Ceci est une oeuvre d'imagination pure. Toute
ressemblance avec des personnes physiques ou morales ayant existé, existant ou
susceptibles d'exister ne peut donc s'expliquer que par une illusion d'optique
ou une homonymie.
* *
Résumé des chapitres précédents : Hande est une grande entreprise
française qui vient de frôler la faillite. Son nouveau président, Jean Bonhomme,
a demandé à un consultant nommé Marc Dutertre de l'aider à faire de Hande une
"entreprise-réseau".
* *
Le Who's Who consacre plusieurs colonnes
aux Blin-Pasteur, famille protestante dont quelques membres se sont illustrés
dans les sciences et la finance. Le père de Blin-Pasteur, spécialiste distingué
du sanscrit et grand brûlé de la guerre de 40, est membre de l'Institut.
Gérard Blin-Pasteur est un petit homme roux au
front proéminent. Assis derrière son bureau, il tripote le coin d'une feuille de
papier en regardant Dutertre d'un oeil interrogatif. Dans cette direction
générale où tout le monde est si bien vêtu, il fait exception : sous son col
dégrafé pend, entortillée comme une ficelle, une mince cravate noire. Une veste
pied-de-poule est posée sur le dossier de sa chaise, il ne porte pas de gilet,
et bien qu'il ne fasse pas chaud dans son bureau sa chemise aux manches
retroussées est tachée de sueur sous les aisselles.
- Je viens vous voir, lui dit Dutertre, sur les
indications de M. Bonhomme.
- Je sais, répond Blin-Pasteur, il m'a parlé de
vous. Il faut que je vous dise où nous en sommes.
* *
Blin-Pasteur occupe les fonctions mal définies,
mais dotées d'un puissant potentiel symbolique, de conseiller du président.
Sur l'organigramme son nom figure dans un cartouche raccordé latéralement au fil
qui descend vers le râteau hiérarchique et se trouve ainsi placé plus haut que
celui du directeur général. Il occupe un bureau minuscule mais situé juste à
côté de celui de Jean Bonhomme.
Chez Hande, seules quatre personnes peuvent
solliciter un entretien avec le président sans rendez-vous préalable :
Blin-Pasteur, le DG, le directeur financier et la directrice de la communication
qui se trouve d'ailleurs être l'épouse de Blin-Pasteur.
Sous les présidents précédents Blin-Pasteur était
secrétaire de la section CGC de l'entreprise et il s'est alors durement battu
avec la direction. Quand il a accepté de travailler aux côtés de Jean Bonhomme
les syndicalistes ont considéré cela comme une trahison tandis que les personnes
de la direction continuaient à voir en lui un ennemi. Blin-Pasteur est donc
universellement détesté.
Il a sur Hande un point de vue médical. Pour lui
l'entre prise est un être vivant, donc susceptible de pathologies. Il est bourru
comme un médecin de famille, sa parole est directe et sans concessions - mais
Dutertre, qui fait sa connaissance, mettra un peu de temps à découvrir tout
cela.
* *
- Bonhomme vous a parlé d'entreprise-réseau,
c'est une idée juste mais dans son esprit elle est terriblement vague. Il va
falloir lui donner un contenu pratique : alors vous allez vous heurter à des
habitudes, à des convictions enracinées. Pour commencer notre informatique, qui
était dans les années 70 l'une des meilleures de France, si ce n'est du monde,
s'est endormie d'autant plus profondément sur ses lauriers qu'on lui a enlevé
dans les années 80 ses meilleurs éléments pour les mettre dans Logit, notre
filiale de logistique qu'il fallait faire réussir à tout prix. Allez voir le
DSI, vous verrez.
Blin-Pasteur a un sourire amer, puis continue :
- Prenez une direction informatique de 2 000
personnes et enlevez-lui les 20 personnes les plus compétentes, les plus
intelligentes, les plus courageuses - bref, enlevez-lui ses animateurs -
qu'est-ce qui restera? Rien, ou plutôt une coquille sans vitalité ni
énergie. L'âme d'une organisation réside dans un tout petit nombre de personnes.
Dutertre l'écoute avec stupeur.
