Interprétation des statistiques par les marchés
Les « investisseurs »
(c’est ainsi, bizarrement, que l'on appelle les personnes qui achètent des actions à la Bourse)
regardent les comptes trimestriels et les taux de croissance à court
terme. Ils sont moins attentifs aux « fondamentaux » dont fait
partie le niveau asymptotique de la pénétration. Ils extrapolent
donc la croissance initiale et anticipent une évolution exponentielle des chiffres d’affaire
et des profits. Cette anticipation les incite à attribuer aux
entreprises des NTIC une valeur élevée. Ainsi valorisées, ces entreprises
peuvent se procurer des fonds en émettant des actions nouvelles à un prix élevé ; leur actif,
comprenant des actions d'autres entreprises du secteur, est lui aussi valorisé.
Leur taux d'endettement paraît alors bas et les banques, alléchées, leur
proposent des prêts qui financeront l'achat d'autres entreprises (coup double :
la banque prête à une entreprise solvable et elle encaisse une
commission). Ainsi se met en place un piège.
Car bien sûr ce qui devait se produire
finit par arriver : la pénétration s'infléchit, la croissance ralentit. Le dimensionnement des machines et des
réseaux, le niveau des stocks d'équipement, préparés pour une demande
supérieure, apparaissent excessifs
(surcapitalisation). Les investisseurs qui anticipaient une exponentielle se
trouvent confrontés à une logistique. Leurs anticipations sont alors modifiées
ainsi que leur évaluation des entreprises. Le cours des actions s'effondre. Les actifs se dévalorisent. Les bilans sont mécaniquement détériorés. Le taux
d'endettement devient effrayant pour les banques qui se mettent à trembler pour leurs
créances. Elles refusent désormais le renouvellement des prêts qui allait
auparavant de soi. La faillite menace. « Ils
ne mouroient pas tous, mais tous étoient frappés »
Pourquoi cette épidémie ?
parce que les investisseurs
ont pris le début d’une logistique pour une exponentielle. Ils ont été
confortés dans cette erreur par des plus-values substantielles (la croissance exponentielle
semblait se confirmer), par les
indicateurs de court terme (qui ne montraient au début aucune tendance à
l’inflexion), par la conviction immodeste que « les marchés ont toujours raison »,
par le manque d’attention envers les enseignements classiques du marketing.
Il est vrai qu’un autre phénomène
a compliqué l'interprétation de la pénétration : la baisse rapide des
prix (35 % par an
à qualité constante, 17 % par an en prix moyen pour les micro-ordinateurs) a
élargi le marché potentiel et fait monter progressivement l’asymptote de la pénétration.
La croissance résultait donc de deux mouvements conjugués : une
logistique qui se rapprochait de l’asymptote correspondant au prix courant ;
une asymptote qui se déplaçait vers le haut en raison de la baisse du prix.
La liste des difficultés s'arrête là pour
les opérateurs de télécommunications dont le revenu est récurrent : le
nombre des abonnés peut cesser de croître ainsi que leur consommation, mais ils
continuent de payer l'abonnement et de consommer le service. Pour les fournisseurs de composants et d'équipements
par contre une autre difficulté se présente : l'évolution apporte un changement de régime,
car ils passent d'un marché de premier
équipement à un marché de renouvellement dont la conjoncture est beaucoup
plus accidentée.
Marché de renouvellement
Le marché des téléphones
mobiles, des ordinateurs, est en fait l’addition de deux marchés : un
marché du premier équipement gouverné par la logistique de pénétration que
nous venons d'examiner ; un marché de renouvellement qui devient de plus en plus important à mesure
que la pénétration croît.
Il existe de purs marchés de
renouvellement comme celui de l’automobile. Elle a depuis longtemps atteint sa
pénétration asymptotique dans les pays riches : les acheteurs de voiture
neuve sont pour la plupart d’anciens propriétaires de voiture qui ont voulu
acheter un nouveau modèle pour bénéficier d’un accroissement de confort et,
peut-être, de prestige social. La durée de vie de
l’automobile est ainsi de l’ordre de cinq à sept ans .
La durée de vie économique
d’une automobile, d'un micro-ordinateur, d’un téléphone mobile, est de quelques années. Après
ce délai, ces matériels fonctionnent encore parfaitement mais ils sont
« dépassés » par des innovations survenues entre temps et qui font
envie aux utilisateurs : ils sont devenus obsolètes. L’effet de mode, très fort
pour les micro-ordinateurs et les téléphones mobiles, rapproche ces produits
de l’automobile mais avec une durée de vie économique plus courte, ce qui
donne encore plus de poids au phénomène du renouvellement.
L’étude de l’industrie automobile
illustre le fait que le marché des biens durables est un amplificateur de la conjoncture
générale. En effet, lorsque la
conjoncture est défavorable le remplacement d'une automobile peut être reporté
à des jours meilleurs. En revanche lorsqu'elle est favorable les
agents se précipitent pour acheter. Ce sont des comportements statistiques
que l’on peut représenter par une probabilité de remplacement du véhicule
croissant d’autant plus vite avec son âge que la conjoncture est
meilleure. Le renouvellement est alors une fonction de la pyramide des âges qui
dépend de la conjoncture ; par ailleurs, il modifie la pyramide des âges.
