoir suivre une progression un peu délicate.

Le système d'information d'une entreprise réside dans l'espace des représentations. À sa base se trouve un socle sémantique, avec la définition des " populations " et des " individus " qui les composent (" individus " et " populations " s'entendent ici au sens qu'ils ont en statistique; l'" individu " peut être un client, une entreprise, un franc de dépense, un îlot d'habitations, etc.), les nomenclatures selon lesquelles s'organisent les concepts, les procédures d'identification etc.

Ce socle sémantique est mis en œuvre sur une plate-forme technique constituée par les bases de données, la répartition des mémoires et puissances de calcul, l'architecture client-serveur, les réseaux. Cette plate-forme doit fournir une qualité de service convenable (taux de panne, durées d'attente, coupures de communication), pour un prix acceptable: elle doit être dimensionnée pour une " période de pointe ".

Or le dimensionnement des ressources doit anticiper sur le comportement des utilisateurs. En effet, leur réseau n'obéit pas à des lois déterministes ; il ne réagit pas comme un circuit hydraulique où la transmission de la pression respecte des proportions prévisibles : l'utilisateur d'un réseau " se comporte " comme un automobiliste. Si une route nationale se bouche, certains prendront leur mal en patience, d'autres la quitteront pour une route secondaire ; la distribution de ces comportements est aléatoire. Si le débit des routes secondaires est suffisant, ils soulageront la route nationale ; sinon, ils encombreront aussi les routes secondaires et étendront le blocage à tout le réseau.

Il en est de même sur un réseau informatique. Si le serveur de communication tombe en panne, certains chercheront à passer par le serveur de télécopie; si celui-ci est trop peu dimensionné il tombera lui aussi en panne ; s'il est solidaire des serveurs applicatifs, la panne se généralisera jusqu'au blocage de tout service.

Ainsi le dimensionnement doit tenir compte du comportement des utilisateurs en cas de panne. Le calcul suppose une manipulation des probabilités (des trafics, des pannes, des comportements en cas de panne etc.) à laquelle on se livre rarement. L'expertise remplace donc le calcul. L'expert est déjà tombé dans les pièges et s'en est sorti, à chaud, sous les lazzi des utilisateurs. Il a appris à anticiper, par l'intuition, les accidents possibles sur un réseau.

Cette intuition peut parfois s'exprimer de façon simple : il peut ainsi prévoir que si une entreprise met en place un nouveau système sans former les utilisateurs, ceux-ci commettront des erreurs, et que le " help desk " sera surchargé de questions élémentaires.

Mais certaines des certitudes de l'expert sont plus difficiles à communiquer. Supposons que l'entreprise souhaite construire un système d'information sur sa clientèle. L'expert sait qu'il faut un répertoire pour identifier les clients et réaliser au moindre coût les fusions de fichiers pour rassembler l'information que l'on a sur un client, quelle que soit sa source. Cependant la construction de ce répertoire a un coût et un délai, et des managers impatients peuvent ne pas en percevoir l'utilité.

Il en sera de même des hypercubes qui accélèrent l'utilisation des bases de données moyennant quelques limitations ; de l'administration des données et de la modélisation des processus, qui clarifient la sémantique d'une opération avant tout développement technique ; de l'équipement des utilisateurs en interfaces multimédia qui élargit la gamme des fonctionnalités possibles ; du dimensionnement de l'infrastructure de serveurs et du réseau ; d'outils qui, comme le serveur de télécopie, économisent le temps et l'attention de l'utilisateur ; de l'unification des messageries, qui permet à l'utilisateur de trouver tous ses messages dans une même boîte aux lettres ; de la documentation électronique et des forums ; de l'équipement des processus en workflows, etc.

Sur tous ces sujets, l'expert est éclairé par une évidence aussi simple et forte que celle qui s'impose à l'architecte qui équilibre des forces en leur fournissant des points d'appui ; mais sauf exception cette évidence ne sera pas partagée par les non-experts.

Pourtant d'autres expertises sont partagées par tous. Si, dans une compagnie aérienne, quelqu'un proposait de faire voler les avions sur le dos " parce que les passagers trouveraient cela amusant et que cela nous distinguerait de la concurrence ", il serait déconsidéré car chacun sait que les passagers n'apprécieraient pas cette acrobatie d'ailleurs impossible. Par contre, dans le domaine du système d'information, l'expert entend dire des énormités équivalentes à " faire voler des avions sur le dos ", et qui passent pour des hypothèses à considérer (" on fera le répertoire en dernier ", " il ne faut pas installer de serveur de fax parce que cela ferait croître la dépense en télécoms ", " il ne faut pas formaliser le processus sous la forme d'un workflow parce que cela reviendrait à graver en dur les erreurs que le processus comporte ", " il faut des économies opérationnelles immédiates, la recherche de la cohérence relève d'une démarche intellectuelle et donc superflue ", " la maîtrise d'ouvrage doit être faite par l'informatique ", " l'administration des données peut attendre la fin du développement ", " je ne crois pas à l'Internet ", etc.).

Il est difficile de communiquer l'expertise sur le système d'information parce qu'il s'agit d'une spécialité nouvelle. En outre, le système d'information entoure les tâches pratiques, matérielles (faire une réparation, livrer un produit, transporter un paquet) de représentations fournissant la grille conceptuelle selon laquelle sont effectuées observations et mesures. Il n'est pas facile de comprendre ce que l'on gagne en redoublant ainsi des tâches pratiques par leur image, structurée par un cadre conceptuel. L'efficacité matérielle d'une représentation immatérielle sera parfois perçue au coup par coup, mais rarement dans son principe et sa généralité. Chacun peut à la rigueur comprendre que le calendrier de maintenance d'un équipement soit enregistré dans un programme informatique qui édite les documents techniques, produit les " fiches de travail " permettant de travailler dans le bon ordre (démonter une pièce, puis les pièces que ce premier démontage dégage, exécuter les travaux sur les pièces dans l'ordre inverse du démontage, etc.), enregistre les opérations, met à jour le programme d'entretien etc. Mais il ne sera pas facile de comprendre que le système d'information obéit à une " physique " qui lui est propre, celle du dimensionnement des ressources et du modèle en couches de la représentation. Que les contraintes de la sémantique soient aussi rigoureuses que celles de la physique, c'est un fait que peu de managers sont prêts à reconnaître.