- Notre couche dirigeante n'est pas en meilleur
état : elle vit dans un monde artificiel. Ce sont des gens qui marchent sur
leurs mains, ce qui suppose un apprentissage difficile mais empêche d'aller vite
et ne facilite pas la vision. Regardez-les se congratuler quand ils se
rencontrent dans un couloir : ils ne regardent personne d'autre, ils vivent dans
leur bulle, tout fiers de leur savoir-faire acrobatique et inutile.
- Tout de même, dit Dutertre qui éprouve l'envie
de se rebiffer, certains d'entre eux connaissent leur métier, non?
- Pas du tout, tranche Blin-Pasteur : ils ont
tous approuvé cet âne qui a mis l'entreprise quasiment en faillite. Ils se
croient malins parce qu'ils adhèrent à la trivialité du business is business,
mais même si l'entreprise avait fait du profit cela ne prouverait rien : quand
on est assis sur un tas d'or il suffit, pour paraître efficace, de sortir de
temps en temps un lingot de sous son derrière. Le profit, le cours de bourse ne
sont pas de bons indicateurs et parler de bottom line ou de "création de
valeur" ne rime à rien.
- Mais comment évaluez-vous l'efficacité?
- Ah ça, c'est difficile. J'ai beaucoup appris
quand j'étais dirigeant syndical : j'ai vu alors les dossiers, les comptes, je
négociais avec la DRH et les autres directions. Cela m'a fait comprendre des
choses qui ne m'avaient pas effleuré auparavant. J'ai vu que j'avais jusqu'alors
pensé des sottises, j'ai vu aussi les sottises que la direction voulait faire.
Quand je leur disais mon inquiétude devant les erreurs stratégiques ils
répondaient "vous ne pouvez pas prétendre avoir raison tout seul contre le
marché, regardez comme le cours de l'action monte" - puis le cours s'est
effondré. Et croyez-vous que ce soit malin aujourd'hui de vouloir pousser vers
la sortie, sous prétexte d'économie, tous ceux qui ont atteint l'âge de
cinquante-cinq ans?
- Non, pas du tout, mais tout cela ne me dit rien
sur l'efficacité.
- J'y viens. L'efficacité, c'est d'abord d'offrir
à nos clients un produit d'un bon rapport qualité/prix, c'est ensuite d'élaborer
ce produit au moindre coût. Tout le reste en découle. Pour minimiser les coûts,
il faut organiser le processus de production...
- C'est ça, il vous faut des workflows,
bredouille Dutertre.
- Oui, bon, peut-être, dit Blin-Pasteur
interloqué. Et si l'on veut assurer la pérennité de l'entreprise, il faut une
vue à long terme. Les gens du marketing disent que le client va machinalement
vers le produit le moins coûteux. Je sens pour ma part venir, monter, une
exigence de qualité. Les bonnes tomates, dans l'assiette, sont meilleures que
les tomates sans goût ; les bons poulets fermiers sont meilleurs que ces poulets
de batterie dont certains sentent le poisson. Un poulet n'est pas égal à un
poulet, et de plus en plus les clients s'en rendent compte...
- Les gens qui n'ont pas les moyens chercheront
toujours le prix le plus bas, dit Dutertre.
- Mais nom d'une pipe, répondit Blin-Pasteur en
plaquant sur son bureau une tape exaspérée, tout le monde n'est pas pauvre en
France ! Ce misérabilisme fait honte quand on pense aux pays qui connaissent la
vraie pauvreté. Croyez-vous que les pauvres soient des abrutis, insensibles à la
qualité de ce qu'ils mangent? Eux aussi, ils ont un palais. Mais j'ai eu tort de
prendre tous mes exemples dans l'alimentaire : l'exigence de qualité sera
bientôt générale, elle s'appliquera à tous les produits.
- Bon, admettons. Mais quel est le rapport avec
le système d'information et l'entreprise-réseau dont nous sommes partis?
- Pour connaître les besoins des clients il faut
faire des études de marketing, des enquêtes pour observer leur satisfaction.
Cela suppose de collecter et traiter des données sur la consommation, son
évolution, son orientation. Il faut aussi informatiser la production,
l'automatiser pour réduire les coûts et diversifier les produits en regard des
segments de clientèle. Il ne suffit pas de faire tout ça, il faut aussi le faire
savoir : mais ça, ce n'est plus du système d'information, c'est de la
communication, ajoute-t-il en souriant d'un air satisfait.
