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Le Parador
Chapitre 3 : Scherzo

12 mai 2008

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Pour lire un peu plus :

- Le Parador, prologue
- Le Parador
, chapitre 1

- Le Parador, chapitre 2
-
Pourquoi un feuilleton ?

Ceci est une oeuvre d'imagination pure. Toute ressemblance avec des personnes physiques ou morales ayant existé, existant ou susceptibles d'exister ne peut donc s'expliquer que par une illusion d'optique ou une homonymie.

*     *

Résumé des chapitres précédents : Hande est une grande entreprise française qui vient de frôler la faillite. Son nouveau président, Jean Bonhomme, a demandé à un consultant nommé Marc Dutertre de l'aider à faire de Hande une "entreprise-réseau".

*     *

Le Who's Who consacre plusieurs colonnes aux Blin-Pasteur, famille protestante dont quelques membres se sont illustrés dans les sciences et la finance. Le père de Blin-Pasteur, spécialiste distingué du sanscrit et grand brûlé de la guerre de 40, est membre de l'Institut.

Gérard Blin-Pasteur est un petit homme roux au front proéminent. Assis derrière son bureau, il tripote le coin d'une feuille de papier en regardant Dutertre d'un oeil interrogatif. Dans cette direction générale où tout le monde est si bien vêtu, il fait exception : sous son col dégrafé pend, entortillée comme une ficelle, une mince cravate noire. Une veste pied-de-poule est posée sur le dossier de sa chaise, il ne porte pas de gilet, et bien qu'il ne fasse pas chaud dans son bureau sa chemise aux manches retroussées est tachée de sueur sous les aisselles.

- Je viens vous voir, lui dit Dutertre, sur les indications de M. Bonhomme.

- Je sais, répond Blin-Pasteur, il m'a parlé de vous. Il faut que je vous dise où nous en sommes.

*      *

Blin-Pasteur occupe les fonctions mal définies, mais dotées d'un puissant potentiel symbolique, de conseiller du président. Sur l'organigramme son nom figure dans un cartouche raccordé latéralement au fil qui descend vers le râteau hiérarchique et se trouve ainsi placé plus haut que celui du directeur général. Il occupe un bureau minuscule mais situé juste à côté de celui de Jean Bonhomme.

Chez Hande, seules quatre personnes peuvent solliciter un entretien avec le président sans rendez-vous préalable : Blin-Pasteur, le DG, le directeur financier et la directrice de la communication qui se trouve d'ailleurs être l'épouse de Blin-Pasteur.

Sous les présidents précédents Blin-Pasteur était secrétaire de la section CGC de l'entreprise et il s'est alors durement battu avec la direction. Quand il a accepté de travailler aux côtés de Jean Bonhomme les syndicalistes ont considéré cela comme une trahison tandis que les personnes de la direction continuaient à voir en lui un ennemi. Blin-Pasteur est donc universellement détesté.

Il a sur Hande un point de vue médical. Pour lui l'entre prise est un être vivant, donc susceptible de pathologies. Il est bourru comme un médecin de famille, sa parole est directe et sans concessions - mais Dutertre, qui fait sa connaissance, mettra un peu de temps à découvrir tout cela.

*      *

- Bonhomme vous a parlé d'entreprise-réseau, c'est une idée juste mais dans son esprit elle est terriblement vague. Il va falloir lui donner un contenu pratique : alors vous allez vous heurter à des habitudes, à des convictions enracinées. Pour commencer notre informatique, qui était dans les années 70 l'une des meilleures de France, si ce n'est du monde, s'est endormie d'autant plus profondément sur ses lauriers qu'on lui a enlevé dans les années 80 ses meilleurs éléments pour les mettre dans Logit, notre filiale de logistique qu'il fallait faire réussir à tout prix. Allez voir le DSI, vous verrez.

Blin-Pasteur a un sourire amer, puis continue :

- Prenez une direction informatique de 2 000 personnes et enlevez-lui les 20 personnes les plus compétentes, les plus intelligentes, les plus courageuses - bref, enlevez-lui ses animateurs - qu'est-ce qui restera? Rien, ou plutôt une coquille sans vitalité ni énergie. L'âme d'une organisation réside dans un tout petit nombre de personnes.