Lorsque l'expert exprime une évidence relevant du bon sens, il observe le regard distrait de son interlocuteur, son empressement à parler d'autre chose ; on lui enjoint finalement d'être " plus concret ". Cet emploi du mot " concret " est révélateur. Ce mot a en effet une acception différente selon que l'on utilise le langage de la philosophie, où il a un sens technique précis, et le langage courant. Dans le langage philosophique, " concret " s'oppose à " abstrait " comme " individuel " s'oppose à " conceptuel ". Est concret cet objet-ci, que je peux manipuler s'il est devant moi (cet ordinateur, cette tasse de café). Est abstrait le point de vue sous lequel je considère un objet, et le concept sous lequel je vais le classer (forme, poids, couleur, matière, etc.). Tout objet individuel (concret) réalise de facto la synthèse de diverses catégories conceptuelles (abstraites).

Or dans le langage courant " concret " est synonyme d'" habituel ", abstrait est synonyme de " nouveau ". Rien de plus concret, pour un cadre qui s'inquiète de sa carrière, que des catégories comme " cadre supérieur ", ou même " C6 ", qui n'ont de sens que dans la convention collective. Ainsi les catégories abstraites fréquemment utilisées par le raisonnement (types d'actifs pour un financier, types d'outils pour un ouvrier, subtilités de la mode pour une personne coquette) usurpent le qualificatif " concret ".

Place de la tache aveugle

Croisons les deux acceptions des termes " concret " et " abstrait ". Chacun est à l'aise dans le monde de ses objets habituels, monde en somme doublement concret. Les catégories abstraites dont il a l'habitude déterminent la grille de représentation qui associe à chaque objet concret les concepts dont il relève ; pour lui, ces catégories sont " concrètes ", car elles délimitent ses intentions, désirs, craintes, répulsions, et confèrent un sens à son action.

Les objets individuels dont il n'a pas l'habitude, concrets au sens philosophique, se plient mal à sa perception parce qu'il ne dispose pas de grille pour en rendre compte. Il ne saura pas les classer par rapport à ses désirs, intentions etc., il ne saura pas quoi en faire. Si ses sens les perçoivent, son entendement ne sait pas les " penser ". Ils seront donc ignorés ou jugés " abstraits ", ce qui est une façon de dire qu'ils le mettent mal à l'aise.

Quant aux concepts dont il n'a pas l'habitude, ils n'existent pas. Inhabituels et imperceptibles (puisque à la différence des objets individuels ils ne se présentent pas devant les sens), ils se trouvent dans la " tache aveugle " de l'intellect. Leur évocation lui semble futile, du " bavardage ", du " bruit ". Il attend qu'elle cesse pour pouvoir parler des " choses réelles ", c'est-à-dire de celles dont il a l'habitude.

Regardez ce père de famille qui parle avec son fils de dix-sept ans. L'adolescent vit avec ses copains, pense à son habillement, à la musique qu'il aime. Si le père cherche à lui expliquer que ce qu'il apprend au lycée sera utile, plus tard, dans sa vie professionnelle, il évoque quelque chose qui se trouve très loin de ce que l'adolescent est prêt à entendre... que le père soit éloquent, habile, clair dans ses explications n'y changera rien. Lorsque l'interlocuteur est sourd, l'éloquence est inutile.

L’aveuglement devant l’inhabituel

Jeanne Favret-Saada a bien décrit l'aveuglement devant l'inhabituel: " Les notes que je pris en 1971 d'après la bande magnétique que j'avais enregistrée au cours de cet entretien portent alors cette mention étonnante, significative de la surdité qui m'affecta si souvent au cours de mon travail : " Suit une histoire inaudible [ ... ] ". Il me paraît invraisemblable aujourd'hui que seul ce passage ait été inaudible : quand, plus tard, j'y entendis le ronronnement de la machine à laver des Babin, cela ne m'empêcha pas de comprendre leurs paroles. Au pire, Joséphine m'avait alors parlé avec un débit précipité [ ... ]. L'hypothèse la plus probable est donc que je ne voulais pas entendre le récit de cet épisode capital - sur lequel je ne posai d'ailleurs aucune question - parce que de le prendre en considération m'aurait conduite à réviser la version que je m'étais alors constituée de l'histoire des Babin. "

Nous construisons durant notre formation la grille à travers laquelle nous percevons le monde ; elle structure ce que nous pouvons voir. Cette grille indispensable, imperceptible comme nos lunettes (" qui nous permettent de voir, mais que nous ne voyons pas ", dit Heidegger), nous enferme dans les perceptions qu'elle autorise. Lorsque quelqu'un tient devant nous un discours relevant d'une autre grille, nous cessons d'écouter, nous sommes agacés, nous croyons perdre notre temps, nous avons hâte de retrouver le terrain familier des représentations habituelles.

Le penseur sait interpréter ses propres réactions de distraction, d'agacement, de surdité. Elles lui indiquent les voies par lesquelles il pourra sortir de la prison de ses représentations ; cela lui demande un travail parfois pénible mais crucial. C'est d'ailleurs à cette ouverture, à cette " simplicité " que l'on reconnaît le penseur. Mais les dirigeants ne sont pas tous des penseurs. Ils ont reçu une formation dite supérieure, et la jugent suffisante puisqu'elle leur a permis de " réussir ". Les représentations qui sortent des habitudes de leur milieu leur semblent sans intérêt.

Le système d'information se trouve dans la tache aveugle des dirigeants parce que la formation au système d'information ne fait pas partie de leur bagage initial. Mais surtout la démarche qui fonde le système d'information suppose que l'on soit libre envers les représentations, que l'on sache les manipuler comme des instruments de l'action. Cette relativisation des représentations, cette souplesse, vont de pair avec l'aptitude à les reconcevoir, donc avec une attitude dont à présent seuls des penseurs sont capables.

