Une analyse de De l'Informatique

31 août 2006

Je publie ci-dessous l'analyse critique de Pierre Musso sur De l'Informatique, que son auteur a bien voulu m'autoriser à reproduire sur volle.com.

Livre de Michel Volle « De l'Informatique », Economica 2006
(diffusé aussi en version pdf sur le site de Michel Volle[1])

Dans ce gros livre - plus de 600 pages - Michel Volle aborde l’informatique d’une façon originale. En effet, il traite moins de l’informatique comme une technique que comme un élément stratégique pour l’entreprise, voire pour la société tout entière. L’informatique se trouve aujourd’hui à un carrefour, et son image ne correspond plus à la réalité.  « Elle a pénétré toutes les activités de l’entreprise dont elle est à la fois l’appareil sensoriel et le système nerveux. » L’auteur s’intéresse tout autant à l’entreprise et à sa stratégie qu’aux outils informatiques. La définition de l’informatique que donne Volle est élargie grâce à une approche pluridisciplinaire. L’histoire de l’Internet et de l’informatique, précisément analysée, ne peut alors être comprise « que si l’on étudie et relie entre eux les aspects logique, technique, philosophique, économique, sémantique, sociologique, industriel etc. »

Cette approche de l’informatique s’inspire de la notion de « système technique » de Bertrand Gille, qui évite de réduire la technique à un simple outil et l’insère dans un système socio-technique et culturel. Volle combine aisément les approches économique, philosophique, historique ou socio-technique. Il dit d’une part, que l’informatique n’est pas seulement une innovation technique efficace, mais qu’elle est aussi une innovation intellectuelle et d’autre part, que l’informatisation des institutions est un phénomène majeur. Ainsi l’objet de l’informatique est élargi à l’articulation homme/machine, plus précisément à la relation cerveau/ordinateur et finalement à la relation entre l’automate et l’être humain.

L’ouvrage a en fait pour objet le dialogue entre deux personnages : l’APU et l’EHO. L’APU, c’est l’ordinateur défini comme « Automate Programmable doué d’Ubiquité » et l’EHO c’est « l’Être Humain Organisé », c’est-à-dire l’homme au travail dans une organisation. Pour désigner l’articulation de l’EHO et de l’APU, Volle a redécouvert les vertus du mot « informatique » qu’il qualifie de « magnifique » parce qu’il y voit conjuguée l’information (ce qui confère une forme à notre représentation du monde) et l’automate, d’où le titre de son ouvrage. « Ce mot, écrit-il, est apte à désigner cette articulation de l’être humain et de l’automate qui sera, durant les décennies prochaines, le grand enjeu pour nos entreprises, voire pour notre civilisation - comme le furent, et le sont encore, l’articulation de l’être humain avec l’écriture, le moteur ou la chimie. »

La thèse de Volle est que « l’articulation entre l’EHO et l’APU peut dégager une synergie si chacun se consacre à la tâche qu’il fait mieux que l’autre et si les interfaces qui les relient sont convenablement définies. » La qualité de l’APU et celle de son appropriation par l’EHO sont des enjeux essentiels pour les entreprises contemporaines : le problème, c’est qu’elles n’en sont pas toutes conscientes.

Si Volle peut établir ce constat, c’est qu’il a une riche expérience du monde de l’entreprise. Le lecteur se rend vite compte que son ouvrage est le fruit d’une longue réflexion, sur trente années dit-il, liée à son expérience diversifiée de cadre et de dirigeant d’entreprise : « J’ai travaillé dans des ministères et des directions générales d’entreprise. J’ai créé et animé des PME à haute densité de matière grise. J’ai rencontré ainsi quelques stratèges ».

A cette expérience de terrain, il ajoute des qualités de pédagogue ; son ouvrage est aussi le résultat des enseignements qu’il a donnés à l’Université et dans des grandes écoles. Il explique de façon simple ce qu’est un ordinateur, un réseau ou un système d’information. Il définit clairement les concepts de l’informatique et des systèmes d’information et d’autres plus obscurs, cachés derrière des sigles ou des formules soi-disant réservées aux « experts ». Il aide son lecteur à pénétrer ce monde apparemment technique, donc fermé. Il emploie tous les moyens pour rendre le lecteur intelligent, recourant souvent à de petits schémas, à des graphiques et surtout à de multiples exemples pour décrire les outils ou leur bon usage (exemple : savoir bien utiliser la messagerie électronique). Même les notions qui semblent les plus évidentes sont reprises et redéfinies, comme celle d’entreprise : « L’entreprise est le lieu où le travail des êtres humains s’organise afin d’agir sur la nature pour obtenir des résultats utiles. » Il plonge dans l’entreprise contemporaine, c’est-à-dire l’entreprise de services, dans le secteur tertiaire, où travaille plus de 75% de la population active, afin de souligner que le système d’information s’y enlace aux systèmes de décision et de production  Le système d’information est ainsi devenu un facteur de production qui « relève de la catégorie du capital : c’est un stock qui s’accumule d’abord et qui s’utilise ensuite dans la durée. »