Dutertre l'écoute avec stupeur.

- Notre couche dirigeante n'est pas en meilleur état : elle vit dans un monde artificiel. Ce sont des gens qui marchent sur leurs mains, ce qui suppose un apprentissage difficile mais empêche d'aller vite et ne facilite pas la vision. Regardez-les se congratuler quand ils se rencontrent dans un couloir : ils ne regardent personne d'autre, ils vivent dans leur bulle, tout fiers de leur savoir-faire acrobatique et inutile.

- Tout de même, dit Dutertre qui éprouve l'envie de se rebiffer, certains d'entre eux connaissent leur métier, non?

- Pas du tout, tranche Blin-Pasteur : ils ont tous approuvé cet âne qui a mis l'entreprise quasiment en faillite. Ils se croient malins parce qu'ils adhèrent à la trivialité du business is business, mais même si l'entreprise avait fait du profit cela ne prouverait rien : quand on est assis sur un tas d'or il suffit, pour paraître efficace, de sortir de temps en temps un lingot de sous son derrière. Le profit, le cours de bourse ne sont pas de bons indicateurs et parler de bottom line ou de "création de valeur" ne rime à rien.

- Mais comment évaluez-vous l'efficacité?

- Ah ça, c'est difficile. J'ai beaucoup appris quand j'étais dirigeant syndical : j'ai vu alors les dossiers, les comptes, je négociais avec la DRH et les autres directions. Cela m'a fait comprendre des choses qui ne m'avaient pas effleuré auparavant. J'ai vu que j'avais jusqu'alors pensé des sottises, j'ai vu aussi les sottises que la direction voulait faire. Quand je leur disais mon inquiétude devant les erreurs stratégiques ils répondaient "vous ne pouvez pas prétendre avoir raison tout seul contre le marché, regardez comme le cours de l'action monte" - puis le cours s'est effondré. Et croyez-vous que ce soit malin aujourd'hui de vouloir pousser vers la sortie, sous prétexte d'économie, tous ceux qui ont atteint l'âge de cinquante-cinq ans?

- Non, pas du tout, mais tout cela ne me dit rien sur l'efficacité.

- J'y viens. L'efficacité, c'est d'abord d'offrir à nos clients un produit d'un bon rapport qualité/prix, c'est ensuite d'élaborer ce produit au moindre coût. Tout le reste en découle. Pour minimiser les coûts, il faut organiser le processus de production...

- C'est ça, il vous faut des workflows, bredouille Dutertre.

- Oui, bon, peut-être, dit Blin-Pasteur interloqué. Et si l'on veut assurer la pérennité de l'entreprise, il faut une vue à long terme. Les gens du marketing disent que le client va machinalement vers le produit le moins coûteux. Je sens pour ma part venir, monter, une exigence de qualité. Les bonnes tomates, dans l'assiette, sont meilleures que les tomates sans goût ; les bons poulets fermiers sont meilleurs que ces poulets de batterie dont certains sentent le poisson. Un poulet n'est pas égal à un poulet, et de plus en plus les clients s'en rendent compte...

- Les gens qui n'ont pas les moyens chercheront toujours le prix le plus bas, dit Dutertre.

- Mais nom d'une pipe, répondit Blin-Pasteur en plaquant sur son bureau une tape exaspérée, tout le monde n'est pas pauvre en France ! Ce misérabilisme fait honte quand on pense aux pays qui connaissent la vraie pauvreté. Croyez-vous que les pauvres soient des abrutis, insensibles à la qualité de ce qu'ils mangent? Eux aussi, ils ont un palais. Mais j'ai eu tort de prendre tous mes exemples dans l'alimentaire : l'exigence de qualité sera bientôt générale, elle s'appliquera à tous les produits.

- Bon, admettons. Mais quel est le rapport avec le système d'information et l'entreprise-réseau dont nous sommes partis?

- Pour connaître les besoins des clients il faut faire des études de marketing, des enquêtes pour observer leur satisfaction. Cela suppose de collecter et traiter des données sur la consommation, son évolution, son orientation. Il faut aussi informatiser la production, l'automatiser pour réduire les coûts et diversifier les produits en regard des segments de clientèle. Il ne suffit pas de faire tout ça, il faut aussi le faire savoir : mais ça, ce n'est plus du système d'information, c'est de la communication, ajoute-t-il en souriant d'un air satisfait.