Pour que l'entreprise assimile la logique du système d'information et sache en faire un instrument de l'action, il faut que ses dirigeants deviennent dans une certaine mesure des penseurs, et qu'ils soient à l'aise pour créer, réviser et détruire les concepts et catégories qui fondent leurs représentations. L'importance que prend le système d'information dans la vie des entreprises aidera cette évolution, mais celle-ci ne sera certainement ni facile, ni rapide.

Annexe 1 du chapitre XII : Sottisier des nouvelles technologies

Nous avons noté méthodiquement, dans l'esprit du " dictionnaire des idées reçues " de Flaubert, des phrases que nous avons entendues sur les nouvelles technologies. Le langage de l'entreprise mérite d'être écouté attentivement, car il est révélateur des situations de crise (cf. annexe 2 de ce chapitre).

Administration des données : " L'administration des données n'est pas prioritaire. Elle relève d'une démarche intellectuelle, donc superflue. Ce qu'il me faut, c'est des économies immédiates dans l'opérationnel " (un DG, 1995)

Annuaire : " Pas question de faire un annuaire de l’entreprise : si les numéros de téléphone des gens sont connus, ils recevront des appels et ne travailleront plus " (un directeur régional d'une administration)

Annuaire (bis) : " Les syndicats s’opposent à ce que l’on mette sur l’annuaire, en face du nom d’une personne, l’indication de sa fonction. Qu’y faire ? " (un autre directeur régional)

Client serveur : " Proposition A): Le client-serveur sera bientôt une technologie du passé. Or 99% de nos clients n'en sont pas encore là. Proposition B) : Dans seulement 20 à 30% des grands groupes on accepte de parler de technologie au niveau du top management " (un représentant d'une grande entreprise de consulting)

Cœur de métier : " Nous nous recentrons sur notre cœur de métier ; eh bien exprimer des besoins, ce n'est pas notre cœur de métier "

Commerce électronique : " Le commerce électronique ne nous sert à rien, car il ne fait pas croître le trafic sur le réseau " (directeur chez un opérateur télécoms, 1995)

Compléments de service : " Je vais essayer de vous transférer " (phrase courante ; la prononcez-vous parfois ?)

Compléments de service (bis) : " Moi, mon téléphone, tout ce que je lui demande c’est de ne pas tomber en panne. D’ailleurs personne ne sait utiliser les compléments de service ".

Consultants : " Tous incompétents et vendus aux constructeurs. D’ailleurs, ils rédigent leurs études en recopiant la documentation technique donnée par les constructeurs " (un installateur télécom ; voir " installateurs ").

Culture : " Je suis sûr qu'on n'est pas une entreprise culturelle puisqu'on est une entreprise de conseil et de service " (un représentant d'une grande SSII)

Discrimination : " Depuis qu’on leur a enlevé le 00, les gens défilent dans le bureau de leur chef de service pour pouvoir appeler l’étranger ".

Documentation électronique : " Ces services d’images, c’est très joli mais ça ne fait pas sérieux ".

Etudes : " Les études sont une commodité " (un directeur, 1995).

Homologation : " Notre procédure d'homologation est sérieuse, donc longue. Lorsque nous homologuons un produit il n'est plus vendu sur le marché, qui a deux versions d'avance sur nous " (cf. " messagerie électronique (ter) ")

Innovation : " Nous ne nous permettons jamais de prescrire à un client l'utilisation d'une technologie nouvelle pour lui. Nous ne sommes en aucun cas des prescripteurs. Notre doctrine absolue, c'est de ne jamais aller en matière d'innovation plus loin que ce que le client est prêt à accepter " (un représentant d'une grande SSII)

Informatique : " La satisfaction des utilisateurs ne fait pas partie de mes dix premières priorités " (un informaticien)

Installateurs : " Tous incompétents et vendus aux constructeurs. Ils ne cherchent qu’à vendre du matériel et câblent n’importe comment " (un consultant ; voir " consultants ").

Intelligence : " Comprenez bien qu'ici (2200 personnes) les gens n'ont pas besoin de système d'information personnel, puisqu'ils n'ont pas de données personnelles, car nous avons supprimé les disques dur : comme ça il n'y a forcément que des données collectives sur les serveurs " (un responsable d'une très grande entreprise).

Internet : " L'Internet, moi, je n'y crois pas " (un DG, 1998)

Internet (bis) : " L’Internet, c’est super, tout le monde est avec tout le monde sur le réseau, c’est la démocratie, c'est le dialogue, c’est le commerce, c’est la vie, c'est la voie, c'est la vérité, c’est Dieu ".

Internet (ter) : " Pas d'Internet chez nous : les gens passeraient leur temps à regarder les serveurs pornographiques ".

Internet (quater) : " Je me suis fait imprimer sur papier les pages de notre serveur Web et je les ai regardées pendant le week-end. C'est formidable tout ce que nous avons mis sur notre serveur ! Je vous félicite. Quand je serai à la retraite, il faudra vraiment que j'achète une de ces machines " (un directeur d'administration centrale, 1999).

Maîtrise d'ouvrage : " La maîtrise d'ouvrage [du système d'information] doit être faite par l'informatique " (un DG, 1995).

Marche à pied : " Les gens ont trop tendance à rester confinés dans leurs bureaux. C’est pour cela que nous ne leur donnons pas de moyens télécom évolués : ça les oblige à sortir, à marcher, à se voir " (le secrétaire général d'un centre de recherche, 1990)

Messagerie électronique : " Personne n’utilisera la messagerie électronique " (voir " messagerie électronique (bis) ").

Messagerie électronique (bis) : " Si l’on installe une messagerie électronique, il faudra mettre comme sur le téléphone des filtrages pour ne pas être submergé par les messages ".

Messagerie électronique (ter) : " La norme de l'entreprise, c'est Windows 3.1. Donc si quelqu'un qui travaille sur Windows 95 vous envoie un message comportant une pièce jointe que vous ne pouvez pas ouvrir, la marche à suivre est : 1) copier le fichier sur une disquette ; 2) apporter cette disquette dans le bureau de Mme Untel, qui est équipée de Windows 95 par faveur spéciale, elle transcodera le fichier si elle en a le temps ; 3) revenir dans votre bureau avec la disquette et copier le fichier transcodé sur votre disque dur ; 4) ouvrir le fichier et le lire ". (service " support " de l'informatique d'une grande entreprise, 2000)

Micro-ordinateur : " Jamais un directeur ne se mettra à taper sur un clavier. C’est ma secrétaire qui se sert du micro-ordinateur. Il lui est d’ailleurs très utile ".

