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Le Parador
Chapitre 2 : Andante

16 avril 2008

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Pour lire un peu plus :

- Le Parador, chapitre 1

-
Pourquoi un feuilleton ?

Ceci est une oeuvre d'imagination pure. Toute ressemblance avec des personnes physiques ou morales ayant existé, existant ou susceptibles d'exister ne peut donc s'expliquer que par une illusion d'optique ou une homonymie.

*     *

Résumé du chapitre précédent : Hande est une grande entreprise française qui vient de frôler la faillite. Son nouveau président, Jean Bonhomme, a demandé à un consultant nommé Marc Dutertre de l'aider à faire de Hande une "entreprise-réseau".

*     *

Il est sept heures du matin. Deux hommes attendent Jean Bonhomme devant la porte de son immeuble. Le chauffeur, casquette à la main, ouvre la portière arrière. Le garde du corps se tient en retrait. Bonhomme leur serre la main et leur souhaite le bonjour, souriant et cordial, puis s'installe. Les deux hommes montent à bord. La Mercedes démarre.

Le chauffeur conduit vite et souplement, sans à-coup. C'est un as des itinéraires et de la précision, capable de frôler les autres véhicules au millimètre près, de contourner les pires embouteillages, d'évaluer de façon infaillible la durée d'un parcours. Comparés à lui les autres conducteurs sont des paralytiques.

Les rideaux de la vitre arrière sont baissés par souci de sécurité. Sous la veste du garde du corps, au chaud dans son holster, repose l'arme redoutable avec laquelle il s'entraîne assidûment. Le cuir neuf des garnitures émet une odeur luxueuse, un peu écœurante.

*     *

La voiture progresse rapidement. À côté de Jean Bonhomme se trouvent quelques journaux. Il les pose sur ses genoux puis regarde le défilé rapide de la rue, les passants qui se hâtent vers le métro et le bus, emmitouflés dans des manteaux au col relevé, des anoraks, des écharpes.

Après 1981 Bonhomme n'a plus jamais pris le métro. Il a depuis longtemps oublié l'époque où il habitait un deux pièces avec sa femme, gagnait petitement sa vie comme permanent d'une association, distribuait les tracts du PS sur les marchés et aux portes des entreprises, se révoltait contre ces gens de droite qui occupaient tous les postes de responsabilité.

Il a oublié, plus complètement encore, le jour où il s'est attardé comme par mégarde dans le couloir sur lequel donnait une salle de réunion. Un responsable du parti, ébouriffé, a ouvert la porte, a regardé à droite, à gauche, l'a vu, l'a invité à entrer.

Il en est ressorti directeur de cabinet d'un ministre après avoir reçu l'onction qui, transformant un abbé en Monseigneur, fait entrer le gagne-petit dans les rangs des dirigeants, l'extrait du métro pour l'installer au fond d'une voiture avec chauffeur...

...jusqu'au jour maudit où, à la suite de quelque catastrophe (achat de son entreprise, changement du pouvoir politique), il devra de nouveau prendre le métro, former des numéros de téléphone, coller des timbres sur des enveloppes, argumenter devant des personnes qui ne l'écoutent pas : toutes choses dont il avait perdu l'habitude. Certains sombrent alors dans la dépression.

Mais Bonhomme n'en est pas là. Il a lié d'utiles relations, été nommé conseiller d'état au tour extérieur, dirigé des entreprises. L'exercice jadis tant désiré du pouvoir légitime lui semble conforme à sa nature, enfin accomplie après une trop longue gestation. Le papillon, volant au soleil, n'a gardé aucun souvenir de la larve souterraine dont il est issu.

*     *

Il s'étire avec volupté. Comme tous les matins, sa femme lui a porté le petit déjeuner au lit, vieille habitude de couple. Puis le kiné lui a fait faire un quart d'heure de gymnastique. Il a pris une douche, s'est lavé les cheveux, coiffé soigneusement, rasé, vêtu de linge frais en observant dans le miroir son ventre plat, son torse musclé. C'est un bel homme et son regard attentif lui confère la « présence » : il sait que pour être présent aux yeux des autres il faut d'abord les regarder.

Il déplie enfin Le Figaro et dès le premier coup d'œil, avant même d'avoir lu une ligne, ressent un coup au cœur. Le grand titre en première page est « La mort de Claude Grenier ». Comme chaque fois que l'on prononce devant lui le mot « mort » il blêmit et sa verrue, sous l'œil gauche, semble rougeoyer.

