La production audiovisuelle est, selon lexpression de
Pierre Musso, une " production de prototypes ", car il sagit
comme pour le logiciel de produits dont le coût marginal de reproduction ou
rediffusion est négligeable par rapport au coût de production initiale. La production
audiovisuelle est donc " à coût fixe ", léquilibre de ce
marché obéit aux lois de la concurrence monopoliste, et notre modèle permet de
léclairer.
Il est aisé de penser le futur de la télévision en suivant le
déterminisme technologique ou en extrapolant les tendances de son utilisation. Cependant,
si la partie émergée du futur audiovisuel est dordre technico-économique car
loffre est structurante dans ce domaine, les usages et appropriations sociales de
ces innovations obéissent à dautres logiques. Les implications culturelles et
politiques de laudiovisuel le situent à un carrefour de déterminations qui englobe
et déborde la dimension économique (1).
Futur de la télévision
Le futur de la télévision sordonne
autour de trois axes :
- différenciation de loffre de programmes et amélioration qualitative de
limage et du son grâce aux techniques numériques et à la compression du signal,
- programmation individualisée due au développement de linteractivité et
à la diversification de loffre,
- entrée dans lère du " multimédia " : offre multiple
de vidéoservices et hybridation des images et sources dinformation, mélange sons -
images - données sur les mêmes terminaux.
Avenir technique
Après la fin des illusions européennes sur la stratégie de
télévision haute définition (D2 Mac), lavenir technique de la télévision à
moyen terme fait lobjet dun consensus autour du thème de la
" télévision numérique et interactive ". Il sagit dune
télévision offrant une image et un son de grande qualité, la possibilité de
transactions interactives entre émetteur et récepteur (dabord jeux et téléachat,
puis toutes formes déchanges) et multipliant loffre de programmes
(jusquà 500 chaînes au domicile).
La télévision du futur apportera donc une amélioration
qualitative du point de vue technique et une augmentation
quantitative de programmes. Elle pourra être visionnée aussi bien sur un récepteur de
télévision numérisé que sur un écran dordinateur ou sur tout autre écran
électronique ou télématique. Les écrans vont se multiplier au domicile (vidéophone,
minitel, ordinateur, consoles de jeux...), faisant émerger une " culture de
lécran " : les écrans plats à cristaux liquides sur le modèle de ceux
des micro-ordinateurs, mais de plus grande dimension, se diffuseront dans les années
2005-2010.
Différenciation
La seconde innovation est loffre croissante de chaînes
grâce à la multidiffusion permise par les techniques numériques et la compression du
signal. Elle sera corrélative dune personnalisation accentuée, mais surtout du
transfert de la fonction de programmation vers le téléspectateur. Le
" zapping " ou la rediffusion grâce au magnétoscope ne sont que les
prémices de cette programmation individualisée.
La croissance sera favorisée par le multi-équipement et la
généralisation de la pratique vidéo - et des techniques de limage - à
lentreprise, à lécole, dans le secteur de la santé et au domicile où les
terminaux multimédias, comme le CDI, le CD-Rom ou le vidéotex offriront une panoplie de
services. Lexplosion des jeux vidéo interactifs chez les jeunes est une amorce de
ce phénomène.
Après la " génération télé " bien
installée arrive la " génération jeu vidéo ", et bientôt la
" génération multimédia ".
Le multimédia
La possibilité de mélanger des images de natures diverses
(vidéo, de synthèse, virtuelles), des sources dinformation (banques de données
dimages, de sons, productions dimages
) et dintégrer divers
médias (sons, images, données) converge vers le " multimédia ",
facilité par la baisse des coûts des composants, donc des matériels.
Le multimédia accentuera le transfert de la fonction de
programmation vers le téléspectateur qui devra bénéficier doutils logiciels de
sélection des programmes. Lassistance à la programmation devient un enjeu : des
logiciels sont expérimentés, et lécran mosaïque présentant les programmes est
banalisé sur les réseaux câblés.
La notion de " genres " qui fonde
aujourdhui la programmation télévisuelle va être mise en cause tant par la
programmation individualisée que par le développement des techniques virtuelles avec les
images de synthèse mêlées aux images vidéo.
De plus, le téléviseur numérique sera un terminal
daccès à des services multiples et multimédias : par connexion à des banques
dimages ou à des sources documentaires (musées, formations, santé
). Il
faudra parler de " vidéoservices " plus que daudiovisuel : les
fonds documentaires des musées, bibliothèques, dentreprises seront sollicités (2) pour alimenter des pipe-lines de linformation et
de la formation.
Léconomie du péage
Une autre évolution semble acquise : la croissance du
financement direct par le téléspectateur, le péage des programmes.