Micro-ordinateur (bis) : " J’estime que le micro-ordinateur doit marcher tout seul. Si je ne comprends pas la machine, c’est la machine qui a tort ".

Micro-ordinateur (ter) : " C’est vrai qu’il faut faire communiquer les micro-ordinateurs. Mais moi, ce qu’il me faut, c’est des LL et X25 " (un informaticien)

Micro-ordinateur (quater) : " Pourquoi chercher la cohérence ? Que chacun fasse comme il veut, qu’il y ait un peu de pagaïe, c’est super ! " (un autre informaticien).

Muette (voici pourquoi votre fille est) : " L'informatique est de trop bas niveau pour pouvoir être enseignée aux managers et aux décideurs "

Notice d’utilisation : " Votre correspondant est occupé. Vous pouvez obtenir le rappel automatique : consultez la notice " (message enregistré sur le PABX d’un centre de recherches spécialisé dans les télécoms).

Notice d’utilisation (bis) : " Les gens ne liront pas la notice, et il sera impossible de les faire venir à une réunion dont l’objet serait d’apprendre à se servir du téléphone. On n’aura que les secrétaires : les chefs ne veulent pas passer pour des ignorants ".

One to One : " Le one to one, c'est que quand vous entrez dans la cafétéria, on vous sert automatiquement le café qu'il vous faut en fonction de l'heure, sans vous adresser la parole "

One to One (bis) : " c'est formidable ! vous entrez dans un magasin, votre carte à puce sans contact a donné vos coordonnées. Le système retrouve que vous avez un problème de cheveux, et dès que vous vous approchez d'une caisse, l'écran vous propose la promotion du jour pour résoudre votre problème capillaire " (directeur marketing d'une SSII spécialisée dans le conseil en stratégie et en système d'information, 1999)

Plan qualité : " Excusez moi mais je ne sais plus très bien ce que fait mon projet parce que je suis en train de rédiger son plan qualité "

Recherche de personnes : " Pas question de porter un " bip " sur moi : je ne veux pas que l’on me prenne pour le pompier de service ".

Répondeur : " A quoi ça sert, les répondeurs ? Moi, quand je tombe sur un répondeur, je raccroche aussitôt ".

Responsabilité : " Les gens sont irresponsables. Si vous ne les faites pas passer par le standard, ils téléphoneront tout le temps à l’étranger pour avoir des nouvelles de leur famille qui est en vacances " (le directeur régional d'une administration)

Serveur de télécopie : " Il ne faut pas installer de serveur de télécopie parce que cela fera croître la dépense en télécommunications. Si les cadres veulent envoyer des fax, eh bien ils n'ont qu'à bouger leurs fesses jusqu'au télécopieur " (un DG, 1997)

Système d'information : " Vos histoires de maîtrise d'ouvrage et de maîtrise d'œuvre commencent à me faire suer : ce ne sont que des conflits de pouvoir. Ce que je vois de clair, c'est que tout ça, c'est de l'informatique e basta " (un DG, 1998)

Télécommunications : " Je ne veux pas savoir ce qui se passe du côté de la téléphonie : moi, avec les LL et X25, j’ai exactement ce qu’il me faut et ça marche très bien " (un informaticien).

Télécopie : " Les gens envoient déjà des notes sans enregistrement, sans signature, sans date et sans liste de destinataires : imaginez la pagaïe si, en plus, on leur donne la télécopie ! " (secrétaire général d'une administration, 1992)

Télécopie (bis) : " On ne va tout de même pas mettre des télécopieurs dans les ateliers. C’est réservé aux directeurs ". (DG d'une entreprise industrielle, 1990)

Trop bonne idée : " Cette idée de service est excellente, mais comme il pourrait être commercialisé par deux branches différentes de l'entreprise chacune attend que l'autre finance le développement. Donc il ne verra jamais le jour ". (1999)

Versions : " Un bon outil est un outil qui permet de développer un projet dans un temps inférieur au délai entre deux versions de l'outil " (un vendeur de progiciels)

Workflow : " Il ne faut pas formaliser les processus sous la forme de workflow, parce que cela revient à graver en dur les erreurs que le processus comporte " (un DG, 1997)

Annexe 2 du chapitre XII : Crise de l’entreprise et crise du langage

La cause première d'une crise de l'entreprise, c'est que son processus de décision est perturbé. Lorsque les missions sont mal définies, les personnes mal choisies, les processus de production mal maîtrisés, la réalité se venge au travers d’incidents qui, non résolus, s’accumulent :

 
Incidents classiques en cas de crise
  • procédures longues et incertaines
  • délais et budgets incontrôlables et dépassés
  • négociations qui ne convergent pas
  • remise en question des décisions
  • désaveu des mandataires
  • ajournement des rendez-vous
  • absentéisme en réunion
  • réunions sans ordre du jour, durée limite ni compte rendu
  • pannes sans responsable identifié
  • messagerie et courrier infidèles
  • documentation non à jour
  • "certification qualité" substituant une sécurité illusoire à la vigilance et à l'esprit de responsabilité
  • informatique désordonnée (ressaisies manuelles, ergonomie pénible, référentiels redondants)

 

Chacun cherche alors non à résoudre les problèmes - tâche devenue impossible - mais à en faire porter par d’autres la responsabilité.

Le naïf qui s’obstine à l’efficacité se désigne ipso facto comme bouc émissaire. Les dirigeants eux-mêmes sont comme quelqu'un qui, perdu dans le désert, marcherait dans la direction opposée à celle du salut. Même s'ils sentent où se trouve la solution, sa simplicité leur inspire une sorte de crainte et ils changent son signe comme s’ils inversaient Sud et Nord d’une boussole. Le meilleur, ils le rejettent. Le pire, ils le choisissent.

