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Economie des nouvelles technologies

Chapitre 15

Mise en perspective

Retour à la table des matières

Efficacité
    Principe de Pareto
    Echange et prédation
Equité
    Limites du contrat social
    Principe de Rawls
Efficacité, équité et STC
Relationnel
    Principe de Husserl

Ce chapitre résume une réflexion qui, partie de la critique des apports de la théorie économique, a abordé par étapes des domaines qui lui sont complémentaires. Il s’agit de relativiser la théorie économique, il faut donc la placer dans un cadre qui la dépasse, et recourir à des méthodes qui sortent du cadre technique dans lequel nos autres travaux se sont situés. Cependant la mise en perspective ainsi obtenue contribue à leur interprétation.

Pour délimiter l’économie, et notamment pour répondre à sa prétention d’assurer le bonheur des gens, nous avons dû identifier les principes qui sont à la racine respectivement de la réflexion économique et de la réflexion éthique, principes auxquels nous associons les noms de Pareto et de Rawls (1). La théorie de l’équité a subi à son tour la critique : si la justice est condition nécessaire du bonheur, elle n’en est pas condition suffisante. Il faut donc aller au-delà de l’équité, pénétrer le territoire délicat de la vie relationnelle et examiner ce qui s’y partage. Ici la référence à Husserl est précieuse.

Efficacité

L’optimum de Pareto est au cœur du raisonnement économique. Cette référence est tellement présente que parfois on l’oublie, de même que l’on pense rarement aux fondations de la maison que l’on habite. C’est elle qui soutient les raisonnements en termes d’offre et de demande, de prix d’équilibre, d’échange etc.

La " boîte d’Edgeworth " en fournit une représentation commode lorsque l’on considère le cas le plus simple : une économie à deux agents et à deux biens. Les deux agents, dotés chacun d’une fonction d’utilité quasi concave, se partagent les biens disponibles. La " boîte " est un rectangle, la longueur des côtés représentant les quantités disponibles de chaque bien. On associe à chaque agent deux axes ayant pour origine un sommet de la boîte, de sorte que chacun détient une " dotation initiale " représentée par le point A. On dessine dans la boîte les courbes d’indifférence de chaque agent. Le prix d’équilibre est le rapport d’échange qui leur permet d’atteindre un optimum de Pareto P, c’est-à-dire une situation telle que l’utilité de l’un des agents ne pourrait pas être accrue sans diminuer l’utilité de l’autre. L’ensemble des optima de Pareto est la courbe W .

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 Cette représentation graphique n’est utilisable que si l’on se limite à deux biens et deux agents. Mais le modèle peut s’étendre à un nombre quelconque de biens et d’agents ; il peut assimiler l’aspect temporel, et donc les comportements d’épargne ; il peut assimiler le fait qu’un agent détienne une fonction de production, et donc la transformation des facteurs de production en produits, ainsi que l’investissement ; il peut assimiler l’incertitude propre aux anticipations, et donc le traitement du risque, ainsi que celui des erreurs d’anticipation.

La richesse de ces extensions témoigne de la fécondité de ce modèle dont les fondements mathématiques ont été définitivement établis par Arrow et Debreu. Il sert de référence, même si l’on renonce à certaines des hypothèses qui lui sont souvent associées (comme l’hypothèse des rendements décroissants de la fonction de production, qui conduit à ne considérer que les marchés en situation de concurrence parfaite, et qui n’est pas vérifiée par l’économie à coûts fixes).

En partant de la boîte d’Edgeworth, on peut voir clairement la différence entre efficacité et équité. Si la dotation initiale avait été B et non A, l’optimum de Pareto serait P’ et non P. En P’, la répartition des biens entre les deux agents est plus avantageuse pour l’un, et moins pour l’autre, qu’elle ne l’aurait été en P. C’est la dotation initiale qui détermine, parmi les optima de Pareto, celui auquel conduira l’équilibre économique ; et le long de la courbe W l’utilité de l’un décroît pendant que celle de l’autre augmente. L’optimum, qui assure l’efficacité de l’économie, est indifférent à la façon dont les agents se partagent les richesses, ou plutôt sa recherche se fait après une répartition initiale qui a déjà tranché la question (2).

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Si l’on prend l’une ou l’autre des extrémités de la courbe W , on obtient des points où l’un des deux agents est fortement désavantagé par rapport à l’autre : le maximum de l’iniquité - c’est-à-dire l’esclavage - peut donc être économiquement efficace, et le modèle de Pareto ne donne aucun argument contre cette forme d’organisation sociale.

Principe de Pareto

L’économie est le domaine de l’efficacité. Elle est fondée sur la règle : " faire au mieux avec ce que l’on a ". Le " mieux " désigne ici l’utilité des divers individus qui composent la société considérée, " ce que l’on a " désigne les dotations initiales (biens de consommation, facteurs de production, fonctions de production) de chacun des individus. " Faire au mieux " avec " ce que l’on a ", c’est prendre les décisions de production et d’échange qui permettent d’arriver à une situation telle que toute autre impliquerait la diminution de l’utilité d’au moins un agent, à un " optimum de Pareto " (3) .

Cependant l’économiste ne se demande pas si les dotations initiales (" ce que l’on a ") dont part l’économie sont équitables ou non. Il est vrai que l’économie exclut les rapports de prédation où un agent s’emparerait des biens d’un autre sans rien donner en échange : elle ne considère que des rapports d’échange équilibrés. Mais la dotation initiale peut résulter d’une prédation. Si un peuple s’est emparé des biens d’un autre peuple, sans doute le peuple qui a été dépouillé cherchera à reconquérir ce qui lui a été pris plutôt qu’à échanger avec le prédateur pour atteindre un optimum de Pareto.