L'idée de la mort le scandalise, ainsi que celle de la décrépitude qui souvent la précède. Seul compte, seul existe l'individu qui pense et agit et dont la vie est sacrée. La mort qui borne son destin est aussi horrible que le gouffre où, selon la représentation antique, plonge l'océan lorsqu'il parvient au bord du disque que forme le monde.

Grenier s'est suicidé. Il avait été mis en examen pour une affaire d'abus de biens sociaux. Le juge d'instruction l'a malmené, prolongeant la détention préventive pour lui faire dénoncer les bénéficiaires de sommes considérables. Cet homme estimé de ses confrères pour sa distinction et son habileté a mal supporté la prison, ses odeurs, ses bruits, la disparition de la considération et du bien-être matériel auquel il s'était accoutumé, ce même bien-être dont Jean Bonhomme jouit - ou plutôt a joui car la vue du journal lui a donné la nausée.

L'odeur des garnitures devient insupportable. Il baisse la vitre de deux doigts et l'air glacial lui fait du bien. Il frissonne, se secouant pour changer d'idée tandis que la voiture s'engage dans la rue de Rennes.

*     *

Le rythme des images mentales s'accélère. Fugaces, elles s'enchaînent, laissant une trace légère dans l'esprit qu'elles quittent, mêlées aux bribes de poèmes qu'elles évoquent et qui disparaissent avec elles.

Dans le bureau de Jean Bonhomme se trouve, derrière une bibliothèque pivotante, une porte donnant sur un petit appartement que dessert un ascenseur particulier. C'est là que Bonhomme reçoit, en fin d'après-midi, certaines personnes. « Je mène un attelage à cinq chevaux », se dit-il, dénombrant celles qui lui prodiguent habituellement leurs faveurs et auxquelles d'autres s'ajoutent quand cela se présente,

la faim, l'occasion, l'herbe tendre, et, je pense,
Quelque diable aussi me poussant
[1]

Une d'entre elles, dont la sensualité est bridée par une pudeur délicate, a ses préférences : conservant son mystère, elle lui laisse toujours quelque chose à conquérir.

La générosité des femmes émerveille Bonhomme qui, pendant son adolescence, les a longuement attendues et désirées. Peut-être ne conçoit-il pas assez ce que la douceur de leurs caresses doit à son statut de mâle dominant, dont dépend la carrière des autres.

Les images qui traversent son esprit sont liées à de ces habitudes, de ces manies qui donnent à chaque personne ce ridicule que seul l'humour peut assumer. Ainsi ses préférences érotiques sont devenues des préférences tout court : il se méfie des personnes, hommes ou femmes, dont les fesses sont plates et les extrémités mal formées. La qualité du caractère est liée, croit-il, à celle du contact avec le monde par l'assise, les pieds et les mains.

Par ailleurs le hasard a voulu que les numéros de téléphone de ses premières amours fussent tous divisibles par trois. Cela l'a rendu superstitieux et il examine avec soin ceux des femmes qu'il rencontre. Après que France Telecom ait ajouté le chiffre 4 aux numéros parisiens, puis encore le préfixe 01, la règle s'est enrichie de complications au point que l'exercice relève désormais de la haute numérologie.

Ses lèvres évoquent le frôlement d'un baiser, ses mains le satin d'une peau. Son corps s'émeut : « Le barreau de chaise n'est pas ce que pensent les syndicalistes ! ». Il ricane puis se reprend, gêné.

*     *

Dans la perspective du boulevard Montparnasse, l'immeuble de Hande se détache. L'entreprise forme un réseau de forces qui se confortent ou s'annulent à la façon des pièces d'un jeu d'échecs où le fou lance, en diagonale, l'axe sur lequel pourront s'appuyer le sautillement du cheval, la pénétration de la tour - réseau éphémère qu'un mouvement de l'adversaire peut dénouer mais qui se recompose et dont les mailles, resserrées, le conduiront au mat.

