IV - L'invention du Système Statistique Européen
A. Pourquoi ?
L’invention du Système
Statistique Européen (SSE) découle d’une tradition dans le domaine de la
statistique, d’une nécessité face à la complexité croissante des travaux et d’un
choix politique.
Il existe une longue tradition de
coopération internationale entre les systèmes statistiques publics. Cette
tradition est liée à la nature des travaux, les INS cherchant à créer un langage
et des méthodes communs bénéficiant des apports scientifiques de leur
communauté. Dès la création de la CECA, les INS des pays membres et l’office
statistique de la CECA travaillent ensemble pour élaborer les statistiques
communautaires. Le modèle de coopération mis en place consiste à créer des
langages communs – standards, nomenclatures, cadres comptables – et à adapter
les systèmes statistiques nationaux pour qu’ils utilisent ces langages communs.
Au début des années 80, les difficultés rencontrées par le développement des
statistiques communautaires sont soulignées par les DG des INS des pays membres.
Ils soulignent le manque de ressources aux niveaux national et communautaire, le
manque de coordination des services de la Commission, la nécessité qu’Eurostat
soit dirigé par des cadres à la compétence statistique reconnue. Ils souhaitent
une plus forte implication des INS dans la planification et la réalisation des
travaux statistiques de la Commission.
La multiplication des politiques
communautaires rend la programmation des travaux statistiques complexe. Le
nombre de partenaires au niveau national et communautaire s’accroît, et avec lui
les dangers du manque de coordination. La Commission s’efforce de faire plus de
travaux statistiques sans y consacrer plus de ressources, mais il s’avère
impossible de définir des « priorités négatives » car les statistiques jouent un
rôle important dans le dialogue entre les acteurs de la vie politique
communautaire et ils refusent de les voir disparaître. Les DG des INS proposent
donc de renforcer la coopération avec Eurostat pour utiliser au mieux les
ressources disponibles.
L’accélération de l’intégration
européenne – Acte Unique, Traité de Maastricht, Traité d’Amsterdam – conduit la
Commission à accepter cette proposition et à confier à Eurostat le rôle de créer
un système statistique européen où l’ensemble des problèmes liés à la
programmation et à la réalisation des travaux statistiques communautaires sera
discuté en partenariat avec les INS des pays membres.
La Commission va d’abord créer
les instruments qui permettent à ce partenariat de se structurer.
La conférence des DG des INS en
mai 1994 à Londres a pour titre « Travailler ensemble en tant que partenaires
dans les statistiques européennes ». Elle est ouverte par le Commissaire en
charge de la statistique, Hennig Christophersen. Il annonce le renforcement des
travaux statistiques européens grâce à la mise en place du système statistique
communautaire sous la forme d’un règlement du Conseil.
Ce règlement (CE 322/97), adopté
en février 1997, consacre cette collaboration étroite dans le respect du
principe de subsidiarité, et donne au CPS un rôle central pour sa mise en œuvre.
Il est complété par une décision d’avril 1997 sur le rôle d’Eurostat ; elle
précise qu’Eurostat doit renforcer la coopération avec les autorités
statistiques nationales.
B. Les défis
Le partenariat INS/Eurostat au
sein du SSE semble donc s’imposer. Et cependant il doit faire face à plusieurs
défis.
Il est d’abord en porte à faux
par rapport aux relations entre la Commission et les Pays Membres. La Commission
a le du monopole de l’initiative juridique pour faire avancer l’intégration
européenne. L’attitude normale des services consiste donc à préparer des
propositions législatives en évitant de discuter avec les Pays Membres pour
éviter l’interférence des lobbies et les résistances nationales au changement
des situations acquises. La discussion avec les pays membres a lieu après
que la Commission ait transmis ses propositions au Conseil, et de plus en plus
aussi au Parlement.
Le partenariat dans le cadre du
SSE suit une démarche différente. Il consiste au contraire à rechercher, en
amont des discussions au Conseil, le consensus entre les INS et Eurostat, en
tirant parti des expériences et des meilleures pratiques de chaque acteur, et en
ayant pour objectif de fournir le meilleur service possible. Cette contradiction
interdit à la Commission de reconnaître le SSE comme une entité juridique.
