La " théorie du bien-être " règle, semble-t-il,
la question de léquité en définissant une fonction W(U1, U2,
, Un) des utilités individuelles, léquité étant atteinte
lorsque lon choisit celui des optima de Pareto qui maximise W. Mais, comme dit
Intriligator, " this remaining choice is a social, political, and ethical
problem rather than an economic problem since it raises the issue of comparing utilities
or desservingness "(5). La théorie économique implique en
effet une définition ordinale de lutilité qui interdit la comparaison entre les
utilités atteintes par deux consommateurs ; or la définition de W implique une
telle comparaison.
Utiliser une fonction W des utilités permet certes de
" faire avancer le calcul " et détablir des résultats
intéressants, mais présente aussi des inconvénients sérieux : sur le plan des
principes, en rompant avec la règle de non comparabilité des utilités
individuelles ; sur le plan théorique, en introduisant une ambiguïté sur la
frontière entre léconomique et léthique ; sur le plan pratique, en
supposant que la répartition des droits de propriété sur le stock de capital peut
sajuster aussi souplement que les prix des flux de biens échangés alors que
si le marché sait déterminer paisiblement les prix, seule une prédation peut modifier
des droits de propriété.
Dire que léconomie a des limites ne veut pas dire
quelle ne vaille rien, mais quelle répond - dailleurs correctement - à
une ambition limitée. Ceux qui prétendent quelle répond ou devrait répondre à
tout commettent lune ou lautre des deux erreurs suivantes :
- ils croient quune pensée incomplète dans son extension serait une pensée
sans valeur ; cest ignorer que la pensée procède en faisant abstraction de
certains aspects du réel ou de lexpérience dont lexistence nest pas
supprimée pour autant, et quelle est donc toujours incomplète.
- ils estiment que seuls les buts économiques méritent dêtre poursuivis,
et nient lexistence des questions non économiques ; cest étendre la portée
de léconomie bien au delà de ce quelle peut et sait faire.
Hayek (6) estime que léconomie règle tous les
problèmes, à condition que chacun perçoive que le jugement porté par le marché sur
son activité ne concerne pas sa personne : ce nest pas selon lui parce que votre
entreprise ferme, vous licencie et vous met au chômage, que vous ne valez rien. Vous
devez, dit-il, supporter sereinement les décisions du marché car elles ne vous visent
pas personnellement ; cest en laissant le marché fonctionner que lon
atteindra au mieux le bien-être de tous. Il ne faut pas y mettre damour propre.
Tout cela est fort bien - et il ny a pas lieu en effet de
se sentir visé par le fonctionnement mécanique et anonyme du marché -, mais la question
de léquité reste posée, et ce nest pas cette mécanique qui lui répondra.
Echange et prédation
Il est donc utile dexaminer les relations entre les
rapports déchange (économie) et les rapports de prédation, la prédation étant
la négation de léchange - et donc une dimension de la vie réelle que
léconomie ne prend pas en considération.
Certains agents peuvent juger inéquitable la situation qui leur
est faite. Cette injustice ne peut pas être corrigée par léchange,
cest-à-dire par léconomie. Ils peuvent alors chercher à sortir du jeu
économique pour modifier, par la force, le partage des dotations initiales. Une des
méthodes utilisée pour amorcer la dynamique guerrière est de se mettre délibérément
en situation de déséquilibre.
Dans la " Guerre des Gaules ", César
décrit comment les Helvètes brûlent leurs maisons et leurs stocks de nourriture pour
sôter tout espoir de retour avant de se lancer à la conquête de la Gaule. Hitler,
en conduisant un gigantesque programme darmement, mit délibérément
lAllemagne en faillite ; ainsi seul le butin pouvait redresser la situation.
Les croisés qui mirent Constantinople à sac nétablissaient pas par tâtonnement
le prix des biens quils convoitaient, mais sen emparaient à la pointe de
lépée.
La prédation peut prendre des formes non guerrières,
donc moins visibles : les Japonais âgés, dont les caisses de retraite se sont gavées
dactifs américains, ont subi du fait de la baisse du dollar une importante perte de
pouvoir dachat. Agir de sorte que la valeur dune dette soit diminuée,
cest une forme sournoise de prédation.
