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Conjoncture des NTIC

25 août 2002

La théorie économique éclaire la crise des NTIC (informatique, télécoms). Il faut d'abord considérer les lois de la pénétration d’un produit innovant et observer comment « les marchés » (c’est ainsi que l'on appelle la Bourse) ont oublié ces lois lorsqu'ils interprétaient les statistiques. Puis, en examinant comment fonctionne la conjoncture des produits arrivés au stade du renouvellement, on peut prévoir les défis auxquels seront confrontés les fournisseurs d'équipements dans les années qui viennent.

Ce rapide parcours permet de prévoir que derrière la crise actuelle, due à un ralentissement prévisible et pourtant imprévu, se profile une autre crise plus grave qui sera provoquée par un changement de régime conjoncturel. 

Pénétration d’un produit innovant

La pénétration d’un produit (bien ou service) nouveau en pourcentage de la consommation suit une loi logistique : la courbe ressemble d’abord à une exponentielle croissante, puis s’infléchit ; sa croissance ralentit et enfin elle s’aligne sur une asymptote horizontale, la pénétration asymptotique. C’est ainsi qu’ont pénétré les produits électroménagers, la machine à laver etc., et aussi les services de télécommunications. La fonction logistique fait partie depuis longtemps de l’arsenal théorique du marketing. L’une de ses expressions est la « loi de Gompertz » :

(1) yt = δ + α exp[-exp(βγt)], où yt est la pénétration en pourcent de la consommation.

Le niveau asymptotique est α + δ. Le graphique ci-dessous représente l’évolution de la consommation sur 30 ans en supposant α = 1, β = 2,5, γ = 0,3, δ = 0. Les valeurs des paramètres ont été choisies de sorte que le point d’inflexion, situé au taux de pénétration 36,8 %, se trouve dans l’année 8.  

Lorsqu’un produit est non seulement nouveau, mais innovant, c’est-à-dire lorsqu’il bouscule les usages courants, la logistique a une forme plus pentue : le démarrage est plus lent (il faut vaincre des réticences), par contre la croissance est plus rapide une fois qu’elle s’est enclenchée [1] (« effet d’avalanche »). L'inflexion est plus lente à venir mais se produit bien sûr tout de même : la pénétration ne saurait dépasser le niveau de la clientèle potentielle du produit et la prolongation illimitée de l'exponentielle initiale est impossible même en tenant compte d’un éventuel « multi-équipement » (personnes qui ont plusieurs automobiles, plusieurs téléviseurs, plusieurs ordinateurs ou plusieurs téléphones etc.) et de la diversification des services rendus sur la plate-forme technique, une fois celle-ci installée : la consommation de ces services ne peut pas excéder le niveau du PIB !

Interprétation des statistiques par les marchés

Les « investisseurs » (c’est ainsi, bizarrement, que l'on appelle les personnes qui achètent des actions à la Bourse) regardent les comptes trimestriels et les taux de croissance à court terme. Ils sont moins attentifs aux « fondamentaux » dont fait partie le niveau asymptotique de la pénétration. Ils extrapolent donc la croissance initiale et anticipent une évolution exponentielle des chiffres d’affaire et des profits. Cette anticipation les incite à attribuer aux entreprises des NTIC une valeur élevée. Ainsi valorisées, ces entreprises peuvent se procurer des fonds en émettant des actions nouvelles à un prix élevé ; leur actif, comprenant des actions d'autres entreprises du secteur, est lui aussi valorisé. Leur taux d'endettement paraît alors bas et les banques, alléchées, leur proposent des prêts qui financeront l'achat d'autres entreprises (coup double : la banque prête à une entreprise solvable et elle encaisse une commission). Ainsi se met en place un piège.  