Crise du langage

Lorsqu'il y a crise de l'entreprise, cela se manifeste par un symptôme qui ne trompe pas : le langage parlé dans l'entreprise se dégrade. Il suffit donc d'observer le langage pour confirmer le diagnostic de crise. Si le vocabulaire est pollué par des synonymies et homonymies, si les données que fournit le système d'information sont ambiguës - ou, ce qui revient au même, s’il faut des redressements préalables pour les utiliser - les réunions sont encombrées de discussions stériles et l’incertitude sur les faits entraîne la légèreté des décisions. On observe aussi des illogismes et de l'inflation :

 

Manifestations de la crise du langage

  • quand les mots " sérieux ", " professionnalisme ", " méthodologie ", " rigueur " reviennent souvent, c’est signe que ces qualités font défaut : quelqu’un de sérieux ne perd pas de temps à les prononcer.
  • ceux qui ont peur d'être en position de faiblesse si on les comprend cherchent à se protéger par du jargon (débauche d'acronymes, d'anglicismes, de noms propres).
  • certains, pour impressionner, remplacent le mot propre par un terme abstrait (" méthodologie " pour méthode, " problématique " pour problème, " technologie " pour technique, " générique " pour général, " spécifique " pour particulier ou pour local, " commanditaire " pour donneur d'ordres, etc.). Les dégâts sont ici plus graves que ceux causés par le jargon, car c'est le vocabulaire courant lui-même qui est dégradé.
  • le recours systématique au superlatif (" très grave ", " très important ", " très sérieux "), voire au double superlatif (" c'est très très important ") aplatit le langage, le manque de contraste interdisant la perception des priorités.
  • certaines expressions s’autodétruisent : " principes concrets ", " schéma exhaustif ", " synthèse détaillée ", etc. Ces petites bombes sémantiques ont pour détonateur une contradiction entre substantif et adjectif (nécessairement un " principe " est abstrait, un " schéma " sélectif, etc.) ; en disloquant la phrase elles fissurent l’ensemble du discours.
  • la dégradation des concepts accompagne celle du langage. On dit " organisation " mais on dessine un organigramme ; " processus " sans définir livrables, acteurs ni délais ; " qualité " (ou mieux " méthodologie de démarche qualité ") sans indiquer de critères d'évaluation.
  • on confond données comptables (biaisées notamment par le principe de prudence) et indicateurs économiques ; gestion (suivi de l’opérationnel) et expertise ; observation (constat des faits) et explication (utilisation d’un modèle) ; donnée statistique (sur une population) et donnée individuelle ; etc.

 

La " langue de bois " empêchant l'évaluation pondérée des problèmes, il faut un bouc émissaire. Son exécution (mise au placard, dépression puis départ) se prépare dans son dos avec jubilation. Elle procure une détente momentanée mais ne résout rien : il faut alors une nouvelle victime expiatoire. Les énergies s'usent dans la destruction des personnes.

Comment sortir de la crise ?

Peut-on soigner le mal en corrigeant le langage ? Non, car il n'est qu'un symptôme. Si l'on restaure le processus de décision, le langage suivra. Cependant le langage des dirigeants conditionne le processus de décision : c'est à eux en effet qu'il revient de " donner du sens " à l'entreprise. Il s’agit non d'apporter un " supplément d’âme ", expression un peu méprisante (comme quand on dit de celui qui signale une difficulté qu'il a des " états d'âme " ), mais de structurer l’architecture de l’entreprise : processus de production et de gestion, outils de connaissance et d’interprétation, élaboration de la stratégie.

Or pour une entreprise, comme pour un bâtiment, l'architecture a deux aspects : ce qui a été construit s'impose par son évidence et sa pérennité apparente ; ce qui se conçoit, puis se construit, relève de l'imagination et de la volonté. Ceux qui manquent d'imagination ne voient que l'existant (ils appellent cela du " pragmatisme ") et ignorent le possible. L'histoire, en montrant les origines de l'existant, permettrait de percevoir la dynamique de sa conception ; mais l'expérience montre que les conformistes sont imperméables à ses enseignements.

Mieux vaut donc progresser par petits changements pour faire comprendre (" réaliser ", selon un anglicisme ici opportun) puis accepter de nouvelles perspectives. Il ne s'agit alors que de débloquer les conditions pratiques élémentaires du processus de décision :

  • tableaux de bord sélectifs et clairs pour les dirigeants ;
  • comités équilibrés : l’expertise technique s’exprime, la légitimité politique décide ;
  • qualité sémantique du système d’information (administration des données) ;
  • équilibre des responsabilités et pouvoirs entre maîtrise d'ouvrage et maîtrise d'œuvre du système d'information ; etc.

Nous ne détaillerons pas ces conditions : nous voulions seulement montrer que l'examen du langage contribue au diagnostic de crise.

Si l'entreprise fonctionne comme un organisme sain, son langage est sans enflure ; les gens ne parlent plus de " sérieux ", de " méthodologie " ni de " qualité " ; ils disent : " la boîte marche bien ", " c’est simple ", " on sait ce qu’on a à faire ", " on est bien outillés ", " on est bien dirigés ", " c'est efficace ", " ça tourne ", " c'est organisé ". Cette clarté, cette simplicité sont le meilleur actif de l'entreprise. Il se construit progressivement, puis s'entretient, par un processus de décision fin et vigilant.

Annexe 3 du chapitre XII : Approche médicale de l’entreprise

Chaque entreprise a une " personnalité ". Bien que l'entreprise ne soit pas réductible à un individu, cette personnalité est bien distincte. Les discussions ambiguës sur son " cœur de métier " montrent à la fois que cette personnalité existe puisque l'on s'efforce de la cerner, et qu'il est très difficile de la définir.

L'entreprise est un être vivant et donc elle évolue ; pourtant, une fois passée l'ère des pionniers, l'organisation a besoin de stabilité, et le conservatisme la tente toujours. Il peut donc arriver que l'entreprise se bloque et qu'elle serve des finalités qui la parasitent. Alors elle est malade.