Pendant une guerre, la recherche de lefficacité
économique passe au second plan. Lorsque la prédation est sournoise (non militaire), on
est également loin de loptimum. Il en résulte des situations qui étonnent les
économistes accoutumés à raisonner tout près de loptimum.
Après une guerre, les relations déchange reprennent le
dessus. Les agents partent de la dotation initiale résultant du conflit, et se dirigent
par tâtonnement vers loptimum correspondant. Le vainqueur est celui qui a réussi
à accroître son utilité au détriment de lautre.
Equité
Lapport de Rawls à la théorie de léquité semble
aussi solide, aussi définitif et aussi fécond que celui de Pareto à la théorie
économique. Pour lévaluer, il est utile dexaminer dabord les apports
de la théorie du contrat social.
Limites du contrat
social
Léthique, cest le domaine de la règle, du droit.
Elle considère non pas tel ou tel match de rugby, mais les règles du
rugby. Elle est donc abstraite, moins intéressante sans doute quun match, mais
utile : si les règles du rugby sont mal définies, les matchs seront moins intéressants
tant pour les joueurs que pour les spectateurs.
Rousseau (7) a traité la question du droit par une fiction
historique ingénieuse, le contrat social, qui aurait été conclu dans le passé entre
lindividu et la société. Par ce contrat, lindividu renonce à son droit
naturel, cest-à-dire au droit de satisfaire son appétit sans se sentir solidaire
ni responsable envers autrui. Il accepte les règles que la société lui impose parce
quil a compris quune société fondée sur le droit était préférable à une
société fondée sur la force. Il cesse dêtre " naturel ",
cest-à-dire prédateur, et admet par avance dêtre sanctionné sil
contrevient à la loi.
La loi, dit Spinoza (8), est édictée par le
" souverain " (qui peut être un monarque, une classe dirigeante
constituée en aristocratie, ou encore une assemblée élue représentant lensemble
de la population). Le " souverain " est aussi le juge qui détermine
les sanctions en cas de manquement à la loi. La séparation des pouvoirs recommandée par
Montesquieu (9) entre législatif et exécutif établit au sein du souverain une
distinction qui naltère pas son unité ; elle a pour rôle dempêcher que le
législateur ne soit capricieux et opportuniste, et ne taille des lois sur mesures pour
régler ses comptes.
Le citoyen qui sest dépouillé de son droit naturel
confie au souverain le monopole de la violence. Seul le souverain a le droit
dutiliser les armes, de punir ; il détient la justice à lintérieur, la
force armée vers lextérieur. Mais ce système laisse entière la question du droit
auquel le souverain doit lui-même obéir dans ses rapports avec dautres souverains.
Pour Spinoza le souverain est un " individu " naturel par rapport aux
autres souverains ; le droit nexiste pas entre les nations, qui ont donc des
rapports de pure prédation. La seule abdication du droit naturel est celle du citoyen
envers le souverain, envers la cité.
Lémergence dinstitutions internationales,
dune police internationale, des forces armées des Nations Unies, ainsi que
dun tribunal international et dune opinion publique internationale, inaugure
lère où les souverains sont eux-mêmes citoyens dune cité plus vaste, où
le monde devient un seul pays du point de vue du droit. Dès lors lindividu naturel,
le droit naturel ont disparu, la prédation na (juridiquement, sinon en fait) plus
sa place sur terre. Tout souverain a au-dessus de lui un souverain supérieur, qui
nest pas un Dieu mais une institution mondiale, et qui ne rend de compte à personne
- mais elle na personne à opprimer, puisquil nexiste pas dautre
monde à conquérir.
Le contrat social décrit la relation entre le citoyen et la
cité, mais ne fournit pas de critères au nom desquels on pourrait dire quune loi
est équitable ou non. Il repose sur une hypothèse, celle de linfaillibilité du
souverain qui représente, chez Rousseau, la volonté collective. Or cette infaillibilité
est une fiction : il ne suffit pas quune idée soit soutenue par une autorité
souveraine, fût-ce celle de la majorité, pour quelle soit juste, que lon
prenne cet adjectif au sens de justesse comme de justice.
Principe de Rawls
Reste donc à définir le critère qui permettra de juger les
lois. Rawls apporte ici une innovation essentielle, celle du " voile
dignorance ", dont il déduit le " principe du
maximin " et la hiérarchie des exigences de léquité (10).