L’entreprise est alors considérée comme une organisation ayant pour but « d’obtenir un couple « homme - machine » efficace dans l’optique du « travail assisté par ordinateur ». Or quel est le défi actuel pour l’entreprise, selon Volle ? « La maturation de l’entreprise autour du système d’information sera la grande affaire du XXIe siècle, et peut-être encore des siècles suivants. La modification des valeurs, priorités et organisations qu’elle implique demandera longtemps, de même qu’il a fallu longtemps pour que les entreprises sachent utiliser l’énergie d’origine fossile et l’électricité ». Le système d’information (SI) pénètre désormais toutes les parties de l’entreprise, « un peu comme le font le réseau vasculaire ou le réseau nerveux d’un animal » ; il bouleverse l’entreprise, sa culture, et en même temps lui ouvre de nouvelles possibilités stratégiques. Pour le montrer, Volle se place tour à tour du point de vue des informaticiens, des utilisateurs de l’informatique et de la maîtrise d’ouvrage afin d’éclairer le stratège de l’entreprise.

Volle a d’une certaine façon, élaboré son ouvrage à l’image de la construction du système d’information d’une entreprise. Ainsi son effort de définition des notions est poursuivi pas à pas, car il est cohérent avec la démarche même de création et de maîtrise d’un SI qui est le langage qui se parle dans l’entreprise (et non le langage de programmation des informaticiens). Donc le socle sémantique qui contient les référentiels (modèles, nomenclatures, identifiants) est la base même du SI : « Un système d’information a pour but d’assister les agents de l’entreprise dans leur travail en leur permettant de mobiliser, à travers le réseau, les ressources de puissance et de mémoire que fournit l’automate. Il enregistre le langage de l’entreprise qu’il équipe en outils de classement, recherche, traitement et communication. » Le SI apporte ainsi une nouvelle façon de penser, c’est pourquoi sa mise en œuvre se heurte souvent à de si grandes difficultés : il est même selon l’auteur, une « innovation philosophique ». Pourquoi ce saut de la technique à la philosophie ? Parce que la programmation informatique oblige à modéliser les processus de production et donc à donner la priorité à l’analyse des processus sur les concepts, ce détour ayant pour fin l’action plus efficace : « en soumettant les concepts au processus (l’informatique) met l’abstraction au service de l’action ».

Ainsi Michel Volle traite-t-il des apports de l’informatique à la philosophie : « l’informatique, affirme-t-il, est un terrain d’expérimentation philosophique. » Il mobilise avec brio les concepts de François Jullien et rejoint souvent, sans la citer, la réflexion matiériste de François Dagognet sur l’écriture, les formes et l’iconographie (voir Dagognet François, Écriture et iconographie et Pour une théorie générale des formes, Librairie philosophique Jean Vrin. Paris, 1973 et 1975).

L’informatique occupe ainsi une position clef dans l’entreprise et dans notre vie quotidienne, mais bien au-delà elle est devenue un phénomène de civilisation. Elle est un carrefour, « une charnière ». « Elle articule même trois charnières : entre l’EHO et l’APU ;  entre les concepts et les processus ; entre la technique et la stratégie. » Elle devient une discipline multiforme, un système technique qui se déplie en une mosaïque de spécialités, preuve de sa maturité : « l’informatique connaît une évolution analogue à celle de la médecine au début du XXe siècle : elle éclate en spécialités dont chacune exige de l’expert un travail à temps plein. On n’est plus informaticien tout court, mais spécialiste en sécurité, en administration de réseau, en middleware, en Java etc. et chacune de ces spécialités éclate encore en spécialités plus fines. » Pour faire le tour de ce nouveau continent, Volle consacre plusieurs chapitres à la maîtrise d’ouvrage, aux méthodes, aux objets, aux langages, aux outils informatiques, combinant l’analyse des concepts avec l’illustration de son propos par de nombreux exemples et études de cas.

Cet ouvrage qui va et vient sans cesse de la théorie à la pratique multiplie, pour le plus grand plaisir du lecteur, les remarques pleines d’humour, et même d’humeur, à l’égard du monde de l’entreprise et de ses stéréotypes, puisant là encore dans l’expérience de l’auteur. Dans un dernier chapitre consacré à « la pathologie de l’entreprise », le bon docteur Volle propose au lecteur quelques remèdes simples et efficaces pour « avoir de vraies entreprises, de vraies stratégies, de vrais Stratèges ».

Pierre Musso, professeur à l’Université de Rennes II.


[1] Le livre est publié au format pdf à l'adresse www.volle.com/ouvrages/informatique/informatique1.pdf. L'auteur déconseille toutefois de l'imprimer in extenso car imprimer un livre coûte plus cher que de l'acheter en librairie.

Pour lire un peu plus :
- De l'Informatique
- Dialogue avec un philosophe

www.volle.com/ouvrages/informatique/analysemusso.htm, © Michel VOLLE, 2006