RECHERCHE :
Bienvenue sur le site de Michel VOLLE
Powered by picosearch  


Vous êtes libre de copier, distribuer et/ou modifier les documents de ce site, à la seule condition de citer la source.
 GNU Free Documentation License.

Le Parador
C
hapitre 1 : Ouverture

7 mars 2008

Version imprimable

Pour poster un commentaire


Pour lire un peu plus :

- Pourquoi un feuilleton ?

Ceci est une oeuvre d'imagination pure. Toute ressemblance avec des personnes physiques ou morales ayant existé, existant ou susceptibles d'exister ne peut donc s'expliquer que par une illusion d'optique ou une homonymie.

*     *

Pénétrer pour la première fois le siège social d’une grande entreprise, c’est entrer dans un nouveau monde.

Vous poussez la poignée de cuivre placée sur la lourde porte de verre, elle cède moelleusement. Vous avancez d’un pas sur le paillasson : la porte se referme derrière vous avec le son discret, confortable et opulent que font les briquets Dupont et les portières des voitures de luxe – ce son dont la mise au point a demandé, dit-on, tant de travail et de soin à des ingénieurs. Le bruit du boulevard s’estompe immédiatement, effacé par la fermeture de la porte. Vous vous retournez, surpris, pour voir si le marteau piqueur a cessé son travail, si les automobiles et l’autobus, qui étaient si bruyants, se sont arrêtés : ils sont toujours actifs mais opèrent maintenant en silence.

Vous poussez une deuxième porte de verre, aussi lourde, aussi moelleuse que la première, et vous voilà dans le hall. Il est vaste, le plafond est haut, il pourrait recevoir une foule de géants. Le sol est couvert d’une moquette pourpre sur laquelle quelques nains vêtus d’un costume trois pièces de couleur sombre, quelques naines en tailleur gris ou robe très « couture » progressent silencieusement en diagonale, sacoche ou dossier à la main. Aucune tache, aucune marque ne maculent la moquette ni les portes de verre dont l’impeccabilité surnaturelle a quelque chose d’angoissant.

Cette entreprise a su éviter ces sols de marbre sur lesquels les pas résonnent et que l’eau tombée de parapluies ébroués rend aussi glissants qu’une patinoire : dès vos premiers pas, elle indique que confort et silence font partie de sa culture.

Sur le mur du fond un artiste a reproduit son logo, deux mains qui semblent tourbillonner pour se rejoindre, en utilisant des tubes de verre coloré qui lui procurent du relief. Lorsque ce logo a été dévoilé il a suscité des commentaires ironiques que vous vous rappelez avec un sourire en coin.

Vous repérez l’accueil, placé vers le fond un peu à gauche : un large comptoir d’acajou derrière lequel se trouvent trois dames dont une est en train de téléphoner et une autre est occupée par un visiteur. Tout en avançant vous humez une odeur. Chaque entreprise a son odeur : papier encré, cuir verni, chaussure mouillée... Celle-ci sent le foulard réchauffé au pli d’un cou : ici, semble-t-elle dire, s’offre à vous un univers tissé de plaisirs soyeux.

C’est donc sourire aux lèvres que vous abordez l’accueil. Une dame brune aux cheveux tirés en arrière par un chignon rond lève des yeux magnifiques et vous rend votre sourire. « J’ai, lui dites-vous, rendez-vous avec Jean Bonhomme ».

Aussitôt elle se dresse, prend son badge à la main et s’offre à vous conduire. Elle n’a pas demandé vos papiers d’identité, ne vous a pas donné de badge, n’a pas téléphoné pour vous annoncer : vous étiez attendu, vous avez prononcé le nom du Président, vous êtes donc un hôte de marque malgré votre costume deux pièces au tissu médiocre, votre cartable fatigué, votre coiffure négligée.

L’aimable dame babille pendant tout le trajet, émettant sur le temps qu’il fait, sur le quartier et ses avantages, des considérations auxquelles vous répondez machinalement dans l’ascenseur et jusqu’au bureau de l’huissier en uniforme. « Voici, lui dit-elle, le visiteur du Président ». L'huissier s’incline puis vous introduit dans une pièce où quatre assistantes s’activent devant leurs ordinateurs en manipulant des documents. Les écrans sont posés sur le boîtier de l'unité centrale, ce qui surmène sans aucun doute leurs vertèbres cervicales. L'huissier vous mène à celle dont le bureau est le plus large.