Le " voile dignorance " nest
pas, comme le contrat social, une fiction historique, mais une abstraction fondatrice de
la réflexion éthique (11). Il sagit du dispositif suivant: supposons quun
individu ignore sa place dans la société, son âge, son sexe, la couleur de sa peau,
bref les particularités génétiques et sociales qui le caractérisent en tant
quindividu ; il sait seulement que de telles particularités existent, quil
sera invité à participer au jeu social après avoir été doté dun ensemble de
ces particularités, mais rien ne les lui laisse prévoir. Et cest à cet "
individu " là que lon demande de définir les lois qui vont régler les
relations entre personnes, et en particulier de déterminer, avant que le jeu économique
ne commence, la dotation initiale dont chacun est pourvu.
Seront par définition équitables les lois construites par cet
individu (ou par un individu qui se mettrait derrière le voile dignorance par un
effort dabstraction), seront inéquitables les lois quil refuserait.
Comme lindividu placé dans cette situation ne sait pas
sil sera blanc ou noir, femme ou homme, jeune ou vieux, stupide ou intelligent, il
ne prendra pas de dispositions juridiques qui opprimeraient les personnes selon la couleur
de leur peau, leur sexe, leur âge, leur talent. Sont donc inéquitables les dispositions
racistes, sexistes, le système des castes, ainsi que lesclavage et
lappropriation de tous les biens par une minorité. Lindividu placé derrière
le voile dignorance sait quil existe une probabilité non nulle pour
quil ait dans la société, une fois les cartes distribuées, une place
défavorisée ; il est donc attentif au sort du moins favorisé, ne serait-ce que par
prudence. Les dispositions équitables seront celles qui assurent au plus défavorisé le
meilleur sort possible : cest le principe du maximin.
Par ailleurs, parmi les règles qui déterminent les rapports
sociaux, certaines seront jugées plus fondamentales que dautres : il est exclu que
quelquun puisse aliéner sa liberté, qui doit être préservée dans la limite des
libertés des autres ; puis légalité des chances doit être respectée ; enfin,
légalité économique. Les obligations vont en décroissant de la première à la
troisième.
Lindividu placé derrière le voile dignorance
nest dailleurs pas nécessairement un égalitariste, car chercher le
bien-être du plus défavorisé ne signifie pas que la société garantisse
légalité. Une certaine inégalité des conditions peut en effet favoriser
lépanouissement des talents qui contribuent au bien-être, y compris à celui du
plus pauvre, alors quun égalitarisme absolu peut aboutir à légalité,
certes, mais dans la misère. Léquité nimplique donc pas nécessairement
légalité absolue des conditions.
Le critère de Rawls permet de fonder léquité avec
rigueur. La recherche de la justice ne se fonde plus alors sur des aspirations
généreuses mais vagues, des indignations et des coups de cur, mais sur la raison.
Elle a des conséquences pratiques précises : en effet, tout comme le critère de Pareto,
le critère de Rawls se décline en applications dune grande diversité.
Efficacité, équité et STC
Les formes demploi endogènes au STC introduisent une
dissymétrie forte entre ceux qui occupent des postes de conception et représentent
lactif le plus précieux des entreprises, ceux qui réalisent la distribution, et
ceux qui nont pas demploi. Par ailleurs, la concurrence monopoliste est
porteuse de violence.
Le risque dune rupture de la cohésion sociale est donc
endogène au modèle. Or la répartition de la richesse dans le STC pose deux problèmes
résultant de la forme de la fonction de production.
Il faut d'une part savoir comment indexer la redistribution des
revenus alors que la productivité marginale du travail n'a plus de sens. Il faut donc
remplacer, dans le rôle dindex de distribution des revenus, la quantité de travail
(plus ou moins homogène) par d'autres index du type " rente
d'innovation ".
Puis se pose le problème de la régulation. Il existe dans
notre société des formes de salaires liées au rendement qui incitent à leffort
et à la productivité. Par quel type de régulation pourra-t-on, dans léconomie du
STC, inciter les producteurs à innover, à faire des efforts pour améliorer la
productivité d'ensemble ? Une première réponse réside dans la pratique des stocks
options données ou promises aux cadres des " start ups "
californiennes qui anticipent une plus-value sur les actions de l'entreprise. Des
salariés qui, en capitalisant leur savoir-faire, contribuent au stock d'actifs
immatériels de l'entreprise, sont ainsi rémunérés par une quote-part de son capital.