- Ce point de vue-là est-il partagé chez Hande?

- Pas du tout, bien sûr. Le seul qui le partage, c'est notre président. Si je vous l'expose aussi clairement, c'est pour éviter de perdre du temps et aussi parce que Jean Bonhomme m'a dit d'y aller carrément avec vous. Avec les autres je suis plus prudent. L'opinion que l'on a sur moi m'est indifférente mais je ne veux pas griller les idées auxquelles je tiens en les affichant trop tôt.

- Que pensent donc les autres?

- Oh... cela dépend de leur position dans l'entreprise... les dirigeants croient qu'il s'agit de faire du profit. Les salariés, pour la plupart, croient qu'il suffit de faire ce qu'on leur dit de faire, de se conformer aux habitudes qu'ils chérissent, puis de toucher leur paie qu'ils jugent bien sûr insuffisante. Une petite minorité, disons 10 % des gens, ceux que j'appelle les animateurs et qui sont répartis dans tous les niveaux hiérarchiques, s'intéresse à son travail et fait tourner l'entreprise... Ceux-là seuls sont fidèles à sa mission mais ils font ça d'instinct, sans le savoir et d'ailleurs personne ne leur en sait gré, au contraire. Quand j'en repère un je fais mon possible pour lui venir en aide...

*     *

Céline Bonhomme, née Martin, regarde autour d'elle avec satisfaction. C'est le moment calme de la journée. La cuisinière s'active à l'office, selon ses consignes, pour préparer la réception de ce soir. Elle a donné son cours, s'est attardée avec les étudiants puis a discuté un moment avec Pierre Bourdieu.

Que cet homme est agréable ! Alors que ses écrits sont caparaçonnés comme des démonstrations mathématiques, sa conversation sans apprêt est plaisamment méridionale. Céline, mieux que d'autres, sait que l'armure du sociologue militant cache un homme sensible et fin.

Ayant d'abord été une latiniste elle a le goût des phrases où aucun mot n'est superflu. Bourdieu apprécie ses travaux solides, charpentés, rédigés dans une langue dense, étayés par des statistiques qu'elle sait interpréter mieux que personne.

Ayant consacré sa thèse à l'étude des familles pauvres de la Gironde elle a étendu sa démarche d'abord à l'ensemble du pays, puis à l'histoire de la misère, enfin elle a procédé à des comparaisons internationales.

Elle a ainsi décrit l'habitus des pauvres, conjonction d'une culture et d'habitudes spécifiques. Ceux qui sont à l'aise réprouvent le mode de vie associé à la misère : dénuement matériel, oisiveté des hommes, surmenage des femmes, promiscuité, vie sexuelle désordonnée, chapardage, violence etc.

Céline a décrit les solidarités qui se tissent dans la communauté des exclus et la cloison qui isole la "culture de la misère" des systèmes de représentation bâtis par la société. Certains enfants pauvres, a-t-elle pu dire, terminent leur scolarité sans savoir lire ni écrire alors qu'ils obtiennent de bons résultats aux tests d'intelligence : ils ont refusé d'assimiler un enseignement étranger à leur monde.

Elle est ainsi devenue la spécialiste de ce domaine et cela lui a naturellement valu de vigilantes inimitiés. Si elle publie et enseigne sous son nom de jeune fille il se sait, il se chuchote qu'elle est "la femme de Jean Bonhomme" et c'est très mal vu.

Il est vrai que son apparence détone dans le milieu des sociologues. Tandis qu'elle est d'une élégance discrète la plupart des autres dames sociologues expriment, par leur habillement et leur coiffure, à la fois leur proximité avec le peuple et l'intensité de leur exigence intellectuelle : sabots ou baskets, jean ou robe longue, pull-over et écharpe, sac informe en bandoulière, chevelure ébouriffée, maquillage...