La télévision fut dabord (en France jusquen 1968,
en Italie jusquà 1957) financée par la redevance, taxe parafiscale assise sur le
parc de récepteurs. Puis la publicité, paiement indirect par le téléspectateur -
consommateur, a pris de plus en plus dimportance jusquà représenter plus de
la moitié des recettes globales de la télévision.
Depuis le milieu des années 80, cest le péage qui se
développe avec labonnement à des chaînes cryptées soit hertziennes (Canal Plus
en France, TV Più en Italie) soit par satellites ou réseaux câblés. Ce mode de
financement va croître dans les années à venir, sur le modèle nord-américain qui fait
payer les émissions à la consommation (" pay-per-view " ).
Laudiovisuel crée donc une " économie des
compteurs ", un paiement à la consommation comme pour lélectricité,
leau ou le téléphone. Les compteurs sont offerts par les diffuseurs de programmes
cryptés. Le " boîtier " daccès est essentiel à la gestion
audiovisuelle future : la bataille pour le boîtier convertisseur de la télévision
interactive est déjà engagée. Intel et Microsoft se sont associés à General Electric
pour loffrir en 1994. Time Warner a trois projets, Sega et Nintendo travaillent
aussi sur ce boîtier. Lenjeu est de détenir la clef dentrée du foyer,
dobserver le choix des téléspectateurs, de maîtriser le contact client.
Après la " pay TV ", le " pay per
view " est suivi du " Nearly Video on Demand " (NVOD)
cest-à-dire du redémarrage du programme tous les quarts dheure, puis du
" Video On Demand " (VOD), qui permet le choix du programme quand on
veut (télévidéothèque, avec chargement en quasi-temps réel) (3) .
Laudiovisuel est une économie à coûts fixes dont le
développement est lié à lextension de sa sphère de distribution. Depuis
lorigine, lindustrie nord-américaine a multiplié les marchés de diffusion
à lintérieur des Etats-Unis (salles, vidéo, networks, syndication, câble) et à
lexportation. Ce sont autant de moyens de multiplier la diffusion de produits dont
le coût de fabrication est élevé.
Or la décennie 80 a élargi la distribution à léchelle
planétaire, grâce à la dérégulation qui a provoqué dans la plupart des pays la
suppression des barrières dues aux monopoles publics de radio - télévision. Cela a
créé une nouvelle opportunité pour amortir les produits audiovisuels des majors
dHollywood.
Linternationalisation et la globalisation du marché sont
ici essentiels. La guerre de la communication exige la mobilisation de capitaux pour
financer linnovation et pour la constitution de portefeuilles de titres et droits
audiovisuels. Les alliances se multiplient, entraînant une concentration qui ne peut que
se renforcer encore.
Le rythme des innovations technologiques semble donc moins
déterminant que le rythme des processus dinternationalisation-concentration de
laudiovisuel. En effet, le numérique et les techniques de compression dimages
peuvent être utilisées de mille façons en fonction des stratégies des opérateurs
dominants. On la vu en Europe sur la question du D2 Mac : les industriels vendaient
la qualité de limage pour promouvoir la " haute définition ",
les programmateurs vantaient le format " 16/9 " ou la multidiffusion
de programmes : cest finalement la position stratégiquement forte de ces derniers
qui a provoqué léchec du D2 Mac.
On ne peut donc dissocier les innovations technologiques de la
puissance et de la stratégie des acteurs qui pourront imposer tel produit ou telle norme.
Reconfiguration de loffre
Le consensus sur la " télévision numérique et
interactive " cache mal des questions moins techniques que stratégiques : quel
sera le rythme de mise en uvre de ces innovations ? La stratégie, les alliances et
les conflits entre grands acteurs de loffre seront, avec le mode de régulation,
lélément déterminant. Cest pour cela que se mènent en parallèle de grands
regroupements dans lindustrie de la communication et les négociations du GATT sur
le commerce international. Stratégies des groupes et mode de régulation sont les deux
paramètres qui ordonnancent la télévision du futur. Ils dirigeront la sélection dans
le foisonnement des innovations techniques
En effet, si lobjectif de la télévision numérique est
visé par tous les acteurs, le calendrier et les voies pour latteindre sont
lenjeu de batailles industrielles à léchelle mondiale, notamment entre les
groupes japonais de lélectronique grand public (Sony, Matsushita), les groupes
américains (opérateurs des télécommunications, ATT, " Baby
Bells ", câblo-opérateurs, majors dHollywood) et européens (Thomson,
Philips, Siemens, Berlusconi, Canal Plus ou la CLT).