Cette anticipation sur les plus-values joue un rôle décisif dans les décisions
d'embauche et de carrière de ces cadres.
Par ailleurs la concurrence monopoliste découpe le marché en
zones à lintérieur desquelles règne un monopole de fait, et sur les frontières
desquelles se mène une guerre de concurrence. Cela impose lanalogie avec
l'organisation de la société féodale où le château fort domine un fief qui, sur ses
frontières, fait la guerre avec les fiefs voisins. La société féodale réalisait ainsi
l'équilibre dune économie agricole, un équilibre militarisé, conflictuel. De
même en concurrence monopoliste les entreprises se font la guerre.
La concurrence parfaite est un régime plus paisible : le
marché impose un prix, lentrepreneur soccupe surtout de minimiser son coût
de production. En concurrence monopoliste, lentrepreneur a avancé le coût de
production avant de commencer à vendre, dans un contexte d'économie mondiale où
l'innovation est forte, où les coûts de transport sont négligeables. Il peut être
évincé par un concurrent du bout du monde. Les frontières que la concurrence
monopoliste dessine dans lespace des besoins doivent être défendues en permanence.
Complétons le modèle schématique que nous avons fourni. Pour
endogénéiser léquilibre, définir les alvéoles etc., nous avons supposé que
toutes les entreprises avaient la même fonction de coût. Cest une vision
simplifiée. Si une innovation technique permet à lun de vos concurrents de baisser
son coût fixe, sil est en mesure de pratiquer un prix inférieur au vôtre, vous
pouvez être évincé du marché. En témoignent l'économie du logiciel, du transport
aérien, des télécoms.
Dans cette situation risquée, lentrepreneur cherche à
s'allier à d'autres pour limiter les risques, à s'adosser à des partenaires pour faire
front. La stratégie de partenariat est endogène au modèle, ainsi dailleurs que
son instabilité. On retrouve lanalogie avec la société féodale où les seigneurs
passaient des alliances sanctionnées par des serments terribles quils violaient
dailleurs peu après : les serments sont d'autant plus solennels que les
alliances sont plus instables.
Les entrepreneurs, soumis à des incertitudes et à des risques
angoissants, vont être tentés dacheter les acheteurs. La corruption (12), ou au
moins la tentation de corruption, est endogène à la concurrence monopoliste. Il ne faut
pas sétonner si léconomie actuelle est caractérisée par les
" affaires ", les " caisses noires ", et si les
mises en examen pour corruption active pleuvent sur les responsables des grandes
entreprises. Il est dailleurs difficile de faire ici la part des choses : sur un
marché où tous les concurrents achètent les acheteurs, celui qui respecterait la loi
serait éliminé. Lentrepreneur a le choix entre quitter le marché ou violer la
loi.
Dans un contexte de concurrence exaspérée, il est relativement
facile dacheter quelques salariés dun concurrent. Ils dénonceront
vertueusement les pratiques illégales de leur patron, qui sera déstabilisé par une mise
en examen au moment dun appel doffres important ... La presse se fait
régulièrement lécho de ces affaires, et il est inutile de citer ici des noms
dentreprises, dentrepreneurs, dhommes politiques et de magistrats ; le
modèle de concurrence monopoliste permet dinterpréter ces événements et de moins
sen étonner, sinon de moins sen inquiéter.
Les comportements mafieux, qui ne sont rien d'autre que des
comportements de type féodal, les " affaires ", sont endogènes à
l'économie de concurrence monopoliste. Le glissement vers lenrichissement personnel
sera ensuite dautant plus tentant quil est plus discret. La pointe de la
modernité (léconomie automatisée issue du STC, des NTIC etc.) redécouvre des
formes dorganisation que lon croyait archaïques, mais qui semblaient telles
parce quelles nétaient pas endogènes à léconomie mécanisée du
système technique antérieur.