« Bonjour M. Dutertre, dit-elle en vous tendant la main. Je vous annonce tout de suite ». Elle vous a reconnu sans vous connaître, c’est l’un des mystères de la communication. Elle disparaît par une porte puis revient aussitôt en la tenant ouverte : « Le Président vous attend ». Vous entrez.

*     *

Hande est en 1995 une des entreprises françaises les plus en vue et les plus controversées. Elle vient de frôler la faillite. Son président – homme sorti des meilleures grandes écoles puis de l’inspection des finances et qui entretenait d'excellentes relations avec l’élite de l’élite – a dû partir sous les huées. Jean Bonhomme lui a succédé après s’être fait supplier et avoir posé ses conditions.

Hande était, au début des années 1920, une entreprise de chaudronnerie de taille modeste dirigée par son fondateur, Paul-Louis Lahande. A sa mort en 1925 son gendre, Claude Brillin, lui avait succédé. Brillin avait une imagination et une vitalité débordantes. S’appuyant sur les profits de l’entreprise et surtout sur des emprunts, il se lança dans l’immobilier, l’hôtellerie, le transport et le commerce alimentaire – toutes activités sans rapport avec la chaudronnerie mais qui réussirent bien jusqu’au début des années 1930. La crise faillit mettre bas cet échafaudage. Elle contraignit Brillin à abandonner le transport mais il parvint à maintenir le reste en vie, non sans peine et non sans user, dit-on, des ressources licites ou illicites que lui procuraient son imagination et ses relations.

L’occupation fut pour Hande une époque bénie. Brillin ayant pris d’importantes responsabilités dans le comité d’organisation de la mécanique, Hande fut bien approvisionnée en matières premières et fit d’excellentes affaires avec les Allemands. Un des fils Brillin avait rejoint Londres où il s’était fait un nom dans les forces françaises libres. A la Libération Claude Brillin lui laissa la place, au moins nominalement, et Hande put passer pour une « entreprise résistante ».

Derrière le fils se sentaient la poigne et l’imagination du père. Hande se lança dans le bâtiment et les travaux publics, complément de son activité dans l’immobilier, et participa à la reconstruction des villes et infrastructures. Les relations de Brillin et les procédés commerciaux mis au point dans les années 30 lui permirent de gagner d’importants marchés. Certains mauvais perdants l’accusèrent d’avoir corrompu des fonctionnaires, certains sous-traitants, acculés à la faillite, prétendirent qu’il ne les avait jamais payés : mais seul Le Canard enchaîné en parla et aucun tribunal ne le sanctionna.

*     *

Le restaurant d’entreprise sert des repas simples mais d’excellente qualité : les inspecteurs de l’hygiène se plaisent à dire que c’est l’un des plus sains de Paris. Les salariés l’appellent familièrement « la cantine ». Ils choisissent leurs plats sous le mode du self service puis errent un instant, plateau en mains. À l’heure de pointe nombreux sont les oiseaux qui attendent, debout, qu’une place se libère.

Trois hommes sont attablés. Ils ont défendu la place libre, renvoyant les pingouins solitaires qui tentaient d’y poser leur plateau en disant « nous attendons quelqu’un ». Enfin le quatrième arrive, ayant repéré de loin ses collègues. Ses cheveux sont ébouriffés, sa cravate dénouée, il a l’air furieux.

« Quels cons, non mais quels cons ! » dit-il en posant son plateau. « Raconte ! » s’exclament les trois autres d’une même voix.

– Voilà. Je présente le projet. Je montre qu’il dégage dès la première année un flux de trésorerie positif. Je leur dis : dans ce cas, on ne peut pas calculer la rentabilité. Et ce con de directeur financier dit qu’alors le projet n’est pas rentable ! Après ça, ils sont passés au point suivant de l’ordre du jour et je n'ai pas pu redresser la situation. Le projet est retoqué.