Une trentaine de groupes disposent des clés de ce jeu de go
planétaire. Les alliances, rachats, fusions qui se multiplient aux Etats-Unis entre
majors dHollywood, industries de lélectronique, opérateurs des
télécommunications et câblo-opérateurs vont ordonner durablement loffre de
services de communication. Le gigantisme financier caractérise ces restructurations :
Bell Atlantic a dépensé 30 milliards de dollars pour racheter le premier
câblo-opérateur TCI.
Cette " guerre économique " de la
communication - sous le nom de dérégulation - se joue entre un nombre toujours plus
restreint dacteurs. Lewis Platt, PDG dHewlett Packard, annonce
lapparition de " quelques oligopoles " et Graig Mc Caw,
président de Mac Caw Cellular Communications, annonce " La tendance se
dessine très nettement. Dici à cinq ans, le monde entier se ralliera sous deux ou
trois bannières, quatre au plus "(4).
La méga alliance entre Mastsushita, ATT, Apple, Sony, Philips
et Motorola, dénommée " General Magic " conclue en février
1993 pour développer des communicateurs personnels dotés de fonctions multiples
(messagerie, bases de données, téléachat
), vise aussi à développer des
logiciels et des langages daccès universels.
Deux alliances majeures entre câblo-opérateurs américains et
compagnies régionales du téléphone ont donné en 1993 le signal de départ : celles de
US West avec Time-Warner et le rachat de TCI par Bell Atlantic. La modification de la
réglementation nord-américaine explique ces croisements, mais cest surtout la
perspective de la télévision numérique et des applications multimédias qui les
légitiment. Les grands acteurs en sont les industriels de lélectronique grand
public, notamment les Japonais Sony et Matsushita qui ont pris pied dans les studios
dHollywood, ainsi que les câblo-opérateurs, à commencer par Time-Warner et TCI,
enfin les opérateurs de télécommunications issus du démembrement dATT.
Les groupes de communication audiovisuelle voient arriver dans
leur capital les géants de lélectronique grand public (Sony et Matsushita à
Hollywood) et aussi les opérateurs de télécommunications et les câblo-opérateurs,
comme le montre la bataille que se livrent la chaîne de téléachat QVC Network et le
câblo-opérateur Viacom qui ont proposé 4,8 milliards de dollars pour le rachat de 51%
du capital dun des derniers grands studios, Paramount.
Pourquoi un tel acharnement autour du contrôle des sources de
programmes (studios, musées
), alors que laudiovisuel est un " nain
économique ", comparé aux télécommunications et à lindustrie
électronique ?
Pour répondre à cette question, il faut revenir sur
lhistoire de laudiovisuel européen, car sa dérégulation depuis une
quinzaine dannées révèle les enjeux de la redistribution planétaire des
cartes. ".
Loi des " trois
états "
Lhistoire de la télévision et de ses modes de
financement en Europe du Sud (Italie, Grèce, Espagne et France) fait apparaître la
" loi des trois états " mise en évidence par Pierre Musso (5) . La télévision est passée par trois phases
successives :
- monopole public avec à lorigine un financement exclusivement public,
- système mixte privé - public avec un financement redevance - publicité,
- système où la télévision est payée directement par un client, soit par
abonnement, soit à la consommation .
Le téléspectateur - citoyen - électeur devient consommateur
de programmes et de produits, puis se transforme en client - abonné (modèle Canal Plus
ou câble). La télévision, dabord considérée comme un " bien
public ", est devenue un " produit " avant de se transformer
en " service".
Stade 1 : " télévision - bien
public " de lEtat
Au début, avec les monopoles publics, ce sont les financements
publics par la redevance qui régulent laudiovisuel. LEtat est lacteur
central en exerçant un contrôle politico-culturel de lopinion publique, via les
médias audiovisuels. LEtat forme et informe lopinion publique,
" fabrique " des téléspectateurs citoyens - électeurs. Le
financement par la redevance est le corollaire de ce rôle de la télévision publique. La
régulation de la télévision sopère dans un espace national et organise les
rapports local - national.
Ce modèle entre en crise sous une double pression : celle du
mouvement social qui critique le contrôle politique de la télévision par les partis de
gouvernement et celle des agences de publicité et de certains annonceurs qui veulent
" déverrouiller " le marché publicitaire en période de croissance
économique.
Stade 2 : " télévision
produit " des programmateurs
Lintroduction du financement publicitaire puis sa
généralisation dans les années 70 avec lapparition des télévisions commerciales
modifie la régulation. Un système de mixité privé - public est recherché.
Loffre de programmes et de chaînes explose.
Le téléspectateur devient consommateur dimages et de
produits : objet des mesures daudience, il complète le téléspectateur - citoyen
objet des sondages.