Car bien sûr ce qui devait se produire finit par arriver : la pénétration s'infléchit, la croissance ralentit. Le dimensionnement des machines et des réseaux, le niveau des stocks d'équipement, préparés pour une demande supérieure, apparaissent excessifs (surcapitalisation). Les investisseurs qui anticipaient une exponentielle se trouvent confrontés à une logistique. Leurs anticipations sont alors modifiées ainsi que leur évaluation des entreprises. Le cours des actions s'effondre. Les actifs se dévalorisent. Les bilans sont mécaniquement détériorés. Le taux d'endettement devient effrayant pour les banques qui se mettent à trembler pour leurs créances. Elles refusent désormais le renouvellement des prêts qui allait auparavant de soi. La faillite menace. « Ils ne mouroient pas tous, mais tous étoient frappés » [2]

Pourquoi cette épidémie ? parce que les investisseurs ont pris le début d’une logistique pour une exponentielle. Ils ont été confortés dans cette erreur par des plus-values substantielles (la croissance exponentielle semblait se confirmer), par les indicateurs de court terme (qui ne montraient au début aucune tendance à l’inflexion), par la conviction immodeste que « les marchés ont toujours raison », par le manque d’attention envers les enseignements classiques du marketing.

Il est vrai qu’un autre phénomène a compliqué l'interprétation de la pénétration : la baisse rapide des prix (35 % par an à qualité constante, 17 % par an en prix moyen pour les micro-ordinateurs) a élargi le marché potentiel et fait monter progressivement l’asymptote de la pénétration. La croissance résultait donc de deux mouvements conjugués : une logistique qui se rapprochait de l’asymptote correspondant au prix courant ; une asymptote qui se déplaçait vers le haut en raison de la baisse du prix.

La liste des difficultés s'arrête là pour les opérateurs de télécommunications dont le revenu est récurrent : le nombre des abonnés peut cesser de croître ainsi que leur consommation, mais ils continuent de payer l'abonnement et de consommer le service. Pour les fournisseurs de composants et d'équipements par contre une autre difficulté se présente : l'évolution apporte un changement de régime, car ils passent d'un marché de premier équipement à un marché de renouvellement dont la conjoncture est beaucoup plus accidentée.  

Marché de renouvellement

Le marché des téléphones mobiles, des ordinateurs, est en fait l’addition de deux marchés : un marché du premier équipement gouverné par la logistique de pénétration que nous venons d'examiner ; un marché de renouvellement qui devient de plus en plus important à mesure que la pénétration croît. 

Il existe de purs marchés de renouvellement comme celui de l’automobile. Elle a depuis longtemps atteint sa pénétration asymptotique dans les pays riches : les acheteurs de voiture neuve sont pour la plupart d’anciens propriétaires de voiture qui ont voulu acheter un nouveau modèle pour bénéficier d’un accroissement de confort et, peut-être, de prestige social. La durée de vie de l’automobile est ainsi de l’ordre de cinq à sept ans [3].

La durée de vie économique d’une automobile, d'un micro-ordinateur, d’un téléphone mobile, est de quelques années. Après ce délai, ces matériels fonctionnent encore parfaitement mais ils sont « dépassés » par des innovations survenues entre temps et qui font envie aux utilisateurs : ils sont devenus obsolètes. L’effet de mode, très fort pour les micro-ordinateurs et les téléphones mobiles, rapproche ces produits de l’automobile mais avec une durée de vie économique plus courte, ce qui donne encore plus de poids au phénomène du renouvellement.

L’étude de l’industrie automobile illustre le fait que le marché des biens durables est un amplificateur de la conjoncture générale. En effet, lorsque la conjoncture est défavorable le remplacement d'une automobile peut être reporté à des jours meilleurs. En revanche lorsqu'elle est favorable les agents se précipitent pour acheter. Ce sont des comportements statistiques que l’on peut représenter par une probabilité de remplacement du véhicule croissant d’autant plus vite avec son âge que la conjoncture est meilleure. Le renouvellement est alors une fonction de la pyramide des âges qui dépend de la conjoncture ; par ailleurs, il modifie la pyramide des âges. Cette dynamique comporte une rétroaction qui amplifie les fluctuations : celles de la demande d’automobiles sont alors beaucoup plus fortes que celles de la conjoncture.