- Ce point de vue-là est-il partagé chez Hande?
- Pas du tout, bien sûr. Le seul qui le partage,
c'est notre président. Si je vous l'expose aussi clairement, c'est pour éviter
de perdre du temps et aussi parce que Jean Bonhomme m'a dit d'y aller carrément
avec vous. Avec les autres je suis plus prudent. L'opinion que l'on a sur moi
m'est indifférente mais je ne veux pas griller les idées auxquelles je tiens en
les affichant trop tôt.
- Que pensent donc les autres?
- Oh... cela dépend de leur position dans
l'entreprise... les dirigeants croient qu'il s'agit de faire du profit. Les
salariés, pour la plupart, croient qu'il suffit de faire ce qu'on leur dit de
faire, de se conformer aux habitudes qu'ils chérissent, puis de toucher leur
paie qu'ils jugent bien sûr insuffisante. Une petite minorité, disons 10 % des
gens, ceux que j'appelle les animateurs et qui sont répartis dans tous les
niveaux hiérarchiques, s'intéresse à son travail et fait tourner l'entreprise...
Ceux-là seuls sont fidèles à sa mission mais ils font ça d'instinct, sans le
savoir et d'ailleurs personne ne leur en sait gré, au contraire. Quand j'en
repère un je fais mon possible pour lui venir en aide...
* *
Céline Bonhomme, née Martin, regarde autour
d'elle avec satisfaction. C'est le moment calme de la journée. La cuisinière
s'active à l'office, selon ses consignes, pour préparer la réception de ce soir.
Elle a donné son cours, s'est attardée avec les étudiants puis a discuté un
moment avec Pierre Bourdieu.
Que cet homme est agréable ! Alors que ses écrits
sont caparaçonnés comme des démonstrations mathématiques, sa conversation sans
apprêt est plaisamment méridionale. Céline, mieux que d'autres, sait que
l'armure du sociologue militant cache un homme sensible et fin.
Ayant d'abord été une latiniste elle a le goût
des phrases où aucun mot n'est superflu. Bourdieu apprécie ses travaux solides,
charpentés, rédigés dans une langue dense, étayés par des statistiques qu'elle
sait interpréter mieux que personne.
Ayant consacré sa thèse à l'étude des familles
pauvres de la Gironde elle a étendu sa démarche d'abord à l'ensemble du pays,
puis à l'histoire de la misère, enfin elle a procédé à des comparaisons
internationales.
Elle a ainsi décrit l'habitus des pauvres,
conjonction d'une culture et d'habitudes spécifiques. Ceux qui sont à l'aise
réprouvent le mode de vie associé à la misère : dénuement matériel, oisiveté des
hommes, surmenage des femmes, promiscuité, vie sexuelle désordonnée, chapardage,
violence etc.
Céline a décrit les solidarités qui se tissent
dans la communauté des exclus et la cloison qui isole la "culture de la misère"
des systèmes de représentation bâtis par la société. Certains enfants pauvres,
a-t-elle pu dire, terminent leur scolarité sans savoir lire ni écrire alors
qu'ils obtiennent de bons résultats aux tests d'intelligence : ils ont refusé
d'assimiler un enseignement étranger à leur monde.
Elle est ainsi devenue la spécialiste de ce
domaine et cela lui a naturellement valu de vigilantes inimitiés. Si elle publie
et enseigne sous son nom de jeune fille il se sait, il se chuchote qu'elle est
"la femme de Jean Bonhomme" et c'est très mal vu.
Il est vrai que son apparence détone dans le
milieu des sociologues. Tandis qu'elle est d'une élégance discrète la plupart
des autres dames sociologues expriment, par leur habillement et leur coiffure, à
la fois leur proximité avec le peuple et l'intensité de leur exigence
intellectuelle : sabots ou baskets, jean ou robe longue, pull-over et écharpe,
sac informe en bandoulière, chevelure ébouriffée, maquillage...
Ses adversaires lui reprochent aussi d'être
"subjective" : au lieu de se limiter à observer elle s'efforce en effet
d'expliquer les phénomènes, suivant en cela l'exemple de Max Weber et s'exposant
aux mêmes critiques que lui. Étant devenue experte en statistique, elle a publié
aux PUF avec Alain Desrosières une Critique de la raison corrélative.