Ce problème est de nature plus
large. Les Directions Générales « politiques » de la Commission participent à un
jeu de pouvoir et de rapport de force. Or la mise en œuvre des politiques
suppose par contre une collaboration, un partenariat basé sur la confiance, le
dialogue et la recherche des meilleures pratiques sans a priori.
Les agences européennes mises en
place au cours des dernières années sont aussi engagées dans de type de travail
en réseau. Pour y parvenir, le fait qu’elles soient en dehors de la Commission a
été un facteur déterminant. Ce type de gestion publique (administration,
contrôle, politiques et opérations, mise en œuvre confiée à des structures de
type agence ou établissement public) est aussi celui pratiqué par exemple en
Suède.
Il serait difficile, voire
impossible, de développer la statistique européenne sans avoir recours à ce
partenariat. En effet, la dimension technique et non pas politique
de cette activité conduit à trouver au Conseil, comme représentants des pays
membres, ceux qui seront chargés de collecter l’information de base au niveau
national et qui s’opposeront à toute méthode qui ne leur conviendrait pas.
Divers services de la Commission, notamment ceux qui sont chargés du suivi du
Marché Intérieur et de l’application des règlements communautaires, sont
conduits eux aussi à organiser des partenariats avec leurs correspondants des
pays membres pour rechercher ensemble la solution aux problèmes et réfléchir aux
évolutions futures. Le SSE est donc le précurseur de modes d’organisation à
venir dans de nombreux secteurs d’activité.
Un second défi concerne la
complexité du SSE. Alors que la Commission reconnaît comme partenaires centraux
les INS, la multiplication des politiques concernées par le SSE y a fait
intervenir des partenaires publics nationaux peu ou pas représentés par les INS
de certains pays. Les ministères ou agences nationales de l’environnement, de la
recherche, voire de l’agriculture acceptent mal une tutelle des INS qui
définirait les priorités de la statistique communautaire à leurs dépens. Le cas
le plus extrême est celui des Banques Centrales qui ont constitué un système
européen de statistiques des Banques Centrales, travaillant parallèlement au SSE
et en collaboration avec lui.
Le troisième grand défi est celui
des ressources disponibles. Ni la Commission ni les pays Membres n’ont pris la
décision politique de financer l’accroissement du coût des travaux statistiques
entraîné par l’intégration européenne. Le mode d’intégration choisi rend
nécessaire la coexistence d’un système européen et des systèmes nationaux, choix
qui accroît le coût global de la statistique communautaire car il ne permet pas
de travailler sur des échantillons qui soient significatifs à la seule échelle
de l’Europe. Bien que la Commission ait adopté en 1991 une politique
d’information statistique, cette politique n’a jamais reçu de priorité dans
l’allocation des ressources. Les Directeurs des INS ont souvent attiré en vain
l’attention de la Commission sur l’insuffisance des ressources. Il est vrai que
les INS eux-mêmes ont rarement obtenu de leurs propres Ministères de tutelle les
ressources dont ils avaient besoin au niveau national pour faire face aux
conséquences de l’intégration européenne.
C. Les avancées
En dépit de ces difficultés, et
sous la pression de la demande, la mise en œuvre du SSE s’est poursuivie avec
succès :
- adoption d’une charte de
qualité : cette charte permet de définir un cadre de travail commun assurant
la qualité du service fourni par les INS et Eurostat, et elle sert de référence
pour améliorer le cadre de travail et former les statisticiens du SSE.
- formation commune des
statisticiens du SSE : l’importance de cette formation a été reconnue dans
le règlement du Conseil sur la statistique communautaire.
- réponse aux besoins à court
terme de la politique monétaire : cette nouvelle dimension de la statistique
communautaire dérive de la création de l’UEM. Les statistiques à court terme de
l’UEM doivent être disponibles dans des délais comparables à ceux des USA,
malgré des difficultés supplémentaires liées à la persistance des statistiques
nationales et sans perdre en qualité. Cela a nécessité une révision radicale des
statistiques communautaires, utilisant la modélisation et produisant des
estimateurs européens avancés, permise par le partenariat INS/Eurostat, et basée
sur des « gentlemen agreements » dont l’efficacité et la rapidité s’est avérée
supérieure à celle des actes juridiques.