On atteint donc ici une limite du modèle économique. Faut-il l’élargir pour qu’il puisse prendre en compte les exigences de l’équité et de la cohésion sociale, ou faut-il considérer qu’elles lui sont étrangères ? Nous préférons faire le second choix pour deux raisons :

  • l’efficacité apporte un enrichissement qui résout des problèmes de société : quand l’ensemble de la société dispose de plus de richesses pour se loger, se nourrir, se vêtir, se déplacer et communiquer, cette richesse profite à chacun, souvent (mais pas toujours) aux plus pauvres, et les plus pauvres d’un pays riche sont souvent (mais pas toujours) plus riches que la classe moyenne d’un pays pauvre. Cependant la tendance actuelle à l’accroissement de l’inégalité des revenus dans les pays industrialisés, l’indifférence (teintée justement d’économisme(4)) envers les laissés pour compte, montrent que l’économie ne résout pas tout. Il est donc sain de délimiter le domaine dans lequel elle apporte des leçons utiles, et celui dans lequel elle n’apporte rien ou, pis encore, des illusions de solution.
  • il est en général salubre de délimiter la portée d’une discipline. On ne doit pas tout attendre d’un ensemble de propositions abstraites visant à outiller ceux qui s’occupent d’un domaine spécial. L’efficacité est respectable, mais n’est pas le tout de la vie humaine. Laissons à l’économie la tâche de traiter les questions d’efficacité, ne lui demandons pas de régler en outre les questions d’équité.

La " théorie du bien-être " règle, semble-t-il, la question de l’équité en définissant une fonction W(U1, U2, …, Un) des utilités individuelles, l’équité étant atteinte lorsque l’on choisit celui des optima de Pareto qui maximise W. Mais, comme dit Intriligator, " this remaining choice is a social, political, and ethical problem rather than an economic problem since it raises the issue of comparing utilities or ‘desservingness ‘ "(5). La théorie économique implique en effet une définition ordinale de l’utilité qui interdit la comparaison entre les utilités atteintes par deux consommateurs ; or la définition de W implique une telle comparaison.

Utiliser une fonction W des utilités permet certes de " faire avancer le calcul " et d’établir des résultats intéressants, mais présente aussi des inconvénients sérieux : sur le plan des principes, en rompant avec la règle de non comparabilité des utilités individuelles ; sur le plan théorique, en introduisant une ambiguïté sur la frontière entre l’économique et l’éthique ; sur le plan pratique, en supposant que la répartition des droits de propriété sur le stock de capital peut s’ajuster aussi souplement que les prix des flux de biens échangés – alors que si le marché sait déterminer paisiblement les prix, seule une prédation peut modifier des droits de propriété.

Dire que l’économie a des limites ne veut pas dire qu’elle ne vaille rien, mais qu’elle répond - d’ailleurs correctement - à une ambition limitée. Ceux qui prétendent qu’elle répond ou devrait répondre à tout commettent l’une ou l’autre des deux erreurs suivantes :

  • ils croient qu’une pensée incomplète dans son extension serait une pensée sans valeur ; c’est ignorer que la pensée procède en faisant abstraction de certains aspects du réel ou de l’expérience dont l’existence n’est pas supprimée pour autant, et qu’elle est donc toujours incomplète.
  • ils estiment que seuls les buts économiques méritent d’être poursuivis, et nient l’existence des questions non économiques ; c’est étendre la portée de l’économie bien au delà de ce qu’elle peut et sait faire.

Hayek (6) estime que l’économie règle tous les problèmes, à condition que chacun perçoive que le jugement porté par le marché sur son activité ne concerne pas sa personne : ce n’est pas selon lui parce que votre entreprise ferme, vous licencie et vous met au chômage, que vous ne valez rien. Vous devez, dit-il, supporter sereinement les décisions du marché car elles ne vous visent pas personnellement ; c’est en laissant le marché fonctionner que l’on atteindra au mieux le bien-être de tous. Il ne faut pas y mettre d’amour propre.

Tout cela est fort bien - et il n’y a pas lieu en effet de se sentir visé par le fonctionnement mécanique et anonyme du marché -, mais la question de l’équité reste posée, et ce n’est pas cette mécanique qui lui répondra.

Echange et prédation

Il est donc utile d’examiner les relations entre les rapports d’échange (économie) et les rapports de prédation, la prédation étant la négation de l’échange - et donc une dimension de la vie réelle que l’économie ne prend pas en considération.

Certains agents peuvent juger inéquitable la situation qui leur est faite. Cette injustice ne peut pas être corrigée par l’échange, c’est-à-dire par l’économie. Ils peuvent alors chercher à sortir du jeu économique pour modifier, par la force, le partage des dotations initiales. Une des méthodes utilisée pour amorcer la dynamique guerrière est de se mettre délibérément en situation de déséquilibre.

Dans la " Guerre des Gaules ", César décrit comment les Helvètes brûlent leurs maisons et leurs stocks de nourriture pour s’ôter tout espoir de retour avant de se lancer à la conquête de la Gaule. Hitler, en conduisant un gigantesque programme d’armement, mit délibérément l’Allemagne en faillite ; ainsi seul le butin pouvait redresser la situation. Les croisés qui mirent Constantinople à sac n’établissaient pas par tâtonnement le prix des biens qu’ils convoitaient, mais s’en emparaient à la pointe de l’épée.

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 La prédation peut prendre des formes non guerrières, donc moins visibles : les Japonais âgés, dont les caisses de retraite se sont gavées d’actifs américains, ont subi du fait de la baisse du dollar une importante perte de pouvoir d’achat. Agir de sorte que la valeur d’une dette soit diminuée, c’est une forme sournoise de prédation.