Qu'une entreprise puisse être malade ne doit pas surprendre, puisqu'il s'agit d'un organisme vivant. Pourtant les catégories de pensée héritées de notre formation résistent à cette évidence. L'entreprise, croit-on, c'est le domaine de l'efficacité et du sérieux. La pensée économique fait de cette efficacité un postulat, alors que celle-ci ne peut s'obtenir en pratique qu'après beaucoup d'efforts. Ceux qui évoquent la pathologie de l'entreprise risquent de passer pour de mauvais esprits : il est vrai que comme l'on ne sait ni penser ni dire cette pathologie, ils s'expriment le plus souvent sur le mode peu crédible de l'imprécation.

On expliquera alors après coup, par la fatalité ou par la malhonnêteté de quelques-uns, des catastrophes que l'on aurait pu prévenir si l'on avait su prendre une attitude tranquillement et posément médicale. Le système d'information est une aide puissante pour porter un diagnostic sur l'entreprise, puis définir et administrer les traitements curatif et préventif dont elle a besoin.

Représentations de l’entreprise

Il existe plusieurs représentations de l’entreprise. L’économiste dit qu’elle a pour but de maximiser le profit, ce qui lui permet de recourir aux mathématiques une fois le profit défini comme fonction d’autres variables. Le dirigeant, reproduisant le système de commandement des armées et des églises, y voit une structure hiérarchique : cela le conforte puisqu’il est au sommet de la hiérarchie. Le financier la considère comme une entité fiduciaire qui doit susciter la confiance pour avoir du crédit ; son raisonnement associe une mathématique poussée à un souci de l’image proche de la logique des médias. Pour le salarié cadre, elle est le lieu de sa carrière : elle lui offre l’échelle qu’il s’efforce de gravir, un terrain de compétition, le socle institutionnel de son existence sociale (" cadre supérieur à Air France ", " directeur chez Alcatel ", " associé chez McKinsey ", " ingénieur à Framatome " etc.). Le salarié non cadre y voit la " boîte " qui lui donne les moyens de sa vie matérielle en échange d’une partie de son temps. Le syndicaliste la perçoit comme un terrain de lutte ; selon sa tendance, il défendra le salarié non cadre, le salarié cadre, ou le syndicat lui-même qui ambitionne de cogérer l’entreprise, voire de la diriger.

L’homme du marketing la perçoit comme une " marque ", une image, capables de séduire et fidéliser divers segments de clientèle. L’ingénieur pense qu’elle produit biens et services à partir des consommations intermédiaires, de la main d’œuvre et des techniques incorporées dans les machines. L’informaticien, qu’elle utilise les ordinateurs et les applications dont il est le maître. Le comptable, qu’elle émet et reçoit des effets de commerce qu’il classe pour évaluer, conformément aux règles admises, les flux s’accumulant dans le bilan.

Le dirigeant, qui incarne la légitimité, doit pactiser avec d’autres pouvoirs : le territoire, la " plate-bande ", que s’approprie chaque directeur et qui, suivant l’arbre hiérarchique, se subdivise en fiefs d’ampleur décroissante mais toujours bien gardés ; les réseaux tissés autour des écoles d’ingénieurs, syndicats ou partis politiques, et confortés quand l'occasion le permet par une corruption discrète mais habituelle.

Aux pouvoirs internes s’ajoutent des pouvoirs externes : le conseil d’administration qui nomme le dirigeant et peut le révoquer ad nutum ; le pouvoir politique (gouvernement, élus) et administratif (préfecture, Bruxelles, direction du Trésor, impôts, sécurité sociale, direction du travail etc.) ; le banquier qui propose, accorde ou retire des liquidités dont il fixe le prix ; l’actionnaire, sensible comme un cheval ombrageux, qui détermine le cours de l’action ; les amateurs d’OPA à l’affût d’une baisse du cours. Pouvoirs internes et externes communiquent : réseaux et directeurs ont des relations avec les pouvoirs politique et administratif.

Etant tout cela à la fois, l’entreprise ne peut se réduire à l’une ou l’autre de ses définitions, même si la trivialité du " business is business ", le " sérieux " des ingénieurs, l’ " autorité " des dirigeants, prétendent la résumer chacun en quelques phrases. C’est une entité organique, historique, culturelle, sociologique. Elle est le théâtre d’une Comédie humaine qui n’a pas encore trouvé son Balzac : la littérature n’a pas rendu compte de la vie de l’entreprise, à l’exception de quelques caricatures ou romans policiers d’ailleurs intéressants. Il est surprenant que la production symbolique, qui prépare l’imaginaire à interpréter l’expérience, ne se soit pas encore intéressée au lieu où s’enracinent les projets, angoisses, désirs et l’identité sociale de chacun.

Personnalité de l’entreprise

Car l’entreprise ne se réduit pas à la superposition des structures. Elle est aussi une personne. Il s’agit certes d’une personne collective et institutionnelle, et non d’un être humain ; les relations que chacun entretient avec elle n’en sont pas moins affectives, comme avec un pays, un village, une ville, qui " parlent " en reflétant les valeurs, les rêves et l’esthétique de ceux qui les ont conçus.

Chacun perçoit à sa façon la personnalité de l’entreprise. Certains sont sensibles au décorum, à l’architecture des bâtiments, au sérieux des huissiers veillant autour de la direction, à la liturgie des réunions ; leur fidélité s’enracine dans un sentiment de pérennité. D’autres sentent la fragilité de l’entreprise, les menaces de la concurrence, les empiètements de la holding, et une sorte de tendresse envers cet être qu’ils sentent vivant mais fragile les pousse à le défendre. D’autres sont solidaires de leur équipe, puis de leur service, de leur direction, enfin de l’entreprise, leur fidélité variant en raison inverse du nombre des personnes concernées. L’entreprise suscite ainsi des dévouements, des loyautés d’autant plus méritoires qu’elle ne les reconnaît et les récompense pratiquement jamais.

C’est cette personnalité de l’entreprise que l’on évoque lorsque l’on parle de " donner du sens ". Si nous nous plaçons par exemple au point de vue de l’économiste et de l’ingénieur, nous définirons cette personnalité par la valeur ajoutée que l’entreprise entend produire, puis par le processus mis en œuvre pour produire.

La valeur ajoutée - écart entre la valeur de la production et celle de la consommation intermédiaire - suppose qu’il existe une demande : s’il n’y avait pas de clients pour acheter la production, son prix serait nul et la valeur ajoutée serait négative.