- préparation des pays
candidats à l’adhésion : à partir de 1990, Eurostat s’est fortement impliqué
avec le SSE pour préparer les pays candidats à l’adhésion à adapter leur système
statistique à l’économie de marché de l’UE. Cette mutation demandait un
changement de culture, de mentalité mais aussi de nomenclatures et d’outils
statistiques, et enfin, une formation des statisticiens de ces pays et de leurs
autorités politiques à ces changements, donc un effort au minimum décennal. La
mise en place d’une collaboration matricielle entre les 15 pays candidats, les
pays membres, Eurostat, les Directions Générales de la Commission chargées de
préparer l’élargissement a conduit à un succès remarquable si on le compare aux
avancées dans d’autres secteurs de la vie économique et sociale. Cet effort se
justifiait par la nécessité pour la statistique officielle d’être prête avant
les autres secteurs, car elle contribue à l’analyse de leur évolution.
- mise en place d’une cellule
de gestion du SSE partagée par les INS et Eurostat, le groupe Partenariat :
sans remettre en question les prérogatives de la Commission en matière
d’initiative ni de priorités, cette cellule de gestion permet d’intégrer les
préoccupations des INS et leurs systèmes dans le développement de la statistique
communautaire et d’en améliorer l’efficacité.
- réflexion périodique sur
l’évolution du SSE, afin de faire face aux exigences d’un secteur d’activité
communautaire en expansion à la fois en substance et du point de vue
géographique, et qui se trouve au centre de la révolution des technologies de
l’information et de la communication. Ces réflexions sont conduites lors de
séminaires des DG des INS (le premier a eu lieu à Londres en mai 1994, et le
dernier à Palerme en septembre 2002). Le séminaire de Palerme a été ouvert par
le Président de la Commission Prodi, qui a insisté sur l’importance du travail
des statisticiens, le rôle crucial de la qualité et de la fiabilité des
statistiques, le défi de l’élargissement et l’importance du SSE. Les conclusions
de ce séminaire notent les progrès accomplis mais aussi tout ce qui reste à
améliorer pour que la statistique officielle communautaire puisse répondre aux
attentes des acteurs économiques et sociaux.
- la meilleure compréhension
des diverses pratiques a été favorisée par ces modes de partage de
l’expertise entre pays membres et Eurostat, ce qui a permis de minimiser les
conflits dans la recherche de solutions communes.
D. Le SSE, modèle pour le
fonctionnement de la Commission
Les spécificités de la
statistique au sein des politiques communautaires expliquent en grande partie
pourquoi ce mode de relation entre Commission et pays membres a dû et pu se
mettre en place.
Cette expérience a sa place dans
une réflexion sur le mode de gouvernance de l’Union européenne. Si les premières
décennies de l’intégration européenne ont été consacrées à la définition du
cadre juridique de son fonctionnement, dans les décennies suivantes les
institutions, et plus particulièrement la Commission, doivent s’appliquer à
assurer le bon fonctionnement des mécanismes qui ont été définis par ce cadre
juridique. Le principe de subsidiarité déléguant la majeure partie de leur mise
en œuvre aux institutions nationales, la Commission doit mettre en place des
modes de coopération opérationnelle avec ces institutions. Dans la société de
l’information disposant des technologies de l’information et de la
communication, ces modes de coopération font appel à la notion de réseau.
Comment faire fonctionner efficacement un réseau d’institutions nationales
coordonné par la Commission et réglementé par des actes juridiques ? Cette
approche, déjà importante avec 15 pays membres, devient cruciale avec 25 pays et
plus. Elle concerne de nombreux services de la Commission, mais aussi la Cour de
Justice et la Cour des Comptes.
Le SSE apparaît comme un modèle
précurseur de ce nouveau mode de gouvernance. En près de dix ans d’existence, il
a mis en place ses modes de gestion, de réflexion et d’évolution. Loin d’être un
obstacle au droit d’initiative et au pouvoir de réglementation d’Eurostat, il a
permis une plus grande efficacité dans la préparation des décisions du Conseil
et dans leur mise en œuvre grâce à un changement dans la mentalité des
partenaires qui ont pu s’approprier la dimension communautaire des défis à
affronter.
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