Pendant une guerre, la recherche de l’efficacité économique passe au second plan. Lorsque la prédation est sournoise (non militaire), on est également loin de l’optimum. Il en résulte des situations qui étonnent les économistes accoutumés à raisonner tout près de l’optimum.

Après une guerre, les relations d’échange reprennent le dessus. Les agents partent de la dotation initiale résultant du conflit, et se dirigent par tâtonnement vers l’optimum correspondant. Le vainqueur est celui qui a réussi à accroître son utilité au détriment de l’autre.

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Equité

L’apport de Rawls à la théorie de l’équité semble aussi solide, aussi définitif et aussi fécond que celui de Pareto à la théorie économique. Pour l’évaluer, il est utile d’examiner d’abord les apports de la théorie du contrat social.

Limites du contrat social

L’éthique, c’est le domaine de la règle, du droit. Elle considère non pas tel ou tel match de rugby, mais les règles du rugby. Elle est donc abstraite, moins intéressante sans doute qu’un match, mais utile : si les règles du rugby sont mal définies, les matchs seront moins intéressants tant pour les joueurs que pour les spectateurs.

Rousseau (7) a traité la question du droit par une fiction historique ingénieuse, le contrat social, qui aurait été conclu dans le passé entre l’individu et la société. Par ce contrat, l’individu renonce à son droit naturel, c’est-à-dire au droit de satisfaire son appétit sans se sentir solidaire ni responsable envers autrui. Il accepte les règles que la société lui impose parce qu’il a compris qu’une société fondée sur le droit était préférable à une société fondée sur la force. Il cesse d’être " naturel ", c’est-à-dire prédateur, et admet par avance d’être sanctionné s’il contrevient à la loi.

La loi, dit Spinoza (8), est édictée par le " souverain " (qui peut être un monarque, une classe dirigeante constituée en aristocratie, ou encore une assemblée élue représentant l’ensemble de la population). Le " souverain " est aussi le juge qui détermine les sanctions en cas de manquement à la loi. La séparation des pouvoirs recommandée par Montesquieu (9) entre législatif et exécutif établit au sein du souverain une distinction qui n’altère pas son unité ; elle a pour rôle d’empêcher que le législateur ne soit capricieux et opportuniste, et ne taille des lois sur mesures pour régler ses comptes.

Le citoyen qui s’est dépouillé de son droit naturel confie au souverain le monopole de la violence. Seul le souverain a le droit d’utiliser les armes, de punir ; il détient la justice à l’intérieur, la force armée vers l’extérieur. Mais ce système laisse entière la question du droit auquel le souverain doit lui-même obéir dans ses rapports avec d’autres souverains. Pour Spinoza le souverain est un " individu " naturel par rapport aux autres souverains ; le droit n’existe pas entre les nations, qui ont donc des rapports de pure prédation. La seule abdication du droit naturel est celle du citoyen envers le souverain, envers la cité.

L’émergence d’institutions internationales, d’une police internationale, des forces armées des Nations Unies, ainsi que d’un tribunal international et d’une opinion publique internationale, inaugure l’ère où les souverains sont eux-mêmes citoyens d’une cité plus vaste, où le monde devient un seul pays du point de vue du droit. Dès lors l’individu naturel, le droit naturel ont disparu, la prédation n’a (juridiquement, sinon en fait) plus sa place sur terre. Tout souverain a au-dessus de lui un souverain supérieur, qui n’est pas un Dieu mais une institution mondiale, et qui ne rend de compte à personne - mais elle n’a personne à opprimer, puisqu’il n’existe pas d’autre monde à conquérir.

Le contrat social décrit la relation entre le citoyen et la cité, mais ne fournit pas de critères au nom desquels on pourrait dire qu’une loi est équitable ou non. Il repose sur une hypothèse, celle de l’infaillibilité du souverain qui représente, chez Rousseau, la volonté collective. Or cette infaillibilité est une fiction : il ne suffit pas qu’une idée soit soutenue par une autorité souveraine, fût-ce celle de la majorité, pour qu’elle soit juste, que l’on prenne cet adjectif au sens de justesse comme de justice.

Principe de Rawls

Reste donc à définir le critère qui permettra de juger les lois. Rawls apporte ici une innovation essentielle, celle du " voile d’ignorance ", dont il déduit le " principe du maximin " et la hiérarchie des exigences de l’équité (10).

Le " voile d’ignorance " n’est pas, comme le contrat social, une fiction historique, mais une abstraction fondatrice de la réflexion éthique (11). Il s’agit du dispositif suivant: supposons qu’un individu ignore sa place dans la société, son âge, son sexe, la couleur de sa peau, bref les particularités génétiques et sociales qui le caractérisent en tant qu’individu ; il sait seulement que de telles particularités existent, qu’il sera invité à participer au jeu social après avoir été doté d’un ensemble de ces particularités, mais rien ne les lui laisse prévoir. Et c’est à cet " individu " là que l’on demande de définir les lois qui vont régler les relations entre personnes, et en particulier de déterminer, avant que le jeu économique ne commence, la dotation initiale dont chacun est pourvu.

Seront par définition équitables les lois construites par cet individu (ou par un individu qui se mettrait derrière le voile d’ignorance par un effort d’abstraction), seront inéquitables les lois qu’il refuserait.