– C’est incroyable ! Mais pourquoi leur as-tu dit qu’on ne pouvait pas calculer la rentabilité? demande l’un des convives.

– Ben quoi c’est vrai : on ne peut pas la calculer puisque le taux de rentabilité est infini.

– C’est bien un raisonnement de polytechnicien ! Au lieu de leur dire que le projet était très rentable, super rentable, hyper rentable, il a fallu que tu leur sortes un théorème. Évidemment ils n’y ont rien compris, et voilà notre projet planté.

– Oui, je suis aussi con qu’eux, plus con même : je leur ai parlé comme je raisonne. Mais le directeur financier est un X lui aussi ! Il aurait dû comprendre... sauf qu’après l’X il a fait l’ENA, ça a dû bouffer ses neurones.

– Pas du tout, ses neurones sont en bon état et il est plus malin que toi. Il ne veut pas de notre projet parce qu’il ne veut d’aucun projet. Il joue dans l’entreprise le même rôle que la direction du budget dans le gouvernement : il est contre toutes les dépenses quelle que soit la rentabilité. Je les ai vu faire quand je travaillais à Matignon... La dépense est certaine mais les recettes sont aléatoires, alors on suppose qu’elles seront nulles. Toutes leurs phrases commencent par J’ai peur que... Mais qu’ont dit les autres membres du comité de direction?

– Tu sais comme ils sont... Ils me regardaient avec des yeux de poisson frit, comme s’ils étaient pressés de passer à la suite. Que va devenir le projet maintenant? Je ne sais pas ce que nous allons faire. Ah les enfoirés...

Pensifs et désolés, les quatre ingénieurs plongent leur fourchette qui dans ses carottes râpées, qui dans son céleri rémoulade.

*     *

Le silence est plus dense encore qu’à l’accueil, l’odeur plus concentrée, plus luxueuse : s’y ajoute une nuance de cuir et de bon cigare. Jean Bonhomme s’avance en bras de chemise et cravate, main tendue, grand homme brun à l’allure sportive, une verrue sous l’oeil gauche comme sur ses photographies – cette verrue qui, paraît-il, devient rouge quand il est en colère. Il indique un fauteuil devant une table basse et propose un café que vous acceptez ; l’assistante l’amènera dans quelques secondes : vous pourrez alors déguster le meilleur café que vous ayez jamais bu, et tel que vous n’en boirez jamais de meilleur.

« Je suis heureux, dit Jean Bonhomme, que vous ayez pu vous libérer pour me rendre visite. J’ai beaucoup entendu parler de vous et j’avais grande envie de faire votre connaissance ».

Cette phrase obligeante pose le décor de la conversation. N’importe quel consultant ferait le tour du monde, ajournerait tous ses rendez-vous pour rencontrer Jean Bonhomme : il le sait mais par courtoisie il vous traite en égal, voire en homme célèbre. Et dire « grande envie » au lieu de « très envie », c’est montrer que l’on sait parler français.

Les violons ainsi accordés, le concerto peut commencer.

Étant attentif à ce genre de chose vous avez observé que le bureau de Jean Bonhomme ne contient aucun ordinateur. Le mobilier en bois clair est moderne, sobre de lignes mais parfait et sûrement coûteux. Les murs sont ornés de trois tableaux qui datent visiblement du XVIIIe siècle : une nature morte, un portrait de femme et un paysage.

*     *

Quand Brillin mourut en 1972 l’affaire était solide. La gestion prudente de son fils la consolida encore. En 1990 elle semblait bâtie pour l’éternité avec ses 200 000 salariés, sa réputation de sérieux et de fiabilité, ses filiales à l’étranger, son réseau de magasins à grande surface, la bonne tenue du titre en Bourse et la ponctualité des dividendes. Les deux mains, armes parlantes qui formaient le logo adopté en 1985, avaient suscité quelques sarcasmes (« Hande prend notre pognon à pleines mains », « Hande nous manipule », « elles se courent après sans se rejoindre » etc.) mais elles s’affichaient sur tant de murs, sur tant d’enseignes qu’elles faisaient partie du paysage de toutes les villes.