Ses adversaires lui reprochent aussi d'être "subjective" : au lieu de se limiter à observer elle s'efforce en effet d'expliquer les phénomènes, suivant en cela l'exemple de Max Weber et s'exposant aux mêmes critiques que lui. Étant devenue experte en statistique, elle a publié aux PUF avec Alain Desrosières une Critique de la raison corrélative.

Bourdieu a toujours pris sa défense : c'est à lui qu'elle doit une carrière universitaire honorable. Dans le milieu de la sociologie, qui est à peine moins féroce que celui de la psychanalyse, ceux qui ne les aiment pas trouvent amusant de dire "le fossile et la marteau" pour désigner le couple intellectuel qu'elle forme avec lui.

Après l'avoir quitté elle a fait quelques courses pour compléter sa garde-robe.

Sa sensibilité esthétique est aiguë, trop aiguë peut-être car le spectacle de la laideur la fait souffrir. Il lui serait insupportable de s'habiller mal et elle ne veut pas être voyante : il lui faut donc des vêtements, des chaussures, des sacs à main simples et de bonne coupe. Ils sont chers mais comme elle est soigneuse ils durent longtemps.

Elle a acheté aujourd'hui un pantalon et une veste de laine dans une boutique parfumée au bois de santal, une paire de chaussure rue de Mézières, puis elle est allée prendre un taxi à Saint-Germain-des-Près. Deux ou trois hommes l'ont dévisagée mais elle sait que dans ce quartier-là ces regards veulent dire "Me reconnaît-elle, cette jolie femme, Moi qui suis le célèbre Auteur de tant de livres fameux (ou bien : le célèbre Acteur, le célèbre Metteur en scène de tant de pièces mémorables) !"

*     *

Elle a mis un châle sur ses épaules et s'est assise dans un fauteuil pour se livrer à son activité préférée, la lecture. Enfant, on l'avait surnommée "la Grande Liseuse". Ses auteurs favoris sont aussi ses meilleurs amis : elle lit et relit Colette, Proust, Saint-Simon etc. La pièce est entourée d'une bibliothèque comme toutes celles de l'appartement, qui est tapissé de livres sur plusieurs épaisseurs. Dans celle-ci trois murs sont couverts de ses livres préférés, le quatrième est consacré aux ouvrages de sociologie, philosophie, histoire, statistique etc. utiles pour son travail.

Elle prend sur une table ces Mémoires de la comtesse de Boigne où se trouve, enchâssée comme un diamant dans sa monture, la lettre insurpassable qu'une "très spirituelle personne" du XVIIIe siècle avait envoyée à son mari - lequel, après avoir bien ri, la fit connaître à ses amis :

Je vous écris parce que je ne sais que faire,
et je finis parce que je ne sais que dire.
Sassenage de Maugiron,
bien fâchée de l'être.

Dans la chambre à coucher, du côté de son mari, se trouvent quelques rayons de livres de poésie qu'il lit et relit, le soir, tandis qu'elle-même lit de son côté. Elle sourit en pensant à cet homme qu'elle connaît mieux qu'il ne le pense. Elle sait qu'il est trop faible, trop sensuel aussi pour pouvoir résister lorsqu'une femme s'offre à lui, et qu'il se trouvera toujours de ces "Madames" dont la manie est de s'offrir à tout homme qui détient un pouvoir. Lorsqu'il rentre le soir elle  flaire souvent sur lui des traces de parfum, parfois même un fumet de crevette, mais elle estime qu'il faut comme la princesse Palatine "savoir faire semblant de ne pas voir".

Sa relation avec Jean Bonhomme s'est approfondie depuis les débuts de leur vie commune : elle a découvert chez lui cette bravoure instinctive, ce courage sans limite que Dorothée de Courlande avait perçus chez Talleyrand. Elle sait que par delà son goût sensuel pour le bien-être, par delà les satisfactions d'amour-propre que lui procure le pouvoir, Jean Bonhomme vise à l'action, cette action qui change le monde et à laquelle il sacrifiera s'il le faut son bien-être et jusqu'à son pouvoir. Des valeurs généreuses, mais qu'il ne saurait sans doute pas expliciter, orientent sa volonté et structurent son intuition.