Comme l’individu placé dans cette situation ne sait pas s’il sera blanc ou noir, femme ou homme, jeune ou vieux, stupide ou intelligent, il ne prendra pas de dispositions juridiques qui opprimeraient les personnes selon la couleur de leur peau, leur sexe, leur âge, leur talent. Sont donc inéquitables les dispositions racistes, sexistes, le système des castes, ainsi que l’esclavage et l’appropriation de tous les biens par une minorité. L’individu placé derrière le voile d’ignorance sait qu’il existe une probabilité non nulle pour qu’il ait dans la société, une fois les cartes distribuées, une place défavorisée ; il est donc attentif au sort du moins favorisé, ne serait-ce que par prudence. Les dispositions équitables seront celles qui assurent au plus défavorisé le meilleur sort possible : c’est le principe du maximin.

Par ailleurs, parmi les règles qui déterminent les rapports sociaux, certaines seront jugées plus fondamentales que d’autres : il est exclu que quelqu’un puisse aliéner sa liberté, qui doit être préservée dans la limite des libertés des autres ; puis l’égalité des chances doit être respectée ; enfin, l’égalité économique. Les obligations vont en décroissant de la première à la troisième.

L’individu placé derrière le voile d’ignorance n’est d’ailleurs pas nécessairement un égalitariste, car chercher le bien-être du plus défavorisé ne signifie pas que la société garantisse l’égalité. Une certaine inégalité des conditions peut en effet favoriser l’épanouissement des talents qui contribuent au bien-être, y compris à celui du plus pauvre, alors qu’un égalitarisme absolu peut aboutir à l’égalité, certes, mais dans la misère. L’équité n’implique donc pas nécessairement l’égalité absolue des conditions.

Le critère de Rawls permet de fonder l’équité avec rigueur. La recherche de la justice ne se fonde plus alors sur des aspirations généreuses mais vagues, des indignations et des coups de cœur, mais sur la raison. Elle a des conséquences pratiques précises : en effet, tout comme le critère de Pareto, le critère de Rawls se décline en applications d’une grande diversité.

Efficacité, équité et STC

Les formes d’emploi endogènes au STC introduisent une dissymétrie forte entre ceux qui occupent des postes de conception et représentent l’actif le plus précieux des entreprises, ceux qui réalisent la distribution, et ceux qui n’ont pas d’emploi. Par ailleurs, la concurrence monopoliste est porteuse de violence.

Le risque d’une rupture de la cohésion sociale est donc endogène au modèle. Or la répartition de la richesse dans le STC pose deux problèmes résultant de la forme de la fonction de production.

Il faut d'une part savoir comment indexer la redistribution des revenus alors que la productivité marginale du travail n'a plus de sens. Il faut donc remplacer, dans le rôle d’index de distribution des revenus, la quantité de travail (plus ou moins homogène) par d'autres index du type " rente d'innovation ".

Puis se pose le problème de la régulation. Il existe dans notre société des formes de salaires liées au rendement qui incitent à l’effort et à la productivité. Par quel type de régulation pourra-t-on, dans l’économie du STC, inciter les producteurs à innover, à faire des efforts pour améliorer la productivité d'ensemble ? Une première réponse réside dans la pratique des stocks options données ou promises aux cadres des " start ups " californiennes qui anticipent une plus-value sur les actions de l'entreprise. Des salariés qui, en capitalisant leur savoir-faire, contribuent au stock d'actifs immatériels de l'entreprise, sont ainsi rémunérés par une quote-part de son capital. Cette anticipation sur les plus-values joue un rôle décisif dans les décisions d'embauche et de carrière de ces cadres.

Par ailleurs la concurrence monopoliste découpe le marché en zones à l’intérieur desquelles règne un monopole de fait, et sur les frontières desquelles se mène une guerre de concurrence. Cela impose l’analogie avec l'organisation de la société féodale où le château fort domine un fief qui, sur ses frontières, fait la guerre avec les fiefs voisins. La société féodale réalisait ainsi l'équilibre d’une économie agricole, un équilibre militarisé, conflictuel. De même en concurrence monopoliste les entreprises se font la guerre.

La concurrence parfaite est un régime plus paisible : le marché impose un prix, l’entrepreneur s’occupe surtout de minimiser son coût de production. En concurrence monopoliste, l’entrepreneur a avancé le coût de production avant de commencer à vendre, dans un contexte d'économie mondiale où l'innovation est forte, où les coûts de transport sont négligeables. Il peut être évincé par un concurrent du bout du monde. Les frontières que la concurrence monopoliste dessine dans l’espace des besoins doivent être défendues en permanence.

Complétons le modèle schématique que nous avons fourni. Pour endogénéiser l’équilibre, définir les alvéoles etc., nous avons supposé que toutes les entreprises avaient la même fonction de coût. C’est une vision simplifiée. Si une innovation technique permet à l’un de vos concurrents de baisser son coût fixe, s’il est en mesure de pratiquer un prix inférieur au vôtre, vous pouvez être évincé du marché. En témoignent l'économie du logiciel, du transport aérien, des télécoms.

Dans cette situation risquée, l’entrepreneur cherche à s'allier à d'autres pour limiter les risques, à s'adosser à des partenaires pour faire front. La stratégie de partenariat est endogène au modèle, ainsi d’ailleurs que son instabilité. On retrouve l’analogie avec la société féodale où les seigneurs passaient des alliances sanctionnées par des serments terribles qu’ils violaient d’ailleurs peu après : les serments sont d'autant plus solennels que les alliances sont plus instables.

Les entrepreneurs, soumis à des incertitudes et à des risques angoissants, vont être tentés d’acheter les acheteurs. La corruption (12), ou au moins la tentation de corruption, est endogène à la concurrence monopoliste. Il ne faut pas s’étonner si l’économie actuelle est caractérisée par les " affaires ", les " caisses noires ", et si les mises en examen pour corruption active pleuvent sur les responsables des grandes entreprises. Il est d’ailleurs difficile de faire ici la part des choses : sur un marché où tous les concurrents achètent les acheteurs, celui qui respecterait la loi serait éliminé. L’entrepreneur a le choix entre quitter le marché ou violer la loi.