Il est intéressant ici de reprendre les méditations de
Saint-Simon et Gramsci sur la succession des formes dorganisation (13). Pour
Gramsci, l " hégémonie " - cest-à-dire la direction
politique et intellectuelle de la société - a quitté laristocratie pour passer en
Europe à lEtat, en Amérique à lEntreprise (14). Le schéma de
lévolution serait donc le suivant :
Pour Saint-Simon, le schéma serait plutôt celui dune
succession détapes impliquant une " américanisation " de
lEurope (15) :
Ces deux auteurs étaient les témoins de lémergence
dune société industrielle mécanisée. Que lon prenne lune ou
lautre de ces deux représentations, le STC impliquerait sous une forme moderne un
retour au féodalisme :
Le ver est dans le fruit. Le risque est élevé : aucun citoyen
ne souhaite vivre dans une société dominée par des entreprises qui auraient érigé la
corruption en système et tirant parti dun monopole consolidé par des pratiques
illégales. Par ailleurs, la violence guerrière de la concurrence, lescrime rapide,
nerveuse, complexe entre entrepreneurs, risque de susciter une déperdition
dénergie par rapport aux enjeux économiques (innovation technologique et
technique, pertinence de la différenciation, qualité des modes de distribution). Les
entrepreneurs deviennent trop " politiques " et trop peu
" économiques ". Linstabilité des partenariats nuit à la
qualité de loffre et à la clarté des médiations commerciales.
Léquilibre de concurrence monopoliste porte le germe de
sa propre mort si des mesures médicales appropriées ne sont pas prises. Le
développement des réflexions éthiques et déontologiques dans les entreprises et les
organisations patronales, ainsi dailleurs que la production théorique de Rawls et
de ses collègues, sont une première réponse à ce danger.
Le législateur et lappareil judiciaire sont confrontés
à un défi. Le STC a besoin dun cadre juridique pour limiter les tentations,
graduer les sanctions selon la nature des fautes, stabiliser les contrats, protéger les
faibles ou les " naïfs " qui pensent dabord en termes
defficacité économique. Rien ne peut être résolu si les lenteurs de la justice
protègent de facto les escrocs, si lengagement des poursuites obéit à la
recherche du sensationnel, etc. Il faudra que le législateur use dexpérience et de
discernement pour prendre les dispositions pertinentes, et que les magistrats soient mûrs
et pondérés dans leur application. Une claire perception du jeu mutuel des principes
defficacité et déquité peut aider à cette élaboration.
Si lon accepte lhypothèse selon laquelle
efficacité et équité doivent être considérées séparément, laddition
" en couches " des théories de Pareto et de Rawls peut éclairer ces
questions. Parler de couches conduit dailleurs naturellement à sinterroger
sur leur " interface " - ce qui est sans doute plus fécond que de les
supposer indépendantes.
Une situation inefficace est logiquement intolérable,
puisquil serait possible de faire mieux avec les mêmes ressources, sans réduire la
satisfaction de quiconque. La recherche de lefficacité est donc un préalable
logique (mais pas forcément chronologique) à la recherche de léquité.
La recherche de léquité sarrête au point où elle
commencerait à devenir inopérante du point de vue de léquité même,
cest-à-dire à engendrer une inefficacité qui dégraderait le sort des moins
favorisés ; la recherche de lefficacité sarrête au point où
liniquité quelle engendre ou quelle consacre susciterait des réactions
(grèves, insurrections, guerres civiles etc.) susceptibles de compromettre
lefficacité même.
Ceci délimite clairement ce que lon doit attendre de la
théorie économique : si la recherche de lefficacité nimplique pas
léquité, il est naïf de sétonner que lefficacité puisse être
compatible avec liniquité, ou encore que le progrès économique napporte pas
automatiquement une amélioration de léquité. Il est très risqué de laisser
léconomique déterminer le social, et de lui faire jouer le rôle dominant dans la
définition de la politique : une politique " économiste ", aveugle
aux exigences de léquité, peut faire exploser la cohésion sociale avec en retour
des dommages importants pour lefficacité elle-même.
Cependant rien nautorise à penser que lon a, en
associant les deux modèles de Rawls et de Pareto, traité lensemble des questions
qui se posent à une collectivité humaine. Ni lun ni lautre de ces modèles,
ni celui obtenu en les conjuguant, ne traitent du courage nécessaire devant les exigences
du destin individuel (responsabilité, anticipation de la mort), ni du fait quautrui
est non seulement un semblable (ce dont tient compte le principe maximin), mais
aussi un autre, avec la fécondité et les difficultés de la relation
daltérité (16).