Elle sait aussi qu'il écoute attentivement ses avis. Ainsi leur couple, fondé sur le respect, est peut-être plus solide, pense-t-elle, que tant d'autres qui s'appuient sur ce composé de sensualité, d'affectivité et de jalousie que l'on nomme amour.

*     *

La direction des systèmes d'information de Hande se trouve à Bagnolet où elle occupe un immeuble construit en 1945 pour les bureaux de l'armée américaine. Prévu pour durer cinq ans, il a été indéfiniment retapé par la suite. Les dalles de béton qui forment la chaussée du parking sont disjointes, l'herbe pousse dans leurs interstices. Le vent a poussé quelques sacs en plastique dans les buissons et des canettes nichées dans les angles émettent un reflet métallique.

Les trois ingénieurs descendent de voiture : Dutertre est accompagné de Joël Kermarec et Christian Trouvère. Kermarec est aussi extroverti, rapide, impulsif, que Trouvère est silencieux, lent et scrupuleux. Ils se dirigent vers l'entrée de l'immeuble, à laquelle on accède par un escalier métallique aux marches sonores. "Décidément, dit Kermarec, rien à voir ici avec le boulevard Montparnasse".

Les piliers de béton armé s'écaillent, laissant apparaître des fragments de métal rouillé. Une fois franchie la porte, il apparaît que l'intérieur a été récemment repeint : les escaliers, les rampes, tout ce qui est métallique est bleu marine tandis que les cloisons et les murs sont jaune vif, les portes orange, le revêtement du sol vert d'eau. Cette cacophonie de couleurs, vivement éclairée par des tubes au néon, émet une odeur de peinture qui provoque instantanément la migraine chez les visiteurs.

Le costume trois pièces de la direction générale n'est pas de mise ici : les personnes que l'on voit passer sont vêtues d'un jean, d'un pull-over et chaussées de baskets.

Dutertre s'attarde un instant devant le panneau d'affichage syndical. FO, la CGT et la CGC semblent communier dans la même violence verbale.

Le tract de FO s'intitule Quelle agilité ! et commence ainsi : "On entend souvent dire que M. Berger est un clown, nous venons de découvrir ses talents d'acrobate : il retombe sur ses pieds en retournant sa veste". Le tract de la CGT est orné d'une caricature fort bien dessinée : un homme en costume trois pièces, à la tête énorme et au corps minuscule, domine deux silhouettes qui lui font une profonde révérence, les lettres FO étant inscrites sur l'un des derrières, CGC sur l'autre. Le tract de la CGC s'intitule Mais où allons-nous donc? La CFDT, plus sobre, invite ses adhérents à une réunion "pour un compte rendu de la négociation avec M. Berger".

*     *

Dutertre et ses deux collaborateurs ont rendez-vous avec ce M. Berger, directeur des systèmes d'information groupe de Hande. Il leur faut trouver la pièce B.224. Elle est sans doute située au deuxième étage de l'escalier B mais aucune lettre ne distingue un escalier d'un autre.

Kermarec interpelle un pull-over-jean-baskets abondamment chevelu qui passe à sa portée mais celui-ci poursuit sa trajectoire comme s'il était sourd. Kermarec se place carrément en face d'un autre pull-over-jean-baskets pour l'intercepter. L'autre lève les yeux. "Je cherche le bureau de M. Berger", dit Kermarec. "C'est là-haut", répond le pull-over-jean-baskets en montrant un escalier du doigt. Puis il s'esquive.

"Pas possible, dit Kermarec, on est chez les autistes !". Et ils grimpent l'escalier dont les marches vibrent et résonnent sous leurs pas.

Ils errent un instant au deuxième étage. Par les portes ouvertes des bureaux ils voient des personnes assises devant des ordinateurs de bureau dernier cri. La porte B.224 donne accès à un secrétariat. "Je préviens M. Berger, leur dit l'assistante. Entrez dans son bureau".

La pièce est vaste, ensoleillée et bien chauffée. Un grand bureau couleur acajou avoisine une table de réunion entourée de fauteuils. Aucun ordinateur n'est visible. Les trois ingénieurs s'installent, ouvrent leurs cartables, en sortent cahier, crayon et carte de visite, puis attendent en silence en échangeant des regards interrogatifs.