LEtat se désengage partiellement du secteur, voire
sauto-neutralise, et partage le contrôle de lespace audiovisuel avec les
groupes de communication " champions nationaux " capables de défendre
lindustrie nationale sur le marché international
La régulation télévisuelle est à larticulation du
national et de linternational, la préoccupation centrale des politiques de
communication étant la formation dentreprises audiovisuelles transnationales
(1975-1985).
Ce modèle entre en crise avec le plafonnement du marché
publicitaire et la saturation des publics en spots.
Stade 3 : " télévision -
service " des distributeurs
Le développement des télévisions à péage, par abonnement et
à la consommation introduit une nouvelle régulation. Le téléspectateur devient alors
un client - abonné. Cest léconomie généralisée des réseaux et des
compteurs. La télévision devient un grand distributeur de programmes et de services Les
techniques numériques rendent possibles et amplifient le phénomène. Les programmes
audiovisuels ne sont plus quun des éléments de la consommation de vidéoservices
pour la formation, les services quotidiens, les jeux, le téléachat, la formation,
linformation
.
Les acteurs principaux de cette nouvelle régulation sont les
grands groupes de communication organisés en oligopoles (télécommunications,
audiovisuel, informatique).
Le schéma ci-dessus illustre ces trois âges de la télévision
qui aujourdhui se superposent comme les couches géologiques de son histoire
(cest le cas français qui est utilisé pour la fixation des dates).
Lexemple français est typique de cette évolution sur la
période 1968-93, passant dun monopole public financé par la seule redevance et
étroitement contrôlé par le gouvernement à un système mixte privé - public combinant
les trois modes de financement.
Le schéma ci-dessus (6) (ressources
en MF / an) met en évidence les phénomènes caractéristiques de léconomie de la
télévision durant la décennie 1980 marquée par le passage du monopole public à un
système mixte :
- la redevance, première ressource en 1980 devient la dernière en 93,
- la publicité explose entre 85 et 90 avec la création de chaînes commerciales
et la privatisation de TF1, mais stagne ensuite,
- le paiement par le consommateur (additionner abonnement et locations ou achat de
cassettes vidéo) devient la première ressource de financement de laudiovisuel,
alors quil était quasi inexistant en 1980. Cela résulte de la création de Canal
Plus, de labonnement au câble et du développement rapide du marché de la vidéo
avec la pénétration du magnétoscope (65% des ménages en une décennie)
Entre 1984 et 1990, le paysage audiovisuel français a été
transformé par le lancement effectif de Canal Plus, des cinquième et sixième chaînes
commerciales et surtout par la privatisation de TF1. Soulignons quil sagit de
conséquences directes de décisions politiques, et non dune dynamique propre au
marché : fin du monopole de programmation consacrée par la loi du 29 juillet 1982,
privatisation de TF1 décidée par la loi du 30 septembre 1986. Cest lEtat qui
a déclenché cette mutation dont leffet économique a été brutal.
La rupture majeure du système audiovisuel français a lieu
entre 1984 et 1990 : les recettes des chaînes hertziennes nationales explosent
durant ces années, alors que leur rentabilité se dégrade du fait de la croissance du
nombre des diffuseurs et des heures diffusées (de 11 000 en 1983 à 48 000 en 1991). Sur
un total de recettes de 45 milliards de francs en 1993, 20 milliards soit 44 % allaient au
péage (Canal Plus et location ou achat de vidéocassettes), la publicité représentant
moins de 17 milliards. Cette croissance du paiement direct par le consommateur marque
lentrée dans la phase 3 de la " loi des trois états ".
Si lon observe lévolution de la dépense des
ménages en programmes (y compris donc le cinéma), on constate que le paiement direct des
programmes audiovisuels par les ménages passe de 7 % de leurs dépenses en 1980 à 56 %
en 1995 (7).
La télévision considérée traditionnellement comme médiation
entre lindustrie des programmes et le téléspectateur va céder progressivement
(cf. le redressement des networks aux Etats-Unis), la place aux télémédiations.
Acteurs de la télémédiation
Dans la phase 1 lessentiel de la production de programmes
est assuré de façon intégrée avec le programmateur public (modèles RAI ou ORTF).
Léconomie de la télévision relève alors dun mécanisme simple avec des
acteurs - presque tous publics - peu nombreux et aux relations codifiées sous la tutelle
de lEtat.
La phase 2 est marquée par larrivée de nombreux acteurs
privés dans la production, la programmation (chaînes commerciales) et la publicité.
Avec cette phase, le nombre dheures diffusées explose. Le décalage production -
diffusion entraîne un fort développement des rediffusions et des achats de programmes
sur le marché international.
La phase 3 débute en France au milieu des années 80 avec
lintroduction des systèmes à péage (câble, vidéo et Canal Plus), inaugurant une
nouvelle économie de laudiovisuel.