Bourdieu a toujours pris sa défense : c'est à lui
qu'elle doit une carrière universitaire honorable. Dans le milieu de la
sociologie, qui est à peine moins féroce que celui de la psychanalyse, ceux qui
ne les aiment pas trouvent amusant de dire "le fossile et la marteau" pour
désigner le couple intellectuel qu'elle forme avec lui.
Après l'avoir quitté elle a fait quelques courses
pour compléter sa garde-robe.
Sa sensibilité esthétique est aiguë, trop aiguë
peut-être car le spectacle de la laideur la fait souffrir. Il lui serait
insupportable de s'habiller mal et elle ne veut pas être voyante : il lui faut
donc des vêtements, des chaussures, des sacs à main simples et de bonne coupe.
Ils sont chers mais comme elle est soigneuse ils durent longtemps.
Elle a acheté aujourd'hui un pantalon et une
veste de laine dans une boutique parfumée au bois de santal, une paire de
chaussure rue de Mézières, puis elle est allée prendre un taxi à
Saint-Germain-des-Près. Deux ou trois hommes l'ont dévisagée mais elle sait que
dans ce quartier-là ces regards veulent dire "Me reconnaît-elle, cette jolie
femme, Moi qui suis le célèbre Auteur de tant de livres fameux (ou bien : le
célèbre Acteur, le célèbre Metteur en scène de tant de pièces mémorables) !"
* *
Elle a mis un châle sur ses épaules et s'est
assise dans un fauteuil pour se livrer à son activité préférée, la lecture.
Enfant, on l'avait surnommée "la Grande Liseuse". Ses auteurs favoris sont aussi
ses meilleurs amis : elle lit et relit Colette, Proust, Saint-Simon etc. La
pièce est entourée d'une bibliothèque comme toutes celles de l'appartement, qui
est tapissé de livres sur plusieurs épaisseurs. Dans celle-ci trois murs sont
couverts de ses livres préférés, le quatrième est consacré aux ouvrages de
sociologie, philosophie, histoire, statistique etc. utiles pour son travail.
Elle prend sur une table ces Mémoires de
la comtesse de Boigne où se trouve, enchâssée comme un diamant dans sa monture,
la lettre insurpassable qu'une "très spirituelle personne" du XVIIIe
siècle avait envoyée à son mari - lequel, après avoir bien
ri, la fit connaître à ses amis :
Je vous écris parce que je ne sais que faire,
et je finis parce que je ne sais que dire.
Sassenage de Maugiron,
bien fâchée de l'être.
Dans la chambre à coucher, du côté de son mari,
se trouvent quelques rayons de livres de poésie qu'il lit et relit, le soir,
tandis qu'elle-même lit de son côté. Elle sourit en pensant à cet homme qu'elle
connaît mieux qu'il ne le pense. Elle sait qu'il est trop faible, trop sensuel
aussi pour pouvoir résister lorsqu'une femme s'offre à lui, et qu'il se trouvera
toujours de ces "Madames" dont la manie est de s'offrir à tout homme qui détient
un pouvoir. Lorsqu'il rentre le soir elle flaire souvent sur lui des traces de
parfum, parfois même un fumet de crevette, mais elle estime qu'il faut comme la
princesse Palatine "savoir faire semblant de ne pas voir".
Sa relation avec Jean Bonhomme s'est approfondie
depuis les débuts de leur vie commune : elle a découvert chez lui cette bravoure
instinctive, ce courage sans limite que Dorothée de Courlande avait perçus chez
Talleyrand. Elle sait que par delà son goût sensuel pour le bien-être, par delà
les satisfactions d'amour-propre que lui procure le pouvoir, Jean Bonhomme vise
à l'action, cette action qui change le monde et à laquelle il sacrifiera s'il le
faut son bien-être et jusqu'à son pouvoir. Des valeurs généreuses, mais qu'il ne
saurait sans doute pas expliciter, orientent sa volonté et structurent son
intuition.
Elle sait aussi qu'il écoute attentivement ses
avis. Ainsi leur couple, fondé sur le respect, est peut-être plus solide,
pense-t-elle, que tant d'autres qui s'appuient sur ce composé de sensualité,
d'affectivité et de jalousie que l'on nomme amour.