On peut en tirer une leçon : dès que la part du renouvellement dans le marché des NTIC sera importante, la conjoncture du marché des composants et des équipements deviendra un amplificateur de la conjoncture générale. Cela posera aux entreprises des NTIC un défi auquel rien ne les a encore préparées. 

Phases du marché des NTIC

On peut dès lors découper l’évolution du marché des NTIC en trois phases :

Phase 1 : croissance exponentielle

Pendant cette première phase, le marché est dans une logique de pénétration et de premier équipement, soutenue par la baisse tendancielle du prix ; la croissance semble exponentielle. Les entreprises, conquérantes et optimistes, investissent massivement pour tirer parti de l’élargissement tendanciel du marché. Les investisseurs extrapolent la croissance et attribuent une forte valeur aux entreprises.

Phase 2 : ralentissement

La pénétration s’infléchit pour suivre le parcours d’une logistique ; le parc existant demande à être renouvelé. Deux logiques se superposent : la pénétration ralentit et le marché de renouvellement, qui représente une part croissante du débouché, est soumis à de fortes fluctuations conjoncturelles. Les entreprises, surprises par le ralentissement, doivent réviser leur stratégie de croissance et certaines se trouvent suréquipées. Les fluctuations les surprennent aussi. Les investisseurs ajustent leurs perspectives à la baisse et sont déconcertés par la violence des fluctuations des chiffres d’affaires : le cours des actions chute, des faillites se produisent (Worldcom), les fournisseurs de composants et d'équipements s'inquiètent et s'activent pour trouver de nouveaux débouchés (Intel, Alcatel, Ericsson etc.). C’est la situation actuelle.

Phase 3 : maturité

Nous allons vers la situation suivante : la pénétration a atteint son niveau asymptotique, la croissance suit celle de l'économie, le marché est principalement un marché de renouvellement. Les fournisseurs de composants et d'équipements sont soumis aux mêmes aléas conjoncturels que ceux que connaît aujourd’hui l’industrie automobile. Ils doivent doser leurs investissements, la gestion de leurs stocks et le lancement des nouveaux modèles en fonction de la conjoncture. Le cours des actions se compose, selon la proportion des spéculateurs parmi les investisseurs, de l’addition d’une part liée aux fondamentaux et d’une part liée à la conjoncture. La physionomie du secteur a profondément changé.

Simulation

Pour illustrer scénario ci-dessus, nous allons construire un petit modèle de simulation. Nous négligerons l’effet de la baisse tendancielle du prix des NTIC : elle fait monter l’asymptote de la pénétration, mais cette hausse devient de plus en plus faible lorsque la baisse du prix se poursuit (voir « modèle marketing des services documentaires »).

Supposons que la croissance tendancielle du PIB soit de 3 % par an et qu’il subisse des oscillations conjoncturelles d’une périodicité de cinq ans ; le PIB de l’année t est donné par l'expression :

(2) PIBt = PIB0[1 + asin(ωt)] ert, avec r = 0,03, a = 0,02 et ω = 2π/5 (le graphique ci-dessous couvre 30 ans) :

Supposons que la pénétration suive la loi de Gompertz évoquée ci-dessus et que le niveau asymptotique de cette loi évolue comme le PIB ; le parc installé lors de l'année t est alors obtenu en combinant les relations (1) et (2) : 

(3) Parct = yt . PIBt

L’évolution du parc installé est la suivante :

On remarque que l’influence des oscillations conjoncturelles sur le niveau du parc est peu sensible dans la phase de pénétration initiale (qui ressemble à une exponentielle). Elle devient de plus en plus sensible par la suite.

Supposons que le renouvellement du parc se fasse de façon différente selon que l’économie se trouve en haut ou en bas du cycle conjoncturel. Nous supposerons que les probabilités de renouvellement du matériel en fonction de l’âge sont les suivantes dans ces deux cas :

Age 0 1 2 3 4 5 6 7
Haut de cycle 0 0,2 0,4 0,7 0,9 1 1 1
Bas de cycle 0 0,1 0,2 0,35 0,45 0,5 0,6 0,7

Les deux distributions des durées de vie sont représentées par les histogrammes ci-dessous. Si l'on se maintenait durablement en haut de cycle, la durée de vie moyenne serait de 2,78 ans ; en bas de cycle, elle serait de 3,89 ans.