La compréhension du besoin du client dans la conception du produit et la détermination de son prix supposent que le marketing contribue à la valeur ajoutée.

La définition du processus décrit comment les ressources de l’entreprise - compétences, machines, main d’œuvre - sont organisées et utilisées.

Les décisions prises sur ces deux composantes de la personnalité de l’entreprise (valeurs ajoutées, processus) sont " stratégiques " au sens précis du terme, car elles impliquent la responsabilité du dirigeant, du " stratège " dont les décisions déterminent pour le meilleur ou pour le pire le positionnement de l’entreprise : types de clients, gammes de produits, partenariats, fournisseurs, techniques, choix des innovations.

La question du " cœur de métier "

Au centre de ces choix se trouve l’identification du cœur de métier de l’entreprise : parmi les diverses activités qui s’articulent dans ses processus, parmi ses produits, quels sont ceux qu’elle considère comme emblématiques, auxquels elle s’identifie ? Attention : si cette question redoutable reçoit une réponse erronée, toutes les orientations de l’entreprise seront faussées.

Or il n’est pas facile de définir le cœur de métier d’une entreprise. Considérons une administration ou une entreprise produisant un service public. Quel est son cœur de métier : être au service du public ? représenter la puissance publique ? conforter le pouvoir d’une corporation ? Elle dira qu’elle est au service du public, mais ce propos sera souvent contredit par un comportement méprisant ou indifférent envers l’" usager ".

Quel est le cœur de métier d’un juge : appliquer la loi, ou évaluer chaque cas particulier à la lumière de la loi en faisant appel à son bon sens ? Quel est le cœur de métier de l’administration pénitentiaire : amender ou punir ? s’il s’agit de punition, quelle est sa nature : privation de liberté ou humiliation de la personne ?

Parfois la définition du cœur de métier subit l’évolution technique et économique. Les opérateurs télécoms situaient leur cœur de métier dans le téléphone. Cependant leur réseau est devenu multiservice avec les données et l’image ; le commerce électronique en a fait une place de marché qu’il faut équiper pour sécuriser les transactions et faciliter les médiations. Ceux qui se sont cramponnés au téléphone, et qui ont fait du trafic un objectif stratégique concrétisé par un critère de gestion (le " delta minutes "), ont fait prendre du retard à leur entreprise en l’incitant à se concentrer sur un produit dont le prix diminuait rapidement.

La relation avec le client fait aussi partie du cœur de métier. Mais lorsqu’une entreprise prend pour slogan " mettre le client au cœur de l’entreprise ", c’est mauvais signe : si le client était vraiment " au cœur ", on n’éprouverait pas le besoin de le dire d'une façon aussi sentimentale. Cela fait penser à ce pays désertique dont la devise était " Pourvu qu’il pleuve ".

Lorsqu’un opérateur télécom refuse d’introduire l’identifiant de l’entreprise cliente dans la facture téléphonique, et émet une facture par ligne, il révèle sa vraie priorité : la ligne compte plus que le client, puisqu’on s’interdit de le connaître et de le traiter de façon personnalisée. Il en est de même dans un hôpital lorsqu’on désigne un patient par le numéro de son lit au lieu de son nom propre.

Les évolutions des métiers, des techniques, de la concurrence obligent l’entreprise à redéfinir sa personnalité. Les distributeurs automatiques de billets ont changé les banques ; l’Internet change la relation avec la clientèle ; le TGV a changé la SNCF ; la déréglementation a bouleversé le transport aérien et les télécommunications. De l’agriculture à l’industrie pharmaceutique, de la sidérurgie au transport maritime, les entreprises ont été obligées de remettre en question leurs acquis historiques. Ces mises en question sont difficiles, pénibles, car modifier la personnalité de l'entreprise a des conséquences sur son organisation (attributions des directions, structure des compétences) : des plates-bandes sont piétinées, certaines carrières se ferment et d'autres s'ouvrent.

Mécanismes du changement

Ces changements se font plus facilement par mort et naissance que par évolution. Certaines entreprises préfèrent couler pavillon haut plutôt que de s’adapter. IBM, qui avait mis son cœur de métier dans la vente, a failli en mourir : des vendeurs, même habiles, ne pouvaient pas percevoir les orientations les plus fécondes du marché alors que le possible technique évoluait dans de nouvelles directions. Les disparitions de Pan Am, Eastern Airlines, People Express, et de banques qui furent glorieuses avant de mourir puis d’être oubliées, montrent qu’un passé prestigieux ne garantit pas la pérennité.

Créée par des pionniers qui pesaient risques et opportunités, l’entreprise était à l’origine modeste et aventureuse. Après le succès, les pionniers se sont ennuyés et sont partis ; leur formule a été érigée en recette par des administrateurs qui en ont fait une paisible routine. Puis les financiers sont venus : ils ont transformé l’entreprise en vache à lait. Alors ses dirigeants ne cherchent plus à " changer le monde ", mais à " faire du business " en accumulant au passage une fortune personnelle. Ses cadres savent que pour réussir il faut se conformer aux dogmes maison et surtout ne pas faire de zèle. Les réseaux politiques, syndicaux, corporatistes l’enserrent pour y pomper toute la richesse et le pouvoir possibles. Ils réagissent devant la nouveauté, la réflexion, comme des reptiles d’autant plus dangereux que leur cerveau minuscule abandonne tout le travail à la moelle épinière. Gare au naïf dont l’initiative touche un point du corps du crocodile : il sera fauché par un mouvement réflexe et broyé instantanément.

Toute entreprise traverse, durant son histoire, des situations dont ces notations illustrent la diversité. La direction générale est animée de conflits dont l’enjeu final est bien, à travers l’entrelacement des intérêts particuliers, la personnalité de l’entreprise. Sur le terrain et au jour le jour, cette personnalité paraît stable comme la surface d’un lac qui cache courants et tourbillons, les échos des conflits internes à la direction s’estompant avec la distance.