* *
La direction des systèmes d'information de Hande
se trouve à Bagnolet où elle occupe un immeuble construit en 1945 pour les
bureaux de l'armée américaine. Prévu pour durer cinq ans, il a été indéfiniment
retapé par la suite. Les dalles de béton qui forment la chaussée du parking sont
disjointes, l'herbe pousse dans leurs interstices. Le vent a poussé quelques
sacs en plastique dans les buissons et des canettes nichées dans les angles
émettent un reflet métallique.
Les trois ingénieurs descendent de voiture :
Dutertre est accompagné de Joël Kermarec et Christian Trouvère. Kermarec est
aussi extroverti, rapide, impulsif, que Trouvère est silencieux, lent et
scrupuleux. Ils se dirigent vers l'entrée de l'immeuble, à laquelle on accède
par un escalier métallique aux marches sonores. "Décidément, dit Kermarec, rien
à voir ici avec le boulevard Montparnasse".
Les piliers de béton armé s'écaillent, laissant
apparaître des fragments de métal rouillé. Une fois franchie la porte, il
apparaît que l'intérieur a été récemment repeint : les escaliers, les rampes,
tout ce qui est métallique est bleu marine tandis que les cloisons et les murs
sont jaune vif, les portes orange, le revêtement du sol vert d'eau. Cette
cacophonie de couleurs, vivement éclairée par des tubes au néon, émet une odeur
de peinture qui provoque instantanément la migraine chez les visiteurs.
Le costume trois pièces de la direction générale
n'est pas de mise ici : les personnes que l'on voit passer sont vêtues d'un
jean, d'un pull-over et chaussées de baskets.
Dutertre s'attarde un instant devant le panneau
d'affichage syndical. FO, la CGT et la CGC semblent communier dans la même
violence verbale.
Le tract de FO s'intitule Quelle agilité !
et commence ainsi : "On entend souvent dire que M. Berger est un clown, nous
venons de découvrir ses talents d'acrobate : il retombe sur ses pieds en
retournant sa veste". Le tract de la CGT est orné d'une caricature fort bien
dessinée : un homme en costume trois pièces, à la tête énorme et au corps
minuscule, domine deux silhouettes qui lui font une profonde révérence, les
lettres FO étant inscrites sur l'un des derrières, CGC sur l'autre. Le tract de
la CGC s'intitule Mais où allons-nous donc? La CFDT, plus sobre, invite
ses adhérents à une réunion "pour un compte rendu de la négociation avec M.
Berger".
* *
Dutertre et ses deux collaborateurs ont
rendez-vous avec ce M. Berger, directeur des systèmes d'information groupe de
Hande. Il leur faut trouver la pièce B.224. Elle est sans doute située au
deuxième étage de l'escalier B mais aucune lettre ne distingue un escalier d'un
autre.
Kermarec interpelle un pull-over-jean-baskets
abondamment chevelu qui passe à sa portée mais celui-ci poursuit sa trajectoire
comme s'il était sourd. Kermarec se place carrément en face d'un autre
pull-over-jean-baskets pour l'intercepter. L'autre lève les yeux. "Je cherche le
bureau de M. Berger", dit Kermarec. "C'est là-haut", répond le
pull-over-jean-baskets en montrant un escalier du doigt. Puis il s'esquive.
"Pas possible, dit Kermarec, on est chez les
autistes !". Et ils grimpent l'escalier dont les marches vibrent et résonnent
sous leurs pas.
Ils errent un instant au deuxième étage. Par les
portes ouvertes des bureaux ils voient des personnes assises devant des
ordinateurs de bureau dernier cri. La porte B.224 donne accès à un secrétariat.
"Je préviens M. Berger, leur dit l'assistante. Entrez dans son bureau".
La pièce est vaste, ensoleillée et bien chauffée.
Un grand bureau couleur acajou avoisine une table de réunion entourée de
fauteuils. Aucun ordinateur n'est visible. Les trois ingénieurs s'installent,
ouvrent leurs cartables, en sortent cahier, crayon et carte de visite, puis
attendent en silence en échangeant des regards interrogatifs.