Dans la phase 3, trois acteurs se partagent les rôles du côté
de loffre : le propriétaire de droits, léditeur et le distributeur.
Pour comprendre larticulation entre ces divers rôles, on
peut recourir à une analogie avec léconomie rurale de lAncien Régime. Se
confrontaient alors le propriétaire foncier (rémunéré par la rente), lexploitant
agricole (rémunéré par le profit), et le seigneur du coin, détenteur de droits sur les
routes, ponts et places de marché, et rémunéré par les péages, octrois et autres
taxes payés par lexploitant pour accéder au marché et pouvoir y vendre ses
produits.
Ainsi dans le domaine de laudiovisuel le propriétaire des
programmes perçoit une rente, dont le montant est fonction de la rareté des titres
disponibles sur le marché relativement à lintensité de la demande. La rente est
un prix qui sétablit sans référence à un coût de production. Les droits sur les
programmes ne sont pas produits, mais achetés sur un marché où leur cours se fixe en
fonction de la rémunération que lon peut en attendre et dun taux de
rentabilité répondant à lestimation du risque associé à ce type de placement.
Nous supposerons, dans les calculs ci-dessous, que ce taux est de 15 %.
Léditeur met en forme loffre, quil regroupe
en " packages ", accompagne doutils logiciels (mis en uvre
sur des serveurs ou par des " agents intelligents ") et de
publications en vue de faciliter laccès par les consommateurs, tarifie enfin de
façon à optimiser sa commercialisation. Les formules tarifaires pourront être variées
: abonnements forfaitaires, paiements à la durée ou à lunité, dégressivité,
etc. Léditeur supporte des coûts (il paie la rente aux propriétaires de
programmes et supporte ses propres coûts dexploitation).
Le distributeur gère les réseaux (transmission par câbles,
par voie hertzienne terrestre, par satellites ; boîtiers et commutateurs) dont il
supporte les coûts déquipement et dexploitation. Il est rémunéré par des
droits de péage payés pour lutilisation de ces réseaux. Dans cette phase
laccès aux contenus audiovisuels est devenu extrêmement souple : la structuration
par chaîne, associée à la programmation sous sa forme actuelle, a disparu ou est
devenue marginale ; le consommateur peut à tout moment accéder à des centaines de
canaux ; il utilise des agents intelligents pour programmer et gérer lui-même sa
consommation, en fonction des contenus qui lui sont présentés par les éditeurs et des
règles tarifaires qui leur sont associées.
Lutilisateur trouvera sur le réseau non seulement
laudiovisuel, mais tout ce qui peut être accessible par consultation de banques
dinformation thématiques multimédias : culture, loisir, formation, information,
vie quotidienne (automobile, jardinage, cuisine, vêtement, sexualité), jeux, santé,
etc. Des vidéoservices fournis par un anté-serveur procureront des fonctions daide
à la programmation. Lhertzien sera marginal en tant que moyen de diffusion (parce
que trop consommateur de ressource rare) alors quil dominait dans les phases
antérieures.
Le téléspectateur devient donc utilisateur de vidéoservices
à péage ; ce concept recouvre une gamme de services dont laudiovisuel ne constitue
quune partie. Il a pour interlocuteur un opérateur commercial qui gère
lensemble de la transaction (contact client, facturation, information etc.).
La programmation est supplantée progressivement par une
fonction dédition qui procède par " emballage " des contenus,
présentation sélective, pilotage du consommateur dans un univers de service. Les
utilisateurs se comportent selon des modes divers : les uns seront passifs et se
laisseront guider par les choix de leur éditeur préféré ; dautres iront chercher
ce qui leur convient, à laide des logiciels dassistance à la recherche, ce
qui conférera une rentabilité à des produits destinés à des segments de population et
qui nauraient aucune chance de se faire distribuer aujourdhui dans le cadre
dune programmation à la recherche de laudience de masse.
Il sagit dans la phase 3 dexploiter une fonction de
télémédiation : le spectateur donne comme dans les phases 1 et 2 de largent
et du temps en échange dun programme ; cependant lintermédiaire
nest plus le programmateur, mais le gestionnaire de la transaction. Il transmet la
demande du client au serveur de contenu, qui délivre le service et fournit au
gestionnaire les éléments nécessaires à la gestion du service. Celle-ci se fait en
temps réel sur un réseau électronique, en bénéficiant des procédures
didentification qui garantissent sa sécurité.
La fonction de télémédiation sintercale entre
léditeur et le distributeur : elle est à prendre par lun de ces acteurs ou
à partager entre eux. Elle assure la gestion des transactions financières suscitées par
le fonctionnement du marché : gestion des autorisations daccès et des risques de
non-paiement, application des formules tarifaires, recouvrement, reversement des droits,
et aussi services aux clients, création de clubs, merchandising etc.