C'est ainsi en tout cas que Jean Bonhomme perçoit Hande. Les corporations s'équilibrent, les dirigeants défendent leur domaine, les symboles travaillent les esprits, les réseaux d'influence s'activent. Ils sont instables car les affinités sont volatiles, les loyautés éphémères, les allégeances d'autant plus souvent rompues qu'elles sont multiples. Bonhomme n'en est pas moins attentif aux appartenances qui les structurent : grandes écoles et universités, religions, partis politiques, syndicats. Il s'efforce de savoir qui est qui et, dans chaque réseau, de distinguer les animateurs, plus ou moins permanents et assidus, des simples suiveurs.

Les administrateurs, actionnaires, clients, fournisseurs, partenaires, les banques, le gouvernement, « Bruxelles », les autres dirigeants, sont autant de pôles avec lesquels les réseaux internes communiquent et qui s'insèrent encore dans d'autres réseaux, extérieurs à l'entreprise.

Bonhomme perçoit ainsi ce qu'il appelle, dans son langage intérieur, des « ondes de puissance ». Elles forment des structures qui, comme un tourbillon dans un fleuve, sont à la fois permanentes et mobiles. Pour agir sur elles il ne dispose que de la parole : il ne touche rien de ses mains, pas même un clavier d'ordinateur, mais les mots qu'il prononce, passant par les cerveaux et les mains de ceux qui les entendent, ont comme les exorcismes ou les sacrements un effet réel.

La parole du philosophe-roi, transformant la matière, agit ainsi sur la nature plus efficacement que celle d'un magicien. Mais il faut avoir le ton juste, énoncer les mots exacts et les conforter par l'expression du visage, les gestes des mains, la posture du corps : si la parole peut bâtir elle peut aussi détruire, le détruire lui-même s'il est maladroit.

Quelques images balisent l'action de Bonhomme. Il sait pouvoir orienter l'entreprise en la taillant tout comme on oriente la croissance d'un arbre : c'est à lui, en effet, qu'il revient d'arbitrer entre les projets qu'elle produit spontanément et qui lui sont finalement soumis. Il sait qu'il ne convient pas de la tirer, car cela la déracinerait ; ni de la pousser, car sa force d'inertie est infinie. Par contre il peut la propulser en la coinçant entre deux pôles, tout comme on projette un noyau de cerise en le serrant entre le pouce et l'index. C'est en vue d'une telle action qu'il s'est adressé à Dutertre.

Les ondes de puissance se gonflent sous lui, aussi concrètes que la vague sous le surfeur : il doit les évaluer dans l'instant pour trouver son équilibre et nourrir son élan.

*     *

La voiture se gare, l'ascenseur monte, le garde du corps se dirige vers le placard où est remisé sa tenue d'huissier. Bonhomme traverse le secrétariat, encore vide, et consulte l'agenda que son assistante a déposé sur son bureau la veille au soir. Il a rendez-vous ce matin avec des personnes appartenant toutes à la couche dirigeante de Hande : des directeurs, des DGA, le DG,

tous ces capitans dont l'épaulette brille
Dans les Louvres et les châteaux
[2]

Ces gens-là ont été mutilés par l'échec de l'entreprise, échec qui leur fait honte car ils ont approuvé cette stratégie, l'ont expliquée à leurs collaborateurs, l'ont mise en œuvre. Ils sont coincés entre le souvenir des épisodes glorieux du passé de l'entreprise, dont ils tentent en vain de renouveler les circonstances, et les phobies que leur a inoculées la catastrophe.

L'entreprise ne pourra retrouver sa santé que si sont levés les obstacles que ses dirigeants portent dans leur tête. Il faut donc que dans les deux ou trois ans cette couche ait été entièrement renouvelée. Bonhomme a effectué cette manœuvre dans d'autres entreprises et il sait comment s'y prendre : préretraite largement rémunérée pour les plus anciens, changement d'affectation à contre-emploi pour les autres (il vient ainsi de nommer directeur technique l'ancien DRH et attend qu'il démissionne), mise au placard enfin pour les plus rétifs.

Tout cela doit se faire sans que rien ne permette de l'anticiper, sinon une fronde se déclencherait. Il sera donc d'une extrême courtoisie, de la plus exquise politesse, de la plus franche cordialité avec ces personnes qu'il a décidé de détruire.

*     *

Le patron glisse une nappe de papier sur la table, pose un plateau de pain, des verres et des couverts, s'enquiert de la commande et part. Marc Dutertre et André Rosen prendront le plat du jour, une blanquette de veau, accompagné d'un pichet d'Anjou rouge.