Dans un contexte de concurrence exaspérée, il est relativement facile d’acheter quelques salariés d’un concurrent. Ils dénonceront vertueusement les pratiques illégales de leur patron, qui sera déstabilisé par une mise en examen au moment d’un appel d’offres important ... La presse se fait régulièrement l’écho de ces affaires, et il est inutile de citer ici des noms d’entreprises, d’entrepreneurs, d’hommes politiques et de magistrats ; le modèle de concurrence monopoliste permet d’interpréter ces événements et de moins s’en étonner, sinon de moins s’en inquiéter.

Les comportements mafieux, qui ne sont rien d'autre que des comportements de type féodal, les " affaires ", sont endogènes à l'économie de concurrence monopoliste. Le glissement vers l’enrichissement personnel sera ensuite d’autant plus tentant qu’il est plus discret. La pointe de la modernité (l’économie automatisée issue du STC, des NTIC etc.) redécouvre des formes d’organisation que l’on croyait archaïques, mais qui semblaient telles parce qu’elles n’étaient pas endogènes à l’économie mécanisée du système technique antérieur.

Il est intéressant ici de reprendre les méditations de Saint-Simon et Gramsci sur la succession des formes d’organisation (13). Pour Gramsci, l’ " hégémonie " - c’est-à-dire la direction politique et intellectuelle de la société - a quitté l’aristocratie pour passer en Europe à l’Etat, en Amérique à l’Entreprise (14). Le schéma de l’évolution serait donc le suivant :

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Pour Saint-Simon, le schéma serait plutôt celui d’une succession d’étapes impliquant une " américanisation " de l’Europe (15) :

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Ces deux auteurs étaient les témoins de l’émergence d’une société industrielle mécanisée. Que l’on prenne l’une ou l’autre de ces deux représentations, le STC impliquerait sous une forme moderne un retour au féodalisme :

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Le ver est dans le fruit. Le risque est élevé : aucun citoyen ne souhaite vivre dans une société dominée par des entreprises qui auraient érigé la corruption en système et tirant parti d’un monopole consolidé par des pratiques illégales. Par ailleurs, la violence guerrière de la concurrence, l’escrime rapide, nerveuse, complexe entre entrepreneurs, risque de susciter une déperdition d’énergie par rapport aux enjeux économiques (innovation technologique et technique, pertinence de la différenciation, qualité des modes de distribution). Les entrepreneurs deviennent trop " politiques " et trop peu " économiques ". L’instabilité des partenariats nuit à la qualité de l’offre et à la clarté des médiations commerciales.

L’équilibre de concurrence monopoliste porte le germe de sa propre mort si des mesures médicales appropriées ne sont pas prises. Le développement des réflexions éthiques et déontologiques dans les entreprises et les organisations patronales, ainsi d’ailleurs que la production théorique de Rawls et de ses collègues, sont une première réponse à ce danger.

Le législateur et l’appareil judiciaire sont confrontés à un défi. Le STC a besoin d’un cadre juridique pour limiter les tentations, graduer les sanctions selon la nature des fautes, stabiliser les contrats, protéger les faibles ou les " naïfs " qui pensent d’abord en termes d’efficacité économique. Rien ne peut être résolu si les lenteurs de la justice protègent de facto les escrocs, si l’engagement des poursuites obéit à la recherche du sensationnel, etc. Il faudra que le législateur use d’expérience et de discernement pour prendre les dispositions pertinentes, et que les magistrats soient mûrs et pondérés dans leur application. Une claire perception du jeu mutuel des principes d’efficacité et d’équité peut aider à cette élaboration.

Si l’on accepte l’hypothèse selon laquelle efficacité et équité doivent être considérées séparément, l’addition " en couches " des théories de Pareto et de Rawls peut éclairer ces questions. Parler de couches conduit d’ailleurs naturellement à s’interroger sur leur " interface " - ce qui est sans doute plus fécond que de les supposer indépendantes.

Une situation inefficace est logiquement intolérable, puisqu’il serait possible de faire mieux avec les mêmes ressources, sans réduire la satisfaction de quiconque. La recherche de l’efficacité est donc un préalable logique (mais pas forcément chronologique) à la recherche de l’équité.

La recherche de l’équité s’arrête au point où elle commencerait à devenir inopérante du point de vue de l’équité même, c’est-à-dire à engendrer une inefficacité qui dégraderait le sort des moins favorisés ; la recherche de l’efficacité s’arrête au point où l’iniquité qu’elle engendre ou qu’elle consacre susciterait des réactions (grèves, insurrections, guerres civiles etc.) susceptibles de compromettre l’efficacité même.

Ceci délimite clairement ce que l’on doit attendre de la théorie économique : si la recherche de l’efficacité n’implique pas l’équité, il est naïf de s’étonner que l’efficacité puisse être compatible avec l’iniquité, ou encore que le progrès économique n’apporte pas automatiquement une amélioration de l’équité. Il est très risqué de laisser l’économique déterminer le social, et de lui faire jouer le rôle dominant dans la définition de la politique : une politique " économiste ", aveugle aux exigences de l’équité, peut faire exploser la cohésion sociale avec en retour des dommages importants pour l’efficacité elle-même.