Léditeur peut souhaiter intégrer cette fonction
sil veut contrôler complètement sa relation avec ses clients. Une telle attitude
se justifie dans une période de transition, lors de laquelle il peut être judicieux de
se protéger contre les turbulences liées à linstabilité du marché. En régime
de croisière, par contre, lintégration de la télémédiation avec lédition
est coûteuse. En effet, léditeur est essentiellement une entreprise de matière
grise, employant un personnel peu nombreux dans des travaux hautement qualifiés de
conception, dorganisation et de négociation commerciales et contractuelles. Par
contre, la télémédiation requiert des compétences liées à lexploitation du
système et au règlement des cas de contentieux quil suscite, ainsi quau
contrôle des fonctions techniques fournies en infogérance. Il est donc logique
quà terme la fonction de télémédiation soit absorbée par le distributeur, car
elle est plus proche de lexploitation de réseau que de lédition.
Ces trois acteurs (propriétaire, éditeur, distributeur)
peuvent être séparés ou intégrés (de même, dans lagriculture de lancien
régime, le propriétaire, lexploitant et le seigneur du coin pouvaient être
distincts ou sincarner dans la même personne). Notre hypothèse est quil
sagit de métiers différents, en ce sens quil existe peu déconomies
denvergure potentielles entre eux ; la situation économique la plus stable est donc
quils soient réalisés par des entités distinctes, lintégration restant
possible mais minoritaire. Cependant lintégration peut être plus naturelle, donc
plus fréquente, dans les périodes de transition.
Cest bien ce qui arrive actuellement, comme on peut le
voir sur deux exemples majeurs de la transition vers la phase 3 : la stratégie de
Microsoft en Amérique du Nord, celle de Vivendi en Europe, qui regroupe Cegetel, Havas et
Canal Plus dans un seul pôle " communication ".
Depuis septembre 1996, Canal Plus ayant repris Nethold est
devenu numéro un de la télévision à péage en Europe. Simultanément seffectue
lintégration verticale dHavas (édition et presse) avec Cegetel (réseaux).
Vivendi dispose ainsi dune filière intégrée depuis la gestion des portefeuilles
de droits (cinéma, sport avec Canal Plus, liens étroits avec plusieurs majors
dHollywood comme la Warner), jusquaux systèmes daccès chez les
abonnés (Internet, Canal, Canalsatellite, presse, abonnements dans le milieu médical
etc.) et les abonnés au réseau téléphonique ou de transmission de données de Cegetel
(réseau santé, réseau fixe de Cegetel et réseau mobile de la SFR, réseaux câblés de
la Compagnie Générale de Vidéocommunication, accès Internet AOL et HOL).
Ce modèle dintégration verticale rejoint celui que met
en place Microsoft avec dun côté la fabrication de logiciels tels que Windows et
Explorer, ou celle de prototypes audiovisuels produits dans le studio Dreamwork créé
avec Spielberg, et enfin les réseaux câblés de TCI et la structure satellitaire
mondiale Teledesic qui sera opérationnelle en 2001 avec 285 satellites.
On comprend ces stratégies dintégration verticale si
lon se réfère au " modèle du réseau " qui caractérise la
phase 3, par opposition au " modèle du sablier " qui caractérisait
les phases 1 et 2.
Le " sablier ",
modèle des phases 1 et 2
La filière " image et multimédia " est
organisée en trois couches : la production, qui comprend le financement et la
réalisation des programmes, lédition ou la programmation (fonctions
dassemblage du contenu), la distribution, qui comprend la diffusion technique et la
commercialisation (vente et contact client).
Dans les phases 1 et 2, le programmateur (service public ou
télévision commerciale) joue le rôle essentiel dacheteur et de sélectionneur
dimages, ainsi que de collecteur de ressources financières. La
" chaîne " est le point de passage obligé de lensemble du
système audiovisuel, car elle collecte les ressources financières (redevance et
publicité). Cest le schéma du " sablier ", dans lequel
séchangent des programmes contre du temps, le temps des téléspectateurs
transformés en audience pour les annonceurs, selon le schéma suivant :
Le " modèle du
réseau "
Avec la phase 3, un autre modèle supplante le
" modèle du sablier " où dominait le programmateur. La phase 3 est
celle du réseau où dominent à une extrémité les distributeurs qui gèrent la
télémédiation, à lautre extrémité les détenteurs de droits sur les
programmes.
Le réseau sintercale entre la maîtrise des portefeuilles
de droits sur les prototypes (uvres audiovisuelles, logiciels) et celle des
compteurs permettant laccès du consommateur final (boîtiers de décryptage et de
paiement).