M. Berger entre enfin, étonnamment semblable à la caricature du panneau syndical. C'est un grand homme corpulent et bronzé, vêtu d'un impeccable costume trois pièces anthracite dont les larges revers semblent attendre la panoplie de médailles d'un maréchal soviétique - sur le revers gauche brille d'ailleurs déjà, surdimensionné, le ruban bleu de l'ordre national du mérite. Son visage rappelle celui de Leonid Brejnev : même ampleur des plis de la chair, même coiffure aux larges ondulations.

Il jette un coup d'oeil sévère aux trois ingénieurs. "Asseyez-vous", leur dit-il. Ils se lèvent, gênés. Il leur serre la main à tour de rôle, puis s'assied avec eux, dégrafe sa montre et la pose sur la table.

"Je suis à vous jusqu'à 15h30", dit-il, ce qui signifie qu'il leur accorde une demi-heure.

- J'ai pris rendez-vous avec vous, dit Dutertre en poussant en avant sa carte de visite et une feuille de papier, parce que M. Bonhomme nous confie une mission sur le système d'information de Hande. Voici ma lettre de mission. M. Blin-Pasteur nous a conseillé de vous rencontrer en tout premier.

- Ah, Blin-Pasteur, dit Berger avec une mimique réprobatrice. Si M. Bonhomme vous a confié une mission, ajoute-t-il en parcourant la lettre d'un oeil, je dois répondre à vos questions. Mais d'abord je me présente. Je suis DSI groupe de Hande. J'ai sous mes ordres 2 342 équivalents temps plein exactement, sans compter les stagiaires. Je suis aussi président de Logit, entreprise de logistique dont Hande possède 40 %. Je suis administrateur du CIGREF. J'ai fait l'école centrale, puis j'ai travaillé aux États-Unis chez Procter & Gamble, après quoi je suis passé chez McKinsey, puis chez Booz Allen Hamilton. Je suis entré chez Hande en 1990 comme DSI de Logit, et depuis deux ans je suis DSI groupe. Que voulez-vous savoir d'autre?

- Je voudrais, dit Dutertre, que vous nous disiez ce que vous pensez du système d'information de Hande.

- Mon Dieu, dit Berger, il marche bien, ce système d'information. Le taux de disponibilité est de 99,98 %; notre centre d'exploitation se trouve à Tarbarin, près de Versailles. Je m'interdis d'empiéter sur les responsabilités des DSI de nos filiales, la seule contrainte - mais elle est impérative - étant qu'elles doivent fournir le reporting financier mensuel dès le deux du mois suivant.

- Avez-vous installé des réseaux locaux dans vos établissements? dit Kermarec.

- Non, pour quoi faire?

- Nous avons vu que les utilisateurs étaient équipés de terminaux passifs. Pourquoi pas des PC en réseau?

- C'est bien joli, les réseaux de PC, s'exclame Berger. C'est à la mode ! Mais les terminaux, en tout cas, c'est fiable. Nos utilisateurs sont équipés en Questar 400 de Bull sous CTOS, dont ils se servent en émulation de terminal. Ça marche très bien.

- Mais vous avez bien des PC, ici? s'enquiert Dutertre. Nous les avons vus en passant...

- Ah mais c'est pas pareil : pour des informaticiens il faut des stations de travail.

- Comment faites-vous pour que les utilisateurs puissent avoir la messagerie?

- La messagerie, ça ne sert à rien. On peut toujours s'envoyer un courrier papier.

- Et la documentation électronique? dit Dutertre.

- Ça aussi, à quoi ça sert? La doc papier est bien suffisante, il paraît d'ailleurs qu'elle est très bien faite.

- Mais chez vous, à la DSI, vous avez bien une messagerie?

- Bien sûr ! dit Berger en se regorgeant. Nous utilisons PROFS, d'IBM. C'est pour des professionnels.

- Quelles sont les principales applications? dit Trouvère...

*     *

Interrompons ici la transcription de cette conversation un peu désordonnée et où abondent les acronymes et termes de métier, pour décrire en langage courant ce qui se passe dans la tête de Dutertre et de ses collaborateurs.