Relationnel
Léquité est un jugement porté sur des règles, sur des
lois, non sur les comportements qui concrétisent les rapports entre individus. Pour juger
un comportement concret et daté, on peut dabord le confronter avec la loi : il est
licite ou non. Mais la loi népuise pas la diversité des situations, et un jugement
qui se fonde uniquement sur elle ne peut pas répondre à tous les cas particuliers. Il
faut dépasser le couple formé par lefficacité et léquité si nous voulons
penser les relations entre individus concrets dans la vie quotidienne, et leurs échanges
qui passent par des paroles, des actes, des attitudes de respect ou de mépris.
Nous ne pouvons entrer en relation avec autrui que dans la
mesure où nous avons avec lui une communauté de langage et de représentations, et où
nous lui sommes semblables à cet égard. Mais par ailleurs le dialogue ne peut
présenter un intérêt mutuel que dans la mesure où nous sommes différents, car
la discussion entre deux personnes identiques ne serait quun rabâchage
didées partagées. Ces deux conditions, quoique contradictoires, peuvent être
respectées simultanément car elles portent sur des couches différentes de
lindividu.
Ce que nous partageons tous avec tous, cest la condition
humaine. Cest elle que lon découvre en soi lorsquon sefforce,
pour atteindre lessentiel, de dépouiller les caractéristiques accidentelles de
lindividualité. Quai-je en moi dessentiel ? ce ne sont ni le lieu, ni
la date de ma naissance, qui sont des événements fortuits ; ce ne sont pas mon nom, mon
sexe, la langue que je parle, la culture qui me fournit mes repères, ma famille, ma
patrie, quelles que soient les relations affectueuses et profondes que je puis avoir avec
ces deux dernières qui mont nourri et formé. Ce ne sont ni ma santé, ni mon
intelligence, ni ma force, ni mes infirmités. Ce que jai de plus profond,
cest dêtre un être humain, qui est né, se développe, entre en relation
amicale ou en conflit avec dautres êtres, pense (cest-à-dire, comme dit
Descartes, " qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne
veut pas, qui imagine aussi, et qui sent " (17)). Cet être est confronté à la
diversité de la nature, parcourt son destin, et mourra après avoir rempli une part des
possibilités qui lui étaient initialement offertes.
Mon destin me met en rapport avec des personnes qui, comme moi,
sont revêtues des accidents dune individualité, et comme moi parcourent une
trajectoire à la fois limitée et riche de tout le concret dune vie particulière.
Principe de Husserl
" Lhomme à la recherche de son
humanité " (18) : quel programme que de chercher, au plus profond
dune personne abordée à travers ses caractéristiques individuelles,
luniversalité dun destin quelle partage avec tout être humain !
Husserl invite à " prendre une conscience universelle de soi-même" ; cette
ambition a été aussi celle de la sagesse orientale : on la rencontre chez les
confucéens (" apprendre, cest apprendre à faire de soi un être
humain (19) ") comme chez les taoïstes, qui estiment lhumanité
supérieure à léquité (20).
Lêtre humain universel, qui se trouve entièrement en
chacun de nous, nous lappellerons " personne " (21), pour le
distinguer de l " individu " qui revêt cette personne des
qualificatifs de date, lieu, sexe, apparence physique etc. Ce qui caractérise le mieux
cette " personne ", cest laptitude à apprendre, à sassimiler
toutes les langues, les métiers, les arts, les savoir-faire. Cependant un individu ne
maîtrisera quune ou quelques langues, quun ou quelques métiers etc. Ses
réalisations ne représentent quune petite partie de ce quil aurait pu faire
: nos aptitudes restent, pour la plupart, stériles comme les ufs de certaines
espèces dont seule une petite minorité parvient à maturité.
Le contraste entre le caractère limité de toute réalisation
individuelle et le caractère illimité de nos potentialités provoque chez chacun un
pénible sentiment déchec, même chez ceux qui sembleraient avoir le mieux réussi.
Prenez Napoléon au sommet de sa gloire, dites-lui dun air convaincu :
" Tu nes quun raté ", et il vous donnera raison parce que
cette phrase est lécho dune conviction quil partage.