Cependant rien n’autorise à penser que l’on a, en associant les deux modèles de Rawls et de Pareto, traité l’ensemble des questions qui se posent à une collectivité humaine. Ni l’un ni l’autre de ces modèles, ni celui obtenu en les conjuguant, ne traitent du courage nécessaire devant les exigences du destin individuel (responsabilité, anticipation de la mort), ni du fait qu’autrui est non seulement un semblable (ce dont tient compte le principe maximin), mais aussi un autre, avec la fécondité et les difficultés de la relation d’altérité (16).

Relationnel

L’équité est un jugement porté sur des règles, sur des lois, non sur les comportements qui concrétisent les rapports entre individus. Pour juger un comportement concret et daté, on peut d’abord le confronter avec la loi : il est licite ou non. Mais la loi n’épuise pas la diversité des situations, et un jugement qui se fonde uniquement sur elle ne peut pas répondre à tous les cas particuliers. Il faut dépasser le couple formé par l’efficacité et l’équité si nous voulons penser les relations entre individus concrets dans la vie quotidienne, et leurs échanges qui passent par des paroles, des actes, des attitudes de respect ou de mépris.

Nous ne pouvons entrer en relation avec autrui que dans la mesure où nous avons avec lui une communauté de langage et de représentations, et où nous lui sommes semblables à cet égard. Mais par ailleurs le dialogue ne peut présenter un intérêt mutuel que dans la mesure où nous sommes différents, car la discussion entre deux personnes identiques ne serait qu’un rabâchage d’idées partagées. Ces deux conditions, quoique contradictoires, peuvent être respectées simultanément car elles portent sur des couches différentes de l’individu.

Ce que nous partageons tous avec tous, c’est la condition humaine. C’est elle que l’on découvre en soi lorsqu’on s’efforce, pour atteindre l’essentiel, de dépouiller les caractéristiques accidentelles de l’individualité. Qu’ai-je en moi d’essentiel ? ce ne sont ni le lieu, ni la date de ma naissance, qui sont des événements fortuits ; ce ne sont pas mon nom, mon sexe, la langue que je parle, la culture qui me fournit mes repères, ma famille, ma patrie, quelles que soient les relations affectueuses et profondes que je puis avoir avec ces deux dernières qui m’ont nourri et formé. Ce ne sont ni ma santé, ni mon intelligence, ni ma force, ni mes infirmités. Ce que j’ai de plus profond, c’est d’être un être humain, qui est né, se développe, entre en relation amicale ou en conflit avec d’autres êtres, pense (c’est-à-dire, comme dit Descartes, " qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent " (17)). Cet être est confronté à la diversité de la nature, parcourt son destin, et mourra après avoir rempli une part des possibilités qui lui étaient initialement offertes.

Mon destin me met en rapport avec des personnes qui, comme moi, sont revêtues des accidents d’une individualité, et comme moi parcourent une trajectoire à la fois limitée et riche de tout le concret d’une vie particulière.

Principe de Husserl

" L’homme à la recherche de son humanité " (18) : quel programme que de chercher, au plus profond d’une personne abordée à travers ses caractéristiques individuelles, l’universalité d’un destin qu’elle partage avec tout être humain ! Husserl invite à " prendre une conscience universelle de soi-même" ; cette ambition a été aussi celle de la sagesse orientale : on la rencontre chez les confucéens (" apprendre, c’est apprendre à faire de soi un être humain (19) ") comme chez les taoïstes, qui estiment l’humanité supérieure à l’équité (20).

L’être humain universel, qui se trouve entièrement en chacun de nous, nous l’appellerons " personne " (21), pour le distinguer de l’ " individu " qui revêt cette personne des qualificatifs de date, lieu, sexe, apparence physique etc. Ce qui caractérise le mieux cette " personne ", c’est l’aptitude à apprendre, à s’assimiler toutes les langues, les métiers, les arts, les savoir-faire. Cependant un individu ne maîtrisera qu’une ou quelques langues, qu’un ou quelques métiers etc. Ses réalisations ne représentent qu’une petite partie de ce qu’il aurait pu faire : nos aptitudes restent, pour la plupart, stériles comme les œufs de certaines espèces dont seule une petite minorité parvient à maturité.

Le contraste entre le caractère limité de toute réalisation individuelle et le caractère illimité de nos potentialités provoque chez chacun un pénible sentiment d’échec, même chez ceux qui sembleraient avoir le mieux réussi. Prenez Napoléon au sommet de sa gloire, dites-lui d’un air convaincu : " Tu n’es qu’un raté ", et il vous donnera raison parce que cette phrase est l’écho d’une conviction qu’il partage.

Ce sentiment d’échec, c’est le " mal métaphysique ", maladie dont souffrent tous les êtres humains et qui est inséparable de la nature humaine. Elle est à l’origine de l’" envie ", dans lequel Dupuy voit " cette perte radicale de l’estime de soi qui nous saisit lorsque nous comparons notre sort à celui d’autrui " (22). En effet, l’autre n’a pas plus que moi accompli la totalité de ses possibilités, il est donc autant que moi un " raté " ; mais il a accompli des possibilités que j’ai laissées en friche, et comme elles ne sont pas miennes je leur donne, par une déformation due à la perspective, plus de valeur qu’à mes propres réalisations. De sorte que deux personnes s’envieront mutuellement, chacune estimant supérieures les réalisations de l’autre.