Étant tous trois au courant des "bonnes pratiques" en informatique, ils peuvent mesurer l'écart qui en sépare Hande et dont le recours aux terminaux passifs n'est qu'un élément, d'ailleurs significatif.

Hande en est encore aux "grandes applications" classiques : paie, comptabilité générale et comptabilité analytique, gestion des stocks, auxquelles s'ajouteront des outils de marketing et de fidélisation en cours de mise au point. Elle ignore tout de ce que l'on a appelé "bureautique communicante", ou encore Groupware, et qui s'est répandu dans les entreprises depuis le début des années 90 en s'appuyant sur les réseaux de PC. Elle ignore évidemment plus encore l'Internet qui en 1995 commence tout juste à émerger.

Berger estime que "l'administration des données est un travail purement intellectuel, donc superflu". En l'absence d'une discipline, la tenue à jour des nomenclatures sera donc aléatoire et les codages se dégraderont en dialectes locaux, chacun les interprétant à sa façon.

N'imposer aucune contrainte aux filiales suscite par ailleurs inévitablement des incohérences : chacune de ces entreprises ayant son propre langage, tout échange supposera des traductions pénibles et approximatives.

Il en résulte que Hande ne dispose pas vraiment d'un système d'information mais, pour employer une expression chère à Dutertre, d'un machin informe car dépourvu de la cohérence d'un système et ne fournissant pas vraiment d'information.

*     *

Dutertre anticipe dans les grandes lignes - mais non en totalité - ce qu'il rencontrera sur le terrain lorsqu'il regardera l'écran par dessus l'épaule des agents opérationnels. Il suppute le temps perdu en transcriptions et corrections, les redondances et bras morts qui altèrent les procédures, les efforts que réclame la chasse aux dossiers égarés.

Il anticipe aussi les défauts des méthodes que Hande utilise pour sélectionner les projets, spécifier les besoins, suivre la réalisation des outils, former les utilisateurs ! Selon Berger, en effet, "la maîtrise d'ouvrage doit être faite par l'informatique" : Hande n'a donc pas perçu le besoin d'un dialogue, d'une dialectique interne entre client et fournisseur de l'informatique et elle confond leurs rôles.

Tout cela devra être décortiqué, expertisé, remis à plat puis éventuellement reconstruit, non sans bousculer les habitudes et les frontières des domaines de responsabilité avec les conflits que cela implique.

L'ampleur du travail à faire stupéfie les trois ingénieurs qui, après quelques tentatives, ont renoncé à argumenter et notent assidûment les propos de Berger.

À 15h30 précises celui-ci prend sa montre, la boucle autour de son poignet et dit "voilà, nous avons épuisé le temps que je pouvais vous consacrer, vous aurez plus de détails en rencontrant mes principaux collaborateurs, MM. Kleber et Fernandez. Au revoir !". Puis il se lève, serre les mains et s'éclipse tandis que ses trois visiteurs, échangeant des moues consternées, rangent cahier et crayon.

*     *

- Qu'avez-vous pensé de M. Berger? dit Jean Bonhomme à Dutertre quelques jours après.

- Très content de lui mais ringard. Votre système d'information n'est pas à l'état de l'art. Les utilisateurs sont mal équipés, les référentiels incohérents. Vous m'avez dit que vous vouliez une entreprise-réseau : eh bien pour commencer vous n'avez pas de réseau, tout juste des terminaux raccordés en grappe à l'unité centrale.

- Je m'en doutais un peu, dit Bonhomme en se caressant le menton, pensif. Et Kleber, qu'en pensez-vous?

- Nous ne l'avons pas encore vu, nous le rencontrerons la semaine prochaine ainsi que M. Fernandez. Je voudrais vous poser une question, si vous me le permettez.

- Faites !

- Quand j'ai vu Blin-Pasteur il a parlé de la mission de l'entreprise. Sur le moment je n'ai pas réagi, mais qu'est-ce que ça veut dire?

- Mais c'est bien évident, dit Bonhomme en levant les sourcils (et sa verrue se met à rougeoyer). La mission de Hande, comme d'ailleurs de toute entreprise, c'est d'être utile, de créer du bien- être. C'est même tellement évident que cela ne vaut pas la peine d'en parler.

*     *

(à suivre)