M. Berger entre enfin, étonnamment semblable à la
caricature du panneau syndical. C'est un grand homme corpulent et bronzé, vêtu
d'un impeccable costume trois pièces anthracite dont les larges revers semblent
attendre la panoplie de médailles d'un maréchal soviétique - sur le revers
gauche brille d'ailleurs déjà, surdimensionné, le ruban bleu de l'ordre national
du mérite. Son visage rappelle celui de Leonid Brejnev : même ampleur des plis
de la chair, même coiffure aux larges ondulations.
Il jette un coup d'oeil sévère aux trois
ingénieurs. "Asseyez-vous", leur dit-il. Ils se lèvent, gênés. Il leur serre la
main à tour de rôle, puis s'assied avec eux, dégrafe sa montre et la pose sur la
table.
"Je suis à vous jusqu'à 15h30", dit-il, ce qui
signifie qu'il leur accorde une demi-heure.
- J'ai pris rendez-vous avec vous, dit Dutertre
en poussant en avant sa carte de visite et une feuille de papier, parce que M.
Bonhomme nous confie une mission sur le système d'information de Hande. Voici ma
lettre de mission. M. Blin-Pasteur nous a conseillé de vous rencontrer en tout
premier.
- Ah, Blin-Pasteur, dit Berger avec une mimique
réprobatrice. Si M. Bonhomme vous a confié une mission, ajoute-t-il en
parcourant la lettre d'un oeil, je dois répondre à vos questions. Mais d'abord
je me présente. Je suis DSI groupe de Hande. J'ai sous mes ordres 2 342
équivalents temps plein exactement, sans compter les stagiaires. Je suis aussi
président de Logit, entreprise de logistique dont Hande possède 40 %. Je suis
administrateur du CIGREF. J'ai fait l'école centrale, puis j'ai travaillé aux
États-Unis chez Procter & Gamble, après quoi je suis passé chez McKinsey, puis
chez Booz Allen Hamilton. Je suis entré chez Hande en 1990 comme DSI de Logit,
et depuis deux ans je suis DSI groupe. Que voulez-vous savoir d'autre?
- Je voudrais, dit Dutertre, que vous nous disiez
ce que vous pensez du système d'information de Hande.
- Mon Dieu, dit Berger, il marche bien, ce
système d'information. Le taux de disponibilité est de 99,98 %; notre centre
d'exploitation se trouve à Tarbarin, près de Versailles. Je m'interdis
d'empiéter sur les responsabilités des DSI de nos filiales, la seule contrainte
- mais elle est impérative - étant qu'elles doivent fournir le reporting
financier mensuel dès le deux du mois suivant.
- Avez-vous installé des réseaux locaux dans vos
établissements? dit Kermarec.
- Non, pour quoi faire?
- Nous avons vu que les utilisateurs étaient
équipés de terminaux passifs. Pourquoi pas des PC en réseau?
- C'est bien joli, les réseaux de PC, s'exclame
Berger. C'est à la mode ! Mais les terminaux, en tout cas, c'est fiable. Nos
utilisateurs sont équipés en Questar 400 de Bull sous CTOS, dont ils se servent
en émulation de terminal. Ça marche très bien.
- Mais vous avez bien des PC, ici? s'enquiert
Dutertre. Nous les avons vus en passant...
- Ah mais c'est pas pareil : pour des
informaticiens il faut des stations de travail.
- Comment faites-vous pour que les utilisateurs
puissent avoir la messagerie?
- La messagerie, ça ne sert à rien. On peut
toujours s'envoyer un courrier papier.
- Et la documentation électronique? dit Dutertre.
- Ça aussi, à quoi ça sert? La doc papier est
bien suffisante, il paraît d'ailleurs qu'elle est très bien faite.
- Mais chez vous, à la DSI, vous avez bien une
messagerie?
- Bien sûr ! dit Berger en se regorgeant. Nous
utilisons PROFS, d'IBM. C'est pour des professionnels.
- Quelles sont les principales applications? dit
Trouvère...
* *
Interrompons ici la transcription de cette
conversation un peu désordonnée et où abondent les acronymes et termes de
métier, pour décrire en langage courant ce qui se passe dans la tête de Dutertre
et de ses collaborateurs.
Étant tous trois au courant des "bonnes
pratiques" en informatique, ils peuvent mesurer l'écart qui en sépare Hande et
dont le recours aux terminaux passifs n'est qu'un élément, d'ailleurs
significatif.