Pour soigner le mal métaphysique, il faut d’abord prendre conscience de son universalité et de sa banalité. Alors peut se développer une sagesse : je comprends que mes lacunes sont non signe d’infériorité, mais conséquence de ma nature ; je comprends que le sentiment d’inachèvement ne m’est pas propre, mais que je le partage avec tous les êtres humains, même ceux qui me semblent les plus " réussis ". Dès lors ce n’est plus de l’envie que j’éprouve devant les réalisations des autres, mais de la fierté devant ce dont est capable l’espèce à laquelle nous appartenons tous ensemble. Leurs créations me font mesurer l’ampleur des possibilités que je porte en moi. Toutes les œuvres des hommes sont miennes, toutes les langues qu’ils parlent, tous leurs savoir-faire, car si les limites de mon destin ne me permettent pas d’y participer en tant qu’individu j’y participe en tant qu’être humain. Je ne peux certes pas en nourrir un orgueil individuel, mais je peux en nourrir mon respect pour notre espèce et pour les individus porteurs de ses potentialités.

Cette solidarité ne se limite pas à l’espèce humaine : nous sommes génétiquement proches parents des mammifères, chez qui se rencontrent beaucoup de nos comportements ; en remontant la phylogenèse nous sommes cousins de tous les animaux, et des plantes même avec lesquelles nous partageons les mécanismes de la reproduction, de la naissance, de la croissance et de la mort. La fraternité de destin qui nous unit aux autres êtres humains s’étend donc, sous des formes moins complètes mais tout aussi respectueuses, à l’ensemble du vivant, et même au monde minéral et chimique d’où la vie est issue. La sagesse, remède au mal métaphysique, me sort ainsi de l’angoisse suscitée par mon incomplétude, et me conduit vers une relation fraternelle avec le monde lui-même, auquel me relient des cousinages et fraternités de destin (23).

Cette sagesse apporte aussi un point de vue nouveau sur l’individu. Si l’étroitesse de mes propres réalisations me faisait souffrir - souffrance dont je viens de me libérer - la diversité des réalisations que me présente l’ensemble des individus illustre les possibilités de mon espèce, donc les miennes en tant que membre de cette espèce. Ces possibilités couvrent tout l’éventail, du mal au bien, du discernement à la bêtise. Qui n’a pas été surpris par la fécondité des hommes dans l’ingéniosité comme dans l’erreur, dans la générosité comme dans la cruauté ?

La même personne, la même nature humaine que nous partageons tous, se manifeste ainsi dans la diversité des destins individuels. Cette diversité résulte soit du hasard (pays, langue), soit d’un choix individuel. C’est par l’observation des autres individus que je peux explorer les choix qui me sont offerts et m’y préparer avant que l’expérience ne m’enjoigne de choisir. Si je ne mûris pas mon jugement, ce ne sera pas moi qui choisirai d’être collaborateur ou résistant : les circonstances me conduiront par la main. On ne pourra pas alors me reprocher mon choix, mais on pourra me faire un reproche plus grave : celui d’avoir laissé les événements choisir à ma place et de leur avoir obéi mécaniquement.

L’abdication, le sommeil de la responsabilité, sont des réponses très répandues au mal métaphysique. Ceux qui ne voient pas d’issue à cette souffrance choisissent en effet de " dormir leur vie ", de se ranger à une discipline conformiste qu’ils parent des noms de " sérieux professionnel " ou de " vertu familiale ". Le militaire devient un mercenaire qui " obéit aux ordres " et laisse à ses chefs la responsabilité des crimes dont sa main est l’instrument ; la mère de famille " se dévoue " pour élever ses enfants, quitte à leur faire payer son amertume ; le fonctionnaire devient un rouage de la hiérarchie et " fait carrière " en gravissant les barreaux d’une échelle à laquelle il identifie son destin ; l’ingénieur se veut un " bon professionnel ", et s’interdit de penser aux finalités que sert sa compétence technique ; le juge " applique la loi " sans considérer les particularités des cas qu’il traite ; des militants idolâtrent leur parti, des croyants idolâtrent leur église. Ce bon père de famille, ce professionnel appliqué attribue à d’autres la responsabilité de ses actes, se mettant comme le dit Bonhoeffer " au service du diable lui-même "(24). Que penseront de leur vie, lorsque approchera la mort, ceux qui n’ont pas voulu la vivre et ont laissé couler leur destin sous le toit protecteur d’une institution, sans choix personnel, sans conscience des conséquences de leurs actes, en se " dévouant " avec " vertu " à une tâche qui peut-être n’était pas sans mérite, mais qui certainement ne justifiait pas un tel sacrifice ?

Le mal métaphysique éclaire l’une des énigmes les plus obsédantes de notre époque: que le national-socialisme, archétype du régime politique meurtrier (25), soit survenu dans une des nations les plus cultivées, les plus raffinées, les plus évoluées. Or ce qui s’exprime dans les textes des théoriciens du national-socialisme (26), c’est le refus de l’universalité de la personne humaine, de l’humanité ; il faut la détruire au bénéfice de l’individualité du chef et de celle du peuple assimilé à la race.

Le mal métaphysique était aigu en Allemagne après la défaite de 1918 et le traité de Versailles (27). Les nationaux-socialistes ont construit leur doctrine sur ce socle, en y ajoutant quelques héritages (tradition gnostique (28), sociétés de gymnastique, etc.). Beaucoup n’ont pas alors perçu la différence entre leur activisme et l’action, entre leur violence et l’énergie ; ils ont cru vu de la force où il n’y avait que la peur de vivre. Le caractère mécanique des discours d’Hitler et de ses collaborateurs, l’ennui profond que suscite leur argumentation, étaient pourtant révélateurs (29).

Une fois compris le mal qui a frappé l’Allemagne, on ne s’étonne plus des horreurs qui en ont résulté, ni du sérieux professionnel, du travail consciencieux de ceux qui s’y sont dévoués. Et la leçon s’élargit : les Allemands n’étant ni pires ni meilleurs que les autres, les crimes qu’ils ont commis l’ont été ou pourront l’être par d’autres. Ils ont appliqué aux nations européennes un traitement semblable à celui que celles-ci avaient fait subir à certaines de leurs colonies.