Nous supposons que dans les situations intermédiaires la probabilité de renouvellement est une moyenne pondérée des deux valeurs extrêmes.

Notons φ(t) la fonction qui indique à quel point du cycle l’économie se trouve :

(4) φ(t) = [1 + sin(ωt)]/2

La probabilité du renouvellement d’un ordinateur d’âge A lors de l’année t est donc, en notant respectivement ProbA,H et ProbA,B les probabilités en haut et en bas de cycle indiquées ci-dessus :

(5) ProbA, t = φ(t).ProbA,H +[1 - φ(t)].ProbA,B

La production lors de l’année t doit permettre l’accroissement annuel du parc plus le renouvellement des ordinateurs obsolètes :

(6) Prodt = Parct – Parct – 1 + ΣA(1 – ProbA, t).ParcA - 1, t - 1

La simulation montre que l'évolution de la production a alors l’allure suivante :

Ce graphique un peu effrayant fait apparaître, lorsque la pénétration est assez forte pour que le renouvellement soit significatif, une succession de phases de hausse et de baisse rapides. Il illustre l’amplification de la conjoncture que suscite la succession des échéanciers de renouvellement : la production est beaucoup plus accidentée que la croissance du parc. 

Conséquences

Les entreprises du secteur des NTIC sont en train de subir un ralentissement qui révèle le surdimensionnement du secteur (celui-ci s’étant préparé à la poursuite indéfinie d’une croissance exponentielle). Il s’ensuit une dévalorisation des actifs physiques (et pas seulement des actifs boursiers), une forte baisse des commandes passées aux fournisseurs et équipementiers (ce qui suscite chez eux une crise encore plus grave), bref un « coup de frein » dont les conséquences s’amplifient chez les fournisseurs de la même façon qu’un ralentissement sur une autoroute se traduit en amont par un bouchon où les véhicules sont bloqués.

La dévalorisation des actifs va se traduire par des disparitions d’entreprises jusqu’à ce que le niveau des actifs redevienne compatible avec les perspectives de croissance révisées.

Après ce choc qui résulte de la révision des anticipations et de la prise de conscience que la pénétration est non pas exponentielle mais logistique, se profile pour les fournisseurs de composants et d'équipements un second choc plus violent encore : l’adaptation à un marché de renouvellement. 

Les entreprises des NTIC, conquérantes et orgueilleuses (d’autant plus que leurs dirigeants, ayant été les premiers à se placer sur un marché à fort potentiel, ont bénéficié d’une réputation de « génie » ), vont devoir devenir modestes, adopter les stratégies prudentes de l’industrie automobile, pratiquer un marketing attentif à des fluctuations de la demande qu'il leur faudra savoir anticiper. Cette adaptation sera culturellement difficile pour les managers du secteur des NTIC. Elle risque de susciter une nouvelle vague de faillites qui serait due cette fois non à une dévalorisation des actifs, mais à une dévalorisation des stratégies.

 

[1] Dans le cas de l’économie des réseaux, on explique l’effet d’avalanche (que l'on nomme alors aussi « effet de réseau ») par le fait que l’utilité d’un raccordement nouveau est fonction croissante du nombre des personnes déjà raccordées. Dans l’économie des NTIC, l’effet de réseau joue (« il faut être sur l’Internet »), et c'est aussi un effet de mode, de contagion par l’exemple.

[2] Jean de La Fontaine (1621-1695), « Les animaux malades de la peste », Fables, Livre VII (1678), Fable I, vers 7

[3] Il n’en est pas de même du marché des réfrigérateurs et des machines à laver qui engagent moins le prestige social : on ne remplace ces machines que lorsqu’elles sont en panne et leur durée de vie est de l’ordre de vingt ans. Le marché du premier équipement (équipement des logements neufs) reste donc significatif pour ces produits.