Lorsque le fils Brillin prit sa retraite en 1992 le conseil d’administration choisit son dauphin pour lui succéder. Cet homme brillant avait occupé de hautes fonctions à la direction du Trésor avant d’être recruté par Hande comme directeur général. Il avait efficacement secondé son président, notamment dans les délicates relations avec les banques dont, disait-on, il était « l’enfant chéri ».

Une fois président il se lança dans la croissance par acquisition et fusion d’entreprises, doublée d’un programme d’investissement et de développement des activités propres. Les banques lui consentirent tous les prêts qu’il demandait, appuyés il est vrai sur des business plans séduisants.

Le diable lui-même, sans doute, se mit de la partie : la conjoncture déjoua les prévisions de demande ; les fusions d’entreprises, menées tambour battant, suscitèrent des conflits où se dissipa le temps et l’énergie des cadres et ne procurèrent pas les synergies prévues. En 1995 la Bourse se mit à douter, le cours de Hande et de ses filiales s’effondra. Le groupe parut soudain surendetté, certaines banques refusèrent de renouveler leurs prêts. Leur enfant chéri, abandonné, dut partir.

Les autres banques se faisaient du souci pour leur créance. Le gouvernement était inquiet : la faillite de Hande aurait eu des conséquences sociales désastreuses. Les « fondamentaux » de l’entreprise restaient sains mais il fallait la sortir du pétrin. Des discussions aussi discrètes que fiévreuses se succédèrent dans les salons des meilleurs restaurants, les salles de réunion des ministères, les bureaux du CNPF ainsi qu’à Bruxelles.

Bien vite tout le monde se mit d’accord sur le nom de Jean  Bonhomme. Il avait une bonne réputation et il était disponible : le conseil d’administration de l’entreprise qu’il présidait auparavant ayant refusé certaines de ses orientations, il avait démissionné non sans panache. Il était l’un des membres les moins diplômés du club des Cent mais Claude Bébéar l’estimait et semblait même le respecter : on ne lui avait confié que des entreprises en déconfiture qu’il avait toutes tirées d’affaire, prenant à chaque étape la responsabilité d’une entreprise plus importante.

Le 15 décembre 1995, donc, quand Marc Dutertre pénètre le bureau de Jean Bonhomme, celui-ci dirige Hande depuis trois mois après avoir obtenu du gouvernement et des banques la promesse d’un soutien. Il reste à préciser la nature de celui-ci et il faut encore obtenir le feu vert de Bruxelles. L’entreprise frissonne et les costumes trois pièces de la direction générale enveloppent des corps transis de peur.

*     *

Le bureau est orienté au sud. Les rayons du soleil sont à peine adoucis par un voilage et l'effet de serre s'ajoute au chauffage central. Un joli coffret de bois se trouve au centre de la table basse autour de laquelle les fauteuils, avec leurs épais coussins blancs, semblent aussi larges que des canapés. Bonhomme invite Dutertre à s'y asseoir et s'installe en face de lui, légèrement penché en avant, un coude posé sur la cuisse droite.

« J'ai lu votre article, dit-il, et il m'a beaucoup intéressé. »  (Quel article? se demande Dutertre qui n'a rien publié durant les derniers mois). « Nous en avons beaucoup parlé. » (Qui est ce « nous » ?). « Votre réflexion touche à des questions qui me semblent importantes, et même cruciales ».

Dutertre hoche la tête d'un air entendu, cherchant à deviner à quoi Bonhomme fait allusion. « Voulez-vous un cigare ? » dit celui-ci en tendant la main vers le coffret.

- Non merci, je ne fume pas.

- Cela vous dérangerait-il si j'en fumais un?

- Bien sûr que non !

Bonhomme ouvre le coffret dont il extrait délicatement un cigare. Dans l'entreprise qu'il dirigeait auparavant les syndicalistes l'avaient surnommé « l'homme au barreau de chaise », et en effet le cigare qu'il est en train d'allumer est énorme. Dans le milieu des dirigeants de gauche, adhérents du parti socialiste ou proches de lui, on conjugue plaisir et militantisme en fumant des cigares cubains.