Entreprise et marché

Certains économistes négligent ce qui précède. Leur théorie suppose les agents rationnels ; une fois choisis le produit et la technologie, ces agents utiliseraient la combinaison de facteurs qui minimise le coût de production et produiraient la quantité qui maximise le profit. Cependant, si la concurrence est parfaite avec libre entrée, le prix finit par être égal au coût moyen minimal, le profit est nul, et c’est le consommateur qui en dernière analyse bénéficie des efforts de l’entreprise. On peut enrichir ce schéma en considérant le monopole, la concurrence monopoliste etc. Peu importe : dans tous les cas, l’économiste fait un raisonnement statistique et tendanciel ; il postule que les écarts à la rationalité se compensent à court terme, ou bien s’ajustent à long terme par tâtonnement.

Cependant toute la vie quotidienne de l’entreprise, toute l’activité de ses cadres et de ses dirigeants, sont absorbées par les tâches que l’économiste suppose déjà réalisées. Minimiser les coûts de production n’est pas une mince affaire. Choisir la technologie la plus efficace, déterminer les programmes d’investissement, cela demande travail et réflexion, et Dieu sait si cela se discute. Concevoir le produit à commercialiser, définir la politique de prix, organiser la distribution, c'est construire la personnalité de l’entreprise.

Comme le raisonnement économique commence lorsque ces tâches-là sont terminées, il ne les éclaire pas. L’économiste s’intéresse à l’équilibre général qui leur fait suite, non à la vie même de l’entreprise. Nous prenons ici un point de vue médical (examiner les conditions de la santé de l’entreprise) alors que le point de vue de l’économiste, légitime dans son ordre mais limité, est social (il considère la contribution de l’entreprise au bien-être de la société).

Ceci explique un paradoxe. Les partisans du " marché ", qui souhaitent la disparition de toute réglementation, se disent en même temps partisans de l’ " entreprise " ; mais l’entreprise à laquelle ils pensent, c’est celle des économistes qui par hypothèse a déjà fait ses choix internes de façon optimale ; ce n’est pas l’entreprise en train de faire ses choix, de construire sa personnalité. Cette entreprise-là est antérieure au marché auquel elle se prépare ; les clés de sa démarche interne ne sont pas " marché " et " liberté ", mais " organisation " et " décision ". Il s’y produit certes des échanges (d’idées, d’informations, de documents) mais ils ne sont pas marchands. Il s’y crée un équilibre (des forces en présence), mais ce n’est pas celui que les prix d’équilibre instaurent sur le marché. Le marché, c’est l’espace externe à l’entreprise dans lequel elle se meut. Elle s’y réfère, y trouve des points de repère ; toutefois sa logique interne n’est pas marchande.

Pathologie de l'entreprise

Par ailleurs, si " rationalité " et " information parfaite " sont deux postulats qui permettent de construire un modèle économique simple et puissant, il est par contre difficile de modéliser une économie où les agents ne sont pas rationnels (par exemple, de prendre en compte les erreurs d’anticipation et les réactions qu’elles suscitent a posteriori) et où l’information est imparfaite (incomplète, dissymétrique etc.) : ces modèles se présentent sous forme d’arbres de choix dont l’exploration est fastidieuse et dont il est difficile de tirer une synthèse. Le modèle rationnel s’impose dans l’enseignement de l’économie non parce qu’il représente fidèlement la vie de l’entreprise, mais par sa simplicité et sa puissance logique.

Il est alors difficile pour un économiste de se représenter une entreprise malade. Ceux qui témoignent des pathologies sont soupçonnés d’exagération. L’entreprise bénéficie d’ailleurs, outre le préjugé de rationalité, d’un préjugé de sérieux. Elle impose à ses salariés des règles salubres de discipline et de ponctualité. Les normes de sécurité sont rappelées dans ses bâtiments. Le formalisme comptable passe pour une garantie d’objectivité. La hiérarchie bénéficie d’une légitimité que seuls de mauvais esprits peuvent mettre en doute, tant l’unité de commandement semble nécessaire.

D’ailleurs l’entreprise produit. Les trains ROULENT circulent, les avions volent, les machines à laver lavent, les automobiles sortent des usines prêtes à circuler. Rien de tout cela n’aurait lieu, croit-on, si les entreprises étaient malades.

Et pourtant il arrive qu'elles le soient, qu’un dirigeant soit un incapable, qu’une règle soit erronée, qu’une convention comptable aille au rebours de la réalité économique et suscite des décisions fausses, que l’autorité de la hiérarchie couvre des abus. Ainsi une entreprise qui marche certes, et même dégage le profit sans lequel elle ne pourrait longtemps survivre, peut pourtant ne pas être efficace en ce sens qu’elle gâche une partie des ressources qu’elle utilise.

Lorsque l’énergie d’un directeur est consacrée à la défense de sa plate-bande, c’est autant de perdu pour l’efficacité (il faudrait un miracle permanent pour que l'efficacité résultât d'une conjonction de tactiques défensives : pourtant les économistes, lorsqu'ils veulent faire taire les considérations médicales, postulent ce miracle). Les entreprises malades marchent, mais leurs coûts de production ne sont pas minimisés, leur profit n’est pas maximisé, elles ne contribuent pas de leur mieux au bien-être social, et ceci sans même évoquer les externalités (environnement etc.).

Pour bien nous comprendre, considérons les gens dans la rue. Ils n’ont peut-être pas tous bonne mine, mais ils marchent, font leurs courses, vont travailler. Il faut être médecin et les voir en consultation pour déceler les maladies dont ils souffrent et leur recommander un traitement. Il en est de même des entreprises. Derrière la façade de sérieux et de professionnalisme, l’examen médical détecte les pathologies. Souvent elles sont très visibles de l'intérieur ; elles ont été signalées par des personnes de bon sens, mais comme elles sont utiles à certains pouvoirs elles perdurent. Le consultant redit ce que disaient déjà des personnes de l’entreprise - mais il le dit à partir d’un point neutre, car il ne fait pas carrière dans l’entreprise et il est aisé de l'en faire partir. Si sa parole semble une révélation, c’est que sa neutralité la rend audible alors que l’on était resté sourd au bon sens interne.

S’intéresser à la pathologie des entreprises, ce n’est pas faire du mauvais esprit, mais manifester envers ces êtres vivants la sollicitude, le respect, la délicatesse que le médecin doit éprouver envers son patient.