A un pôle de cette économie, la
" librairie " de programmes et de droits, à lautre pôle le
" club " de clients abonnés. Le dipôle constitué par cette
librairie et ce club représente le patrimoine de lentreprise de communication.
Le domicile marché est le lieu de rencontre dun
client abonné identifié et dune offre à distance, en " temps
réel ". A une extrémité le programme prototype doit être diffusé à
léchelle la plus vaste grâce à un réseau mondial ; à lautre
extrémité, la remontée dargent depuis le domicile doit se faire le plus vite
possible vers le gestionnaire du réseau. Les délais de réalisation des deux processus
tendent vers le " temps réel " - grâce aux techniques de
transmission de données pour optimiser la gestion des trésoreries.
Dans le modèle du sablier, les programmes étaient échangés
contre le temps des téléspectateurs, temps transformé en une
" audience " vendue aux annonceurs pour rémunérer le programmateur.
Dans le modèle du réseau, il y a distribution directe du programme et échange de
celui-ci contre le paiement effectué via le compteur de labonné individuel. Ce
nest plus leffet de masse (laudience) qui est recherché, mais
lindividualisation de la réception et le paiement direct et rapide. Cest
ainsi que Canal Plus ne peut pas, comme le dit son slogan publicitaire, être
" une télévision comme les autres " (8).
Laudiovisuel reste donc une économie de prototype, mais
sinsère dans une économie de réseau. Dun côté des uvres
originales et uniques sur lesquelles existe un droit de propriété exclusif ; de
lautre leur diffusion multiple et leur rediffusion dans le monde entier de façon à
les rentabiliser en utilisant à fond les possibilités de personnalisation de
loffre apportées par le réseau.
Il sagit dune économie du premier arrivé : ce
mécanisme doccupation du marché a joué à plein en faveur de Canal Plus et contre
le câble. Les situations acquises ont tendance à se prolonger (" lock
in ").
Valorisation du stock
La période actuelle est caractérisée par lanticipation
dune croissance rapide du secteur audiovisuel multimédia, qui sera multiplié par
10 dans les 20 ans qui viennent (ce qui correspond à une croissance de 12 % par an).
Il en résulte une forte augmentation de la demande de programmes, entraînant de
meilleures recettes pour le stock de programmes, et donc une valorisation de celui-ci.
On peut estimer la consommation annuelle actuelle en France à
19 milliards de francs dont 3 vont au stock de programmes (2 aux programmes étrangers, 1
aux programmes français). On peut prévoir que la consommation sera de 50 milliards de
francs en 2015 dont 10 iront au stock de programmes (5 aux programmes étrangers et 5 aux
programmes français).
Supposons que la consommation de programmes étrangers dans le
monde soit de 20 fois la consommation en France. Leurs recettes annuelles mondiales seront
en 2015 de 100 milliards de francs, et sur la base dun taux de rentabilité de 15 %
ce stock vaudra 660 milliards de francs. Si lon considère les seuls programmes
français, et en supposant quils ne se valorisent que sur le marché français, leur
stock vaudra 33 milliards de francs contre 7 milliards de francs actuellement.
Il existe donc une perspective de forte plus-value sur le stock
des droits français (et encore davantage bien sûr sur le stock de droits étrangers,
majoritairement américains ; mais ce nest pas notre sujet ici). Elle provoquera une
spéculation sur la détention de droits durant les dix ans qui viennent : ici
apparaissent des acteurs qui appartiennent au secteur financier, à linformatique,
à lélectronique. Compte tenu de la logique qui prévaut sur ce type de marché
(sur lequel la croissance des cours nourrit des anticipations optimistes), on peut
sattendre à une montée de la valorisation du stock jusquà 50 milliards de
francs, suivie dun retour vers le prix déquilibre après un éventuel passage
par une phase de sous-évaluation. Ces chiffrages nont pas valeur de prévision,
mais visent à illustrer sur le plan qualitatif un mécanisme vraisemblable, et à
expliquer par une mise en perspective les tensions observées sur le marché actuel des
droits sur les programmes.
A terme, les trois grandes fonctions se stabilisent : la
production et la détention de droits (produits neufs et doccasion) capteront la
moitié des recettes, la fonction dédition (emballage des contenus) et la fonction
de gestionnaire de réseau (qui joue le rôle de distributeur dans la mesure où le
réseau joue celui de place du marché) se partageront le reste.
Dans la phase de transition les acteurs, pour se protéger et
pour " voir venir " multiplient les alliances pour rassembler ces
trois fonctions sans aller en général jusquà une intégration verticale, jugée
trop risquée en raison des déséconomies denvergure que comporte
lexploitation conjointe dactivités disparates.