Refuser un cigare, c'est émettre un des signaux qui, s'accumulant, vous classent parmi les tâcherons. Si en outre vous ne jouez pas au golf, ne vous intéressez pas au rugby, accordez peu d'attention (ou trop d'attention) aux vins, manipulez maladroitement votre serviette à table et ignorez qu'il convient de placer le pain à gauche de l'assiette, vous êtes catalogué. Dutertre le sait, ou plutôt le sent, mais il est décidément non fumeur - et d'ailleurs un démon intime l'incite à assumer son rang de tâcheron, son mauvais costume deux pièces, comme pour proclamer en silence des valeurs qui ne sont pas celles des dirigeants.

La mise à feu du cigare demande une manipulation qui, tout comme le bourrage de la pipe (autrefois à la mode mais désormais ringard), introduit dans la conversation une pause propice à la mise au point des idées.

Dutertre est encore dans le brouillard mais sans doute Bonhomme prépare-t-il ses prochaines phrases.

- La priorité est évidemment de tirer Hande du pétrin, dit-il, cela me prendra quelques mois ; mais je dois aussi préparer le futur, le rebond, et pour cela j'ai pensé que vous pourriez m'aider.
Il s'arrête pour regarder Dutertre d'un air intelligent, comme s'ils se comprenaient à demi-mot. Le silence dure quelques longues secondes.

- Je veux que Hande devienne une entreprise-réseau.

*     *

Tout s'éclaire : on dirait que le soleil brille plus franchement, que les meubles prennent des contours plus nets. Cet article a été publié voici un an. Dutertre étant de ceux qui jugent le Moi haïssable  - adolescent, il avait pris pour devise « être et non paraître » - il l'a cosigné avec deux collaborateurs. Mais apparemment « on » sait que l'article est de sa plume...

Bonhomme se carre dans son fauteuil. Le cigare rougeoie au rythme de ses aspirations et devant son visage se forme un nuage de fumée percé par deux yeux attentifs. Il attend une réponse.

Dutertre se met à parler mais il est mal à l'aise. Il est difficile de trouver les mots pour transmettre l'image que l'on a en tête - d'autant plus difficile que l'on connaît mal la personne à qui l'on parle, que l'on ignore les contours de son expertise, son vocabulaire, ses priorités, ses habitudes... il pousse les mots devant lui comme une rivière pousse des galets, la transpiration coule sous ses aisselles. Les termes familiers viennent mécaniquement sur sa langue mais il est douloureusement conscient d'utiliser des mots que l'autre ne connaît pas, des acronymes qui ne lui disent sans doute rien.

« Le territoire de l'entreprise, bafouille-t-il, n'est pas seulement celui de l'organisation, des établissements, du catalogue des produits, des segments de marché, de la comptabilité. C'est aussi celui des symboles, du langage, que le système d'information concrétise et auquel le réseau confère l'ubiquité... ». Comme tout cela est confus, vaseux !

*   *

Il a tort de s'inquiéter : Bonhomme n'écoute pas, il observe. En fait il n'a pas lu l'article de Dutertre : outre les dossiers qu'il feuillette, il ne lit que Le Monde et Le Nouvel Observateur et parfois aussi des poèmes - la poésie est son jardin secret. C'est sa femme qui lui a signalé l'article de Dutertre. Elle est universitaire, chercheur en sociologie ; grande lectrice, elle aime les textes bien construits et qui lui semblent novateurs. Elle a conseillé à son mari de rencontrer Dutertre : « Si tu cherches quelqu'un qui aille au fond des choses, celui-là fera peut-être l'affaire ». 

Bonhomme ne s'interroge donc pas sur la compétence ni le sérieux de Dutertre : il le soupèse. Il ne fait pas attention au discours mais à ce qui l'entoure ; il écoute la musique des phrases, évalue l'élocution, regarde la mimique et les gestes des mains. « Ce type, se dit-il, est solide, honnête, convaincu. Il a du mal à communiquer. Il sera intransigeant et secouera toute cette bande. Il va provoquer des conflits, c'est ce qu'il me faut. »

Dutertre se tait, conscient d'avoir trop et mal parlé.