Ce sentiment déchec, cest le " mal
métaphysique ", maladie dont souffrent tous les êtres humains et qui est
inséparable de la nature humaine. Elle est à lorigine de
l" envie ", dans lequel Dupuy voit " cette perte
radicale de lestime de soi qui nous saisit lorsque nous comparons notre sort à
celui dautrui " (22). En effet, lautre na pas plus que moi
accompli la totalité de ses possibilités, il est donc autant que moi un
" raté " ; mais il a accompli des possibilités que jai
laissées en friche, et comme elles ne sont pas miennes je leur donne, par une
déformation due à la perspective, plus de valeur quà mes propres réalisations.
De sorte que deux personnes senvieront mutuellement, chacune estimant supérieures
les réalisations de lautre.
Pour soigner le mal métaphysique, il faut dabord prendre
conscience de son universalité et de sa banalité. Alors peut se développer une sagesse
: je comprends que mes lacunes sont non signe dinfériorité, mais conséquence de
ma nature ; je comprends que le sentiment dinachèvement ne mest pas propre,
mais que je le partage avec tous les êtres humains, même ceux qui me semblent les plus
" réussis ". Dès lors ce nest plus de lenvie que
jéprouve devant les réalisations des autres, mais de la fierté devant ce dont est
capable lespèce à laquelle nous appartenons tous ensemble. Leurs créations me
font mesurer lampleur des possibilités que je porte en moi. Toutes les uvres
des hommes sont miennes, toutes les langues quils parlent, tous leurs savoir-faire,
car si les limites de mon destin ne me permettent pas dy participer en tant
quindividu jy participe en tant quêtre humain. Je ne peux certes pas en
nourrir un orgueil individuel, mais je peux en nourrir mon respect pour notre espèce et
pour les individus porteurs de ses potentialités.
Cette solidarité ne se limite pas à lespèce humaine :
nous sommes génétiquement proches parents des mammifères, chez qui se rencontrent
beaucoup de nos comportements ; en remontant la phylogenèse nous sommes cousins de tous
les animaux, et des plantes même avec lesquelles nous partageons les mécanismes de la
reproduction, de la naissance, de la croissance et de la mort. La fraternité de destin
qui nous unit aux autres êtres humains sétend donc, sous des formes moins
complètes mais tout aussi respectueuses, à lensemble du vivant, et même au monde
minéral et chimique doù la vie est issue. La sagesse, remède au mal
métaphysique, me sort ainsi de langoisse suscitée par mon incomplétude, et me
conduit vers une relation fraternelle avec le monde lui-même, auquel me relient des
cousinages et fraternités de destin (23).
Cette sagesse apporte aussi un point de vue nouveau sur
lindividu. Si létroitesse de mes propres réalisations me faisait souffrir -
souffrance dont je viens de me libérer - la diversité des réalisations que me présente
lensemble des individus illustre les possibilités de mon espèce, donc les
miennes en tant que membre de cette espèce. Ces possibilités couvrent tout
léventail, du mal au bien, du discernement à la bêtise. Qui na pas été
surpris par la fécondité des hommes dans lingéniosité comme dans lerreur,
dans la générosité comme dans la cruauté ?
La même personne, la même nature humaine que nous partageons
tous, se manifeste ainsi dans la diversité des destins individuels. Cette diversité
résulte soit du hasard (pays, langue), soit dun choix individuel. Cest par
lobservation des autres individus que je peux explorer les choix qui me sont offerts
et my préparer avant que lexpérience ne menjoigne de choisir. Si je ne
mûris pas mon jugement, ce ne sera pas moi qui choisirai dêtre collaborateur ou
résistant : les circonstances me conduiront par la main. On ne pourra pas alors me
reprocher mon choix, mais on pourra me faire un reproche plus grave : celui davoir
laissé les événements choisir à ma place et de leur avoir obéi mécaniquement.