Hande en est encore aux "grandes applications"
classiques : paie, comptabilité générale et comptabilité analytique, gestion des
stocks, auxquelles s'ajouteront des outils de marketing et de fidélisation en
cours de mise au point. Elle ignore tout de ce que l'on a appelé "bureautique
communicante", ou encore Groupware, et qui s'est répandu dans les
entreprises depuis le début des années 90 en s'appuyant sur les réseaux de PC.
Elle ignore évidemment plus encore l'Internet qui en 1995 commence tout juste à
émerger.
Berger estime que "l'administration des données
est un travail purement intellectuel, donc superflu". En l'absence d'une
discipline, la tenue à jour des nomenclatures sera donc aléatoire et les codages
se dégraderont en dialectes locaux, chacun les interprétant à sa façon.
N'imposer aucune contrainte aux filiales suscite
par ailleurs inévitablement des incohérences : chacune de ces entreprises ayant
son propre langage, tout échange supposera des traductions pénibles et
approximatives.
Il en résulte que Hande ne dispose pas vraiment
d'un système d'information mais, pour employer une expression chère à
Dutertre, d'un machin informe car dépourvu de la cohérence d'un système
et ne fournissant pas vraiment d'information.
* *
Dutertre anticipe dans les grandes lignes - mais
non en totalité - ce qu'il rencontrera sur le terrain lorsqu'il regardera
l'écran par dessus l'épaule des agents opérationnels. Il suppute le temps perdu
en transcriptions et corrections, les redondances et bras morts qui altèrent les
procédures, les efforts que réclame la chasse aux dossiers égarés.
Il anticipe aussi les défauts des méthodes que
Hande utilise pour sélectionner les projets, spécifier les besoins, suivre la
réalisation des outils, former les utilisateurs ! Selon Berger, en effet, "la
maîtrise d'ouvrage doit être faite par l'informatique" : Hande n'a donc pas
perçu le besoin d'un dialogue, d'une dialectique interne entre client et
fournisseur de l'informatique et elle confond leurs rôles.
Tout cela devra être décortiqué, expertisé, remis
à plat puis éventuellement reconstruit, non sans bousculer les habitudes et les
frontières des domaines de responsabilité avec les conflits que cela implique.
L'ampleur du travail à faire stupéfie les trois
ingénieurs qui, après quelques tentatives, ont renoncé à argumenter et notent
assidûment les propos de Berger.
À 15h30 précises celui-ci prend sa montre, la
boucle autour de son poignet et dit "voilà, nous avons épuisé le temps que je
pouvais vous consacrer, vous aurez plus de détails en rencontrant mes principaux
collaborateurs, MM. Kleber et Fernandez. Au revoir !". Puis il se lève, serre
les mains et s'éclipse tandis que ses trois visiteurs, échangeant des moues
consternées, rangent cahier et crayon.
* *
- Qu'avez-vous pensé de M. Berger? dit Jean
Bonhomme à Dutertre quelques jours après.
- Très content de lui mais ringard. Votre système
d'information n'est pas à l'état de l'art. Les utilisateurs sont mal équipés,
les référentiels incohérents. Vous m'avez dit que vous vouliez une
entreprise-réseau : eh bien pour commencer vous n'avez pas de réseau, tout juste
des terminaux raccordés en grappe à l'unité centrale.
- Je m'en doutais un peu, dit Bonhomme en se
caressant le menton, pensif. Et Kleber, qu'en pensez-vous?
- Nous ne l'avons pas encore vu, nous le
rencontrerons la semaine prochaine ainsi que M. Fernandez. Je voudrais vous
poser une question, si vous me le permettez.
- Faites !
- Quand j'ai vu Blin-Pasteur il a parlé de la
mission de l'entreprise. Sur le moment je n'ai pas réagi, mais qu'est-ce que
ça veut dire?
- Mais c'est bien évident, dit Bonhomme en levant
les sourcils (et sa verrue se met à rougeoyer). La mission de Hande, comme
d'ailleurs de toute entreprise, c'est d'être utile, de créer du bien-
être. C'est même tellement évident que cela ne vaut pas la peine d'en parler.
* *
(à suivre)