L’histoire des sociétés totalitaires n’est pas close. C’est celle du refus de l’universalité de la condition humaine, en réaction au mal métaphysique et aux souffrances que cause un profond sentiment d’infériorité.

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Nous avons exploré successivement trois domaines de l’action humaine : économie, éthique, relationnel. Pour pouvoir les comparer, nous les avons rattachés chacun à son principe fondateur : en économie, le principe de Pareto ; en droit, le principe de Rawls ; pour les relations interpersonnelles, le principe d’universalité que l’on peut attribuer à Husserl (" il faut perdre le monde par l’epoch , pour le retrouver ensuite dans une prise de conscience universelle de soi-même " (30)) - mais dont on trouve des formulations chez les philosophes chinois et chez saint Augustin : " noli foras ire, in te redi, in interiore homine habitat veritas ".

Or en rassemblant ces trois principes, nous retrouvons les trois couches de l’action humaine que Dumézil identifie dans la structure mythique des cultures indo-européennes (31). Il a reconstitué, par une étude critique des textes hindous, gréco-romains, perses et caucasiens, les trois figures qui structurent l’imaginaire et les valeurs de ces cultures : le prêtre, le guerrier, l’agriculteur-éleveur ; au premier le monde des symboles et des valeurs, au second celui de la force et de la vitesse, au troisième celui de la richesse, de la beauté, de la sexualité, de la fécondité.

Dans les trois couches que nous avons présentées, on retrouve les figures de Dumézil : l’économie et le principe de Pareto correspondent à la troisième, celle de la richesse ; l’équité et le principe de Rawls correspondent en négatif à la seconde, celle de la guerre, ici contenue par l’équité ; l’universalité et le principe de Husserl correspondent à la première : ce que l’individu atteint en lui-même lorsqu’il rejoint l’universel, c’est le foyer de l’aspiration religieuse.

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(1) Ceci suppose de rattacher d’abord chaque discipline intellectuelle à son principe, démarche qui suscite le débat. Certains ont une intuition qui réclame l’ordre déductif ; elle ne se satisfait que lorsqu’elle a rangé un domaine de connaissance sous un principe unique à partir duquel elle peut procéder more geometrico. D’autres ont plutôt l’intuition du naturaliste, qui classe les phénomènes selon une sorte de cartographie. Chacune de ces intuitions est utile à une phase spécifique de la réflexion mais, lorsqu’il s’agit de comparer des disciplines et de délimiter leurs apports, c’est bien à leurs principes qu’il faut se référer.

(2) Cette conclusion reste valable même si l’on tient compte du fait que le prix d’équilibre ne s’établit pas spontanément, mais après un tâtonnement : dans ce cas le chemin entre les points A et P n’est plus une droite, mais une ligne brisée qui serpente entre les deux courbes d’indifférence passant par A.

(3) Gérard Debreu, " Theory of Value. An Axiomatic Analysis of Economic Equilibrium " 1959

(4) Attitude qui consiste à affirmer que l’économie a réponse à tout.

(5) Michael D. Intrliligator " Mathematical Optimization and Economic Theory " Prentice Hall 1971

(6) Friedrich von Hayek, " The Constitution of Liberty ", 1960

(7) Jean-Jacques Rousseau, " Du contrat social ", 1762

(8) Baruch de Spinoza, " Traité théologico-politique ", 1670

(9) Charles-Louis de Montesquieu, "De l’esprit des Lois ", 1748

(10) John Rawls, " Theory of Justice ", 1971

(11) Il est vrai que chez Rousseau la fiction historique joue le rôle d’une abstraction fondatrice.

(12) Mais où il y a tentation il y a faute, statistiquement parlant.

(13) Pierre Musso " Télécommunications et philosophie des réseaux : la postérité paradoxale de Saint-Simon ", PUF 1997

(14) Gramsci " Note sul Machiavelli " 1975

(15) Saint-Simon " Le catéchisme des industriels " 1824

(16) Edmund Husserl " Cartesianische Meditationen " 1931

(17) René Descartes, " Méditations métaphysiques ", 1641

(18) Marcel Légaut, " L’homme à la recherche de son humanité ", 1970

(19) Zhang Zai (1020-1078)

(19) Laozi " Dao De King " § 38 VIème siècle avant JC

(20) cette acception du terme " personne " n’est pas conforme à l’étymologie, puisque " personna " désigne un rôle dans une pièce de théâtre, et non l’humanité dans un individu. Cependant elle est conciliable avec l’usage actuel de ce terme.

(21) Nicolas Journet " Rencontre avec Jean-Pierre Dupuy " Sciences Humaines n° 74 juilllet 1997

(22) Cette approche peut donner à l’écologie un fondement plus solide que la misanthropie, le refus de l’autre, qui se déguisent parfois en amour de la nature.

(23) Dietrich Bonhoeffer, " Ethik ", 1949

(24) il en existe d’autres : régimes communistes de Staline et de Pol Pot, colonialisme exterminateur des autochtones, etc.

(25) Adolf Hitler, " Mein Kampf ", 1927

(26) vouloir humilier un grand peuple, c’est la faute qu’ont alors commise les alliés. Ils l’ont payée cher.

(27) Claude Tresmontant, " Problèmes de notre temps ", 1991

(28) William L. Shirer, " The Rise and Fall of the Third Reich ", 1959 ; Ernst von Salomon, " Der Fragebogen ", 1961.

(29) Edmund Husserl, " Méditations cartésiennes ", 1929, p. 134.

(30) Georges Dumézil, " Mythe et épopée I ", 1968.