- C'est très intéressant, dit Bonhomme. Hande n'a pas encore compris que le système d'information était un actif stratégique. Son informatique est en retard : elle ne comporte rien qui soit équivalent aux systèmes de réservation et de fidélisation des compagnies aériennes. Or nous devons capturer le client, l'enserrer dans une relation privilégiée ou même exclusive.

- C'est ça, bafouille Dutertre, il vous faut du yield management, un datawarehouse...

- Exactement, dit Bonhomme qui ne saurait dire ce que ces mots désignent. Il faut que notre système d'information soit compétitif, que ce soit une arme envers nos concurrents. Notre stratégie à long terme en dépend, notre positionnement. J'aimerais que vous fassiez pour nous une mission de conseil, une expertise. Envoyez-moi une proposition.

*    *

Quelle douce musique pour les oreilles d'un consultant ! Dutertre est à la tête d'une entreprise qui emploie une dizaine d'ingénieurs. Les affaires ont bien marché jusqu'au milieu de l'année puis elles sont devenues difficiles : il se heurte à un mur de verre, les clients ne semblent plus comprendre ce qu'il leur propose. Pourtant tous les projets dont son entreprise a été chargée ont été menés à bien. Peut-être a-t-il commis quelque impair « politique » ? La moitié de ses ingénieurs est en inter-contrat : ils se documentent et mettent leurs connaissances à jour (à moins qu'ils ne se tournent les pouces), le chiffre d'affaires est médiocre et la trésorerie fond. Bientôt la banque va s'inquiéter. La demande de Hande tombe donc à pic.

Bonhomme prolonge la conversation : les bonnes manières, chez les grands dirigeants, impliquent de ne jamais sembler pressé. L'assistante entre et annonce le visiteur suivant. Bonhomme se lève sans hâte, tend une main chaleureuse et dit : « Puis-je recevoir votre proposition la semaine prochaine? Je vous prie de m'excuser, je vous bouscule peut-être alors que les fêtes approchent... Donc, la semaine prochaine, c'est d'accord. Dès qu'elle sera prête, appelez mon assistante pour que nous nous rencontrions de nouveau. Demandez-lui les coordonnées de Blin-Pasteur, il faudrait que vous le rencontriez aussi. Et grand merci ! »

Dans le secrétariat, Dutertre croise un grand homme corpulent, vêtu d'un impeccable costume trois pièces bleu et les cheveux blonds au point d'être jaunes, qui lui lance un regard pénétrant avant de s'engouffrer dans le bureau de Bonhomme. Les privilégiés qui accèdent au bureau du Président se surveillent mutuellement.

*    *

Dutertre se dirige vers la sortie en prenant tout son temps. L'entreprise a changé d'aspect. La douce moquette du sol, devenue élastique, rend sa démarche aérienne : chaque pas rebondit. Les cloisons des bureaux, auparavant fermement ancrées dans le sol, sont légères, mobiles, comme prêtes à céder à la poussée. Les numéros des portes, les noms des personnes, la désignation des services sur les panneaux auprès des ascenseurs sont amovibles. 

C'est que si l'entreprise, avec ses bâtiments, son organisation, ses méthodes, s'impose au visiteur, au nouvel embauché, avec le poids et la solidité du béton, pour celui qui est invité à la réorganiser le béton redevient liquide, le plan est remis sur la table de travail. Il est toujours la même personne, c'est la même entreprise, mais le domaine offert à son action ayant changé il ne la voit plus de la même façon.

Les portes de certains bureaux sont ouvertes et Dutertre y jette des coups d'oeil discrets. Il voit des personnes assises devant un écran qui leur présente des caractères verts sur fond noir. Hande n'a donc pas encore adopté l'interface graphique avec menus déroulants et fenêtres et les utilisateurs doivent se servir des touches de fonction, ergonomie désuète depuis dix ans déjà. Cela donne une première idée du travail à faire.

Avoir été reçu par le président lui-même, avoir entendu ses compliments, c'est grisant. Occuper la fonction de « conseiller du prince » était l'ambition suprême des mandarins chinois. Mais même le plus aguerri oublie ce que dit le sage taoïste : cette fonction-là est aussi périlleuse que de chevaucher un tigre.

*    *

(à suivre)