Ce restaurant modeste sert de cantine aux PME du quartier et la plupart de ses clients paient avec des tickets repas. Le patron sait dénicher de bons produits et sa femme excelle dans une cuisine française simple et raffinée, familiale.

Rosen a comme toujours le nez en l'air et il sourit d'un air entendu. « Tu as fait une erreur », dit-il.

- Quelle erreur ?

- Écoute, Marc, tu ne peux rien contre le Minitel.

- Je ne vois pas ce que tu veux dire.

- Écoute, le Minitel fait neuf milliards de chiffre d'affaire. On ne peut rien contre neuf milliards.

- Mais je n'ai rien contre le Minitel ni contre les neuf milliards !

- Ton étude sur le commerce électronique...

Dutertre comprend. Son entreprise a publié voici quelques mois une étude multi-clients où figurait une comparaison entre le Minitel et l'Internet.

Rosen est, à France Telecom, directeur du programme Minitel. Il a toujours eu ce même sourire supérieur. Lorsque Dutertre est arrivé à l'école polytechnique, rue Descartes, le premier camarade qu'il a rencontré fut Rosen assis dans l'embrasure d'une fenêtre, déjà souriant mais dédaigneux et peu intéressé par la perspective d'une conversation.

Ils se sont retrouvés au CNET [3] d'Issy-les-Moulineaux où leurs rapports ont été corrects et sans chaleur. Rosen avait alors grand soin de ne publier qu'en anglais et dans des revues à comité de lecture où ses articles délibérément incompréhensibles faisaient savant : « il faut, disait-il, masquer ce que l'on pense ».

Son physique de lévrier et ses propos énigmatiques avaient attiré autour de lui un cercle d'admiratrices divisé par la jalousie, et qui anticipait pour son héros un prix Nobel ou à tout le moins une place de directeur général. « Le bon sens, c'est vulgaire », déclara-t-il un jour : cette phrase qui scandalisa Dutertre fit se pâmer les groupies.

- Bon, je vois de quoi tu parles, dit Dutertre, c'est une question de stratégie...

- Moi, personnellement, je pense que l'Internet n'a pas d'avenir. C'est un gadget comme le téléphone mobile, et comme lui ce ne sera jamais un produit de masse[4]. Tandis qu'avec le Minitel on peut taxer, on fait du chiffre. Comment feras-tu du chiffre sur l'Internet ?

- C'est bien le point important. Avec le Minitel, l'entreprise fait payer la relation commerciale par le client. Sur 36 15 SNCF, le client paie pour consulter les horaires ! C'est contraire à toutes les bonnes règles du marketing.

- Mais enfin, neuf milliards !

- Évidemment, c'est un chiffre d'affaire important. Mais c'est une question de prospective, il faut voir le long terme...

Dutertre taquine la blanquette du bout de son couteau mais son appétit est coupé, sa gorge serrée. Le Lied de Schubert où une jeune fille marche, d'un pas léger, sur la tombe de celui qui l'a aimée lui trotte par la tête.

Il s'est mis France Telecom à dos ! Voilà pourquoi les prospects ne répondent plus au téléphone ni aux télécopies, pourquoi ils annulent les réunions. Des pare-feux ont été mis en place...

Il faut tenter de redresser la situation, de convaincre.

- Le Minitel a de beaux jours devant lui, c'est une merveilleuse réussite, il a créé de de nouveaux marchés de toutes pièces : tu sais ce que j'en pense, nous en avons souvent parlé. Mais aujourd'hui un autre média se profile. Il faut l'évaluer, l'introduire dans la panoplie, le prendre en considération au plan stratégique, tirer parti de l'expérience acquise avec le Minitel...

- Écoute, le protocole TCP/IP n'est pas solide, les universitaires ne comprennent rien aux réseaux. L'Internet est fragile, ça ne marchera pas. Et puis encore une fois, on ne peut rien contre neuf milliards de francs. Sois raisonnable, enfin !

Après quelques phrases l'essentiel avait été dit, les neuf milliards répondant à tout comme le « sans dot » dans L'avare. La conversation dévia : « comment-va-ta-famille-nous-avons-passé-de-belles-vacances-en-Corse-et-vous-où-avez-vous-été, as-tu-vu-le-dernier-film-de-Rohmer-qu'en-penses-tu » etc.