Dans le futur proche, la vedette appartient aux détenteurs de
droits et aux producteurs. Les perspectives de plus-value entraînent une concentration
des droits entre les mains des spéculateurs les plus avisés et les plus fortunés. Une
fois le système stabilisé, le cours des droits sétablira à son niveau normal
(valeur actualisée de la rente quils procurent). Les perspectives de plus-value
ayant disparu, la détention de droits sera moins attractive, et les spéculateurs
sen débarrasseront en les liquidant sur le marché. La propriété des programmes
tendra alors à se disperser, dautant plus que les producteurs de programmes
nouveaux auront intérêt à conserver la propriété de ceux quils ont produits
sils peuvent les rentabiliser sur le réseau.
Globalisation et libéralisation
Si la distribution en réseau des produits audiovisuels fait
entrer le marché au domicile de labonné, la concentration internationale crée
déjà un marché global de laudiovisuel. Individualisation et globalisation
structurent de concert le marché audiovisuel. La concentration est renforcée dun
côté, la diffusion est élargie de lautre. Des oligopoles mondiaux se constituent,
détenteurs de portefeuilles de droits et de réseaux de distribution planétaires.
Le réseau, point de rencontre de loffre et de la demande
audiovisuelles, devient la " place de marché " électronique et
internationale. Les acteurs de cette nouvelle régulation sont les grands groupes de
communication combinant les divers métiers (contenus et réseaux) de la communication
(télécommunications, audiovisuel, informatique).
Lindustrie de la communication sorganise comme une
" économie des compteurs " de la télévision, par le paiement à la
consommation sur le modèle des services urbains ou du téléphone. Doù
larrivée de nouveaux entrants possédant un savoir-faire en matière de réseau de
compteurs, comme les distributeurs deau comme la Lyonnaise des Eaux ou Vivendi en
France.
Le développement de laudiovisuel, industrie du prototype,
a toujours été lié à lextension de sa sphère de distribution. Lindustrie
nord-américaine a ainsi multiplié ses marché de diffusion, que ce soit par
multidiffusion à lintérieur des Etats-Unis (salles, vidéo, networks, syndication,
câble) ou par rediffusion à prix cassés à létranger (ce qui lui permet de
limiter laudience des autres productions), seule manière de faire face à des
coûts fixes de production toujours plus élevés avec lintégration des
" effets spéciaux " (jusquà 200 millions de $ à
lunité).
Or la décennie 80 a élargi à léchelle planétaire
lespace offert à la distribution grâce aux techniques numériques et au satellite,
mais surtout grâce au processus de dérégulation qui a supprimé dans la plupart des
pays les barrières anciennes des monopoles publics de radiotélévision et de
télécommunications. Ainsi sest élargi le marché sur lequel peuvent se
rentabiliser les produits audiovisuels des majors dHollywood, et de façon plus
générale les contenus produits ou acquis (Microsoft).
On ne peut pas dissocier innovations technologiques, processus
de dérégulation et jeu des grands acteurs : leurs alliances et stratégies sont
déterminantes sur un marché fortement libéralisé. Se mènent donc en parallèle la
restructuration permanente de lindustrie de la communication et les vagues de
libéralisation successives de son marché (9).
Cest du jeu croisé des stratégies des groupes et des modes de régulation que
sortira lordre nouveau de la communication pour les décennies à venir, après un
tri dans le foisonnement des innovations techniques.
Une trentaine de groupes, constituant un oligopole
transnational, accèdent à ce jeu de go planétaire : six ou sept opérateurs de
télécommunications, quelques majors dHollywood, quelques groupes de
linformatique ou de lélectronique (10).
Toutefois lévolution des médias reste en Europe une
affaire complexe. A la différence des Etats-Unis, des préoccupations culturelles ou
politiques y viennent en effet interférer avec léconomie (notamment le rapport
entre le pouvoir et les médias, ou encore la place du service public dans la société).
Les médias ny sont pas, ou pas encore, lempire de l
" entertainment industry ". Leur économie est tout autant symbolique
que financière. Le péage, nouveau mode de financement, est aussi un nouveau terrain pour
la régulation.
Par ailleurs le schéma oligopolistique que nous avons décrit,
et qui est incontestablement aujourdhui le schéma tendanciel, ne décrit pas le
seul chemin possible : sur un marché à péage pourraient se rentabiliser aussi des
offres à faible coût et haute qualité. Il existe quelques personnes qui préfèrent les
films dEric Rohmer à " Titanic " ; elles seront peut-être
assez nombreuses pour rentabiliser la diffusion de " petites
machines " une fois laudiovisuel libéré de la course à laudience
que lui impose le financement publicitaire.