Labdication, le sommeil de la responsabilité, sont des
réponses très répandues au mal métaphysique. Ceux qui ne voient pas dissue à
cette souffrance choisissent en effet de " dormir leur vie ", de se
ranger à une discipline conformiste quils parent des noms de " sérieux
professionnel " ou de " vertu familiale ". Le militaire
devient un mercenaire qui " obéit aux ordres " et laisse à ses chefs
la responsabilité des crimes dont sa main est linstrument ; la mère de famille
" se dévoue " pour élever ses enfants, quitte à leur faire payer
son amertume ; le fonctionnaire devient un rouage de la hiérarchie et " fait
carrière " en gravissant les barreaux dune échelle à laquelle il
identifie son destin ; lingénieur se veut un " bon
professionnel ", et sinterdit de penser aux finalités que sert sa
compétence technique ; le juge " applique la loi " sans considérer
les particularités des cas quil traite ; des militants idolâtrent leur parti, des
croyants idolâtrent leur église. Ce bon père de famille, ce professionnel appliqué
attribue à dautres la responsabilité de ses actes, se mettant comme le dit
Bonhoeffer " au service du diable lui-même "(24). Que penseront de
leur vie, lorsque approchera la mort, ceux qui nont pas voulu la vivre et ont
laissé couler leur destin sous le toit protecteur dune institution, sans choix
personnel, sans conscience des conséquences de leurs actes, en se
" dévouant " avec " vertu " à une tâche qui
peut-être nétait pas sans mérite, mais qui certainement ne justifiait pas un tel
sacrifice ?
Le mal métaphysique éclaire lune des énigmes les plus
obsédantes de notre époque: que le national-socialisme, archétype du régime politique
meurtrier (25), soit survenu dans une des nations les plus cultivées, les plus
raffinées, les plus évoluées. Or ce qui sexprime dans les textes des théoriciens
du national-socialisme (26), cest le refus de luniversalité de la personne
humaine, de lhumanité ; il faut la détruire au bénéfice de
lindividualité du chef et de celle du peuple assimilé à la race.
Le mal métaphysique était aigu en Allemagne après la défaite
de 1918 et le traité de Versailles (27). Les nationaux-socialistes ont construit leur
doctrine sur ce socle, en y ajoutant quelques héritages (tradition gnostique (28),
sociétés de gymnastique, etc.). Beaucoup nont pas alors perçu la différence
entre leur activisme et laction, entre leur violence et lénergie ; ils ont
cru vu de la force où il ny avait que la peur de vivre. Le caractère mécanique
des discours dHitler et de ses collaborateurs, lennui profond que suscite leur
argumentation, étaient pourtant révélateurs (29).
Une fois compris le mal qui a frappé lAllemagne, on ne
sétonne plus des horreurs qui en ont résulté, ni du sérieux professionnel, du
travail consciencieux de ceux qui sy sont dévoués. Et la leçon sélargit :
les Allemands nétant ni pires ni meilleurs que les autres, les crimes quils
ont commis lont été ou pourront lêtre par dautres. Ils ont appliqué
aux nations européennes un traitement semblable à celui que celles-ci avaient fait subir
à certaines de leurs colonies.
Lhistoire des sociétés totalitaires nest pas
close. Cest celle du refus de luniversalité de la condition humaine, en
réaction au mal métaphysique et aux souffrances que cause un profond sentiment
dinfériorité.
***
Nous avons exploré successivement trois domaines de
laction humaine : économie, éthique, relationnel. Pour pouvoir les comparer, nous
les avons rattachés chacun à son principe fondateur : en économie, le principe de
Pareto ; en droit, le principe de Rawls ; pour les relations interpersonnelles, le
principe duniversalité que lon peut attribuer à Husserl (" il faut
perdre le monde par lepoch , pour le retrouver ensuite dans une prise de conscience universelle de
soi-même " (30)) - mais dont on
trouve des formulations chez les philosophes chinois et chez saint Augustin : " noli
foras ire, in te redi, in interiore homine habitat veritas ".
Or en rassemblant ces trois principes, nous retrouvons les trois
couches de laction humaine que Dumézil identifie dans la structure mythique des
cultures indo-européennes (31). Il a reconstitué, par une étude critique des textes
hindous, gréco-romains, perses et caucasiens, les trois figures qui structurent
limaginaire et les valeurs de ces cultures : le prêtre, le guerrier,
lagriculteur-éleveur ; au premier le monde des symboles et des
valeurs, au second celui de la force et de la vitesse, au troisième celui de la richesse,
de la beauté, de la sexualité, de la fécondité.
Dans les trois couches que nous avons présentées, on retrouve
les figures de Dumézil : léconomie et le principe de Pareto correspondent à la
troisième, celle de la richesse ; léquité et le principe de Rawls correspondent
en négatif à la seconde, celle de la guerre, ici contenue par léquité ;
luniversalité et le principe de Husserl correspondent à la première : ce que
lindividu atteint en lui-même lorsquil rejoint luniversel, cest
le foyer de laspiration religieuse.