Dutertre laisse les trois-quarts de la blanquette dans son assiette, ce qui lui vaut un regard consterné du patron - mais celui-ci a sans doute senti que quelque chose de grave venait de se passer car il ne fait aucune remarque. Les deux convives sautent le dessert, passent directement au café, Rosen s'empare d'autorité de l'addition. Bientôt ils sont sur le trottoir.

La silhouette longiligne de Rosen est entourée par un manteau en poil de chameau dont les pans flottent au vent. Il remonte frileusement le col. Son nez, encore plus relevé que d'habitude, semble se dresser à la verticale. Il pose la main sur l'épaule de Dutertre, lui lance un regard qui tombe de très haut et dit : « Moi, personnellement, je pense que tu es mal parti ». Il émet un bref ricanement, tend trois doigts de la main droite, se détourne et s'éloigne rapidement.

*     *

Marc Dutertre est de ces personnes qui, peinant à s'exprimer, ne peuvent se rendre compte d'elles-mêmes (il est vrai que souvent les « littéraires », qui savent s'exprimer, ne le peuvent pas non plus : leur bavardage les masque à eux-mêmes plus qu'il ne les révèle).

Mais qui, d'ailleurs, connaît son propre monde intérieur - ce monde qui, délimitant sa perception, lui impose ses priorités et conditionne son dialogue avec le monde tout court, dont cependant il le sépare ?

Pour tirer cela au clair nous évoquerons quelques événements qui ont marqué Dutertre. Sa famille, d'abord, où l'on était musicien amateur d'excellent niveau. Son père était violoniste, sa mère chantait et un ami d'âge mûr, professeur au conservatoire de Marseille, les accompagnait l'un et l'autre.

Dutertre grandit bercé par les Lieder de Schubert, les chansons écossaises de Beethoven, des mélodies de Fauré, des airs italiens, des sonates pour piano et violon et aussi des airs d'Ella Fitzgerald où le timbre clair de sa mère et son sens du rythme faisaient merveille.

Avant même qu'il ne sache écrire on lui avait fait poser les doigts sur le piano sous la férule de M. Denoix, l'ami professeur, et dès qu'il fut en âge de comprendre M. Denoix lui exposa la façon de voir que nous résumons ici :

« Le piano, lui dit-il, est un instrument mécanique à percussion. Les pianistes qui se laissent aller à la virtuosité se font les auxiliaires de cette mécanique. Au conservatoire on forme des chevaux de course, non des musiciens...

« Écoute Pierre Barbizet jouer les variations sur Ah vous dirai-je Maman : le piano chante. Cela suppose de surmonter sa mécanique, ce qui demande beaucoup d'art. Il y faut aussi de la modestie : il est tentant, et plus facile, de faire le virtuose, le singe savant... un piano qui chante, rien n'est plus émouvant car la prouesse est autant morale que technique. Il n'arrive d'ailleurs jamais à un chanteur d'aller trop vite.

« Personne ne peut atteindre l'interprétation exacte mais on peut s'en approcher si l'on cherche son propre plaisir. Au début cela fait commettre des erreurs mais à la longue le plaisir est le plus exigeant des guides. »

Un tel enseignement peut dérouter certains élèves mais il convenait au jeune Marc qui se prit de passion pour la musique. Au conservatoire il fut classé dans la catégorie « irrégulier, peut mieux faire » car, contrairement à ce que l'on exige d'un professionnel, il n'interprétait convenablement que les œuvres qu'il aimait.

Dans sa bibliothèque, là où ses camarades au lycée plaçaient des collections d'illustrés, les romans d'Alexandre Dumas et des livres de la Série Noire, s'accumulaient les partitions. Étant un déchiffreur convenable il les lisait, comme d'autres lisent des livres, pour trouver le plaisir. C'est ainsi qu'il se prit de passion pour Chabrier, Bizet, Roussel etc. Il aimait par dessus tout Schubert dont les « divines longueurs » l'embarquaient dans des rêveries interminables et un peu folles.

*     *

Au lycée il fut d'abord mauvais élève. Ses camarades admiraient sans doute le pianiste qui leur jouait volontiers du Jelly Roll Morton et du Scott Joplin, mais ils le trouvaient un peu étrange et se tenaient à distance. La psoriasis qui abîmait sa peau ne contribuait pas peu à son aspect négligé et il ne partageait aucun des goûts des autres élèves. Il lisait peu, ce qui le séparait des plus cultivés ; il ne s'intéressait ni à la collection de timbres, ni aux compétitions sportives, ni au Rock'n Roll qu'il jugeait aussi platement répétitif que la musique baroque : cela l'éloignait des autres.

Les jeunes filles trouvaient « rasoir » et prétentieux ce garçon qui dansait mal et ne savait que se taire ou bien parler de Schumann, Schubert etc. alors qu'elles s'intéressaient plutôt à Elvis Presley et Paul Anka.

Marc Dutertre sera d'ailleurs, par la suite, aussi malheureux en amour que le fut Schubert : cela ne fera qu'activer sa recherche du plaisir dans d'autres domaines, de ces domaines austères où il ne s'obtient que par un travail persévérant - de telle sorte que, sans être aucunement quelqu'un de triste, il percevra la mort comme une douce perspective, comme l'endormissement bienvenu au terme de l'effort.

*     *

Deux rencontres éveillèrent en lui de nouvelles passions.

M. Köbel, que les élèves avaient évidemment baptisé « Belle Queue », professeur de mathématiques au lycée Thiers, était en son genre aussi original que M. Denoix. Il avait des cheveux longs, une écharpe mauve et son allure efféminée suscitait des commentaires. C'était un esthète, un amoureux de la démonstration élégante, du raccourci logique, du maximum de résultats obtenu avec le minimum d'effort. « Soyez paresseux ! », disait-il à ses élèves.

Certains prenaient cela à la lettre, mais d'autres se piquaient au jeu et progressaient cent fois plus qu'ils ne l'auraient fait avec un professeur d'un type plus courant. Marc était de ces derniers : il avait découvert une nouvelle source de plaisir. Les techniques mentales, les procédés de pensée et de travail acquis avec la musique se révélèrent efficaces. Bientôt il se classa parmi les « bons en maths », quoique déplorablement irrégulier.

Il ne trouvait pas le plaisir dans l'étude du cours mais dans les questions qu'il se posait (nouvelles pour lui, banales pour des mathématiciens expérimentés). Il fut donc d'abord attiré par des domaines auxquels il ne comprenait rien, comme les probabilités ou la théorie des nombres. Les livres que lui prêtait (mais ne redemandait jamais) M. Köbel, intrigué par cet élève aussi étrange qu'il était, lui, un étrange professeur, vinrent dans sa bibliothèque s'adosser aux partitions : comme elles, ces livres se déchiffrent plus qu'ils ne se lisent car si la recherche en mathématiques est l'activité la plus voluptueuse qui soit - c'est du moins ce que pensait Marc - ses traces écrites sont comme un rébus.

C'est ainsi qu'il déchiffra entre autres, sans compter son effort ni son temps - mais les heures enchantées passaient, légères - le Cours d'Algèbre supérieure de Serret et le Traité des substitutions de Jordan, remplissant cahier après cahier de calculs pour vérifier et simplifier les démonstrations. Il développa aussi, après beaucoup d'autres, un culte pour Évariste Galois.

*     *

La deuxième rencontre se produisit pendant un cours de physique et l'orienta pour toujours sur une autre piste. M. Bissous (surnommé évidemment « La Bise » ; cela lui était parfaitement indifférent mais il ne tolérait pas le moindre bruit pendant le cours et entrait en rage si un élève laissait tomber une règle, une gomme ou même une feuille de papier) énonça un jour la phrase mémorable suivante : « la physique, c'est la science des approximations ».

Elle bouleversa le jeune Marc au point qu'il n'entendit aucun autre mot pendant le reste du cours, son cerveau s'étant mis à fonctionner à toute vitesse. Elle associait en effet, de façon choquante, deux mots entre lesquels les mathématiques avaient mis une distance infinie : une démonstration, étant exacte ou fausse, ne peut jamais être approximative.

Cette phrase avait pourtant un sens, car en pratique il faut bien faire des approximations ! Si l'on pouvait raisonner sur les approximations une science de la pratique était possible, une science de l'action ! Une porte s'ouvrait ainsi vers des perspectives inouïes.

*     *

Enjambons quelques années. Dutertre est chercheur au CNET. Comme il aime à prendre des devises, il a adopté « ne pas faire carrière » : la chasse au plaisir mental, qui reste sa principale et même sa seule préoccupation, ne saurait en effet se concilier avec le souci de l'avancement. Cela le distingue de ses camarades de promotion, soucieux pour la plupart avant tout de grimper l'échelle hiérarchique et qui le jugent « un peu braque », voire « complètement fou », même s'ils concèdent qu'« il ne dit pas que des conneries ».

Son psoriasis est guéri depuis longtemps mais la peau de son visage est restée rouge, ses cheveux toujours mal coiffés semblent gras, son élocution embarrassée est proche du bégaiement sauf lorsqu'il parle de choses qu'il connaît à fond : alors son débit devient trop rapide et son propos trop elliptique, ses étudiants s'en plaignent.

Il a pour spécialité les réseaux informatiques, monde qui lui est devenu aussi familier que son propre appartement mais qu'il serait incapable de décrire entièrement. Il en résulte un isolement pénible mais qui lui procure aussi quelque orgueil : il est conscient de se trouver sur un des fronts de taille où la société humaine se confronte au monde de la nature.

*     *

Nous allons tenter, nous élevant comme dans un ballon captif, de percevoir sa situation mieux qu'il ne la conçoit lui-même. Un chercheur se focalise sur des choses que d'autres négligent ou ignorent et qui, dans son esprit, s'enrichissent de mille détails. Son regard en est transformé : ceux qui, les premiers, ont vu des bactéries ou des galaxies ont été un temps les seuls habitants d'un monde intérieur peuplé de peurs et d'espoirs nouveaux.

Supposez donc, pour entrer dans la tête de Marc, que votre intuition se soit familiarisée avec plusieurs niveaux qui ne se connaissent pas et pourtant s'accordent, avec des logiques diverses qui s'articulent comme le font, pour former un organisme vivant, celles des protéines, cellules, tissus et organes.

Ainsi les ondes vibrent joyeusement, transmettant des signaux dans l'espace hertzien et dans l'étroit canal que leur offrent les câbles et fibres optiques - à moins que, rebondissant sur un malencontreux mur d'impédance, elles ne soient brouillées par des collisions. Un empilage répétitif d'éléments physiques simples forme les processeurs et mémoires où se traitent, à toute vitesse, des séries de 0 et de 1 représentant des textes, des sons, des images.

Ces réseaux tiennent les promesses immémoriales de la magie : parler à distance, ressusciter l'image et la parole des morts, commander enfin à la matière par l'énoncé de mots bien choisis. Certes pour obtenir de tels résultats on ne dit plus Abracadabra mais on lance un programme qui débute par une formule cabalistique comme

public static void main(String[] args) {...}

Et les êtres humains, liés à l'automate par l'écran-clavier, en font l'instrument de leurs désirs, de leurs intentions, de leur pensée, de leur action : ils se comportent !

*      *

Ainsi Dutertre se confrontait à ce monde qui, fondé sur des ondes, sur des agencements chimiques simples, sur les signes 0 et 1, empile encore, au-dessus de langages aux capacités magiques, la psychologie des êtres humains, la sociologie de leurs institutions, la métaphysique de leurs orientations. D'un niveau à l'autre, d'une couche à l'autre, des traductions facilitaient les échanges mais des effets en retour pouvaient dérouter les intentions les plus fermes.

Fasciné, il observait et expérimentait, anticipant les catastrophes qui se produiraient lorsque les prototypes, passés par le filtre de l'industrialisation, quitteraient la paillasse du laboratoire et s'éloigneraient des oscilloscopes des chercheurs pour, devenus produits, courir leur chance entre les mains d'utilisateurs qui, alors, se comporteraient.

L'angoisse et l'enthousiasme le soulevaient d'un même souffle - jusqu'à ce que, confronté à un « supérieur » hiérarchique par trop ignorant et insolent, il décidât de plaquer la recherche pour se lancer dans le monde nouveau du consulting (comme on dit en franglais), activité à laquelle il ne connaissait rien et vers laquelle l'attirait non plus tant la recherche du plaisir que le sentiment, tout nouveau pour lui, d'une urgence civique.

(à suivre)

__________________________________

[1] La Fontaine, « Les animaux malades de la peste », Fables, Livre VII.

[2] Victor Hugo, « La reculade », Les châtiments.

[3] Centre National d'Études des Télécommunications.

[4] Rappelons que cette conversation a lieu en 1995.