Cette dynamique comporte une rétroaction qui amplifie les fluctuations : celles de la demande d’automobiles sont
alors beaucoup plus fortes que celles
de la conjoncture.
On peut en tirer une leçon :
dès que la part du renouvellement dans le marché des NTIC sera importante, la
conjoncture du marché des composants et des équipements deviendra un amplificateur de la conjoncture
générale.
Cela posera aux entreprises des NTIC un défi auquel rien ne les a encore préparées.
Phases du marché des NTIC
On peut dès lors découper
l’évolution du marché des NTIC en trois phases :
Phase 1 : croissance exponentielle
Pendant cette première phase,
le marché est dans une logique de pénétration et de premier équipement,
soutenue par la baisse tendancielle du prix ; la croissance semble
exponentielle. Les entreprises, conquérantes et optimistes, investissent
massivement pour tirer parti de l’élargissement tendanciel du marché.
Les investisseurs extrapolent la croissance et attribuent une forte valeur
aux entreprises.
Phase 2 : ralentissement
La pénétration s’infléchit
pour suivre le parcours d’une logistique ; le parc existant demande à
être renouvelé. Deux logiques se superposent : la pénétration ralentit et le marché de renouvellement, qui représente une part croissante du
débouché, est soumis à de fortes fluctuations
conjoncturelles. Les entreprises, surprises par le ralentissement, doivent réviser
leur stratégie de croissance et certaines se trouvent suréquipées.
Les fluctuations les surprennent aussi. Les investisseurs
ajustent leurs perspectives à la baisse et sont déconcertés par la violence
des fluctuations des chiffres d’affaires : le cours des actions chute,
des faillites se produisent (Worldcom), les fournisseurs de composants et
d'équipements s'inquiètent et s'activent pour trouver de nouveaux débouchés (Intel,
Alcatel, Ericsson etc.).
C’est la situation actuelle.
Phase 3 : maturité
Nous allons vers la situation
suivante : la pénétration a atteint son
niveau asymptotique, la croissance suit celle de l'économie, le marché est
principalement un marché de renouvellement.
Les fournisseurs de composants et d'équipements sont soumis aux mêmes aléas conjoncturels que ceux que
connaît aujourd’hui l’industrie automobile. Ils doivent doser leurs
investissements, la gestion de leurs stocks et le lancement des nouveaux
modèles en fonction de la conjoncture. Le
cours des actions se compose, selon la proportion des spéculateurs
parmi les investisseurs, de l’addition d’une part liée aux fondamentaux et d’une part liée à la
conjoncture. La physionomie du secteur a profondément changé.
Simulation
Pour illustrer scénario ci-dessus, nous allons construire
un
petit modèle de simulation. Nous
négligerons l’effet de la baisse tendancielle du prix des NTIC :
elle fait monter l’asymptote de la pénétration, mais cette
hausse devient de plus en plus faible lorsque la baisse du prix
se poursuit (voir « modèle marketing des services
documentaires »).
Supposons que la croissance
tendancielle du PIB soit de 3 % par an et qu’il subisse des oscillations
conjoncturelles d’une périodicité de cinq ans ; le PIB de l’année t
est donné par l'expression :
(2) PIBt = PIB0[1
+ asin(ωt)] ert,
avec r = 0,03, a = 0,02 et ω
= 2π/5 (le graphique
ci-dessous couvre 30 ans) :
Supposons que la pénétration
suive la loi de Gompertz évoquée ci-dessus et que le niveau asymptotique de
cette loi évolue comme le PIB ; le parc installé lors de l'année t est
alors obtenu en combinant les relations (1) et (2) :
(3) Parct = yt
. PIBt
L’évolution du parc installé
est la suivante :
On remarque que l’influence des oscillations
conjoncturelles sur le niveau du parc est peu sensible dans la phase de pénétration
initiale (qui ressemble à une exponentielle). Elle devient de plus en plus
sensible par la suite.
Supposons que le renouvellement
du parc se fasse de façon différente selon que l’économie se trouve en
haut ou en bas du cycle conjoncturel. Nous supposerons que les probabilités de
renouvellement du matériel en fonction de l’âge sont les suivantes dans ces
deux cas :
Age |
0 |
1 |
2 |
3 |
4 |
5 |
6 |
7 |
Haut de cycle |
0 |
0,2 |
0,4 |
0,7 |
0,9 |
1 |
1 |
1 |
Bas de cycle |
0 |
0,1 |
0,2 |
0,35 |
0,45 |
0,5 |
0,6 |
0,7 |
Conséquences
Les entreprises du secteur des
NTIC sont en train de subir un ralentissement qui révèle le surdimensionnement
du secteur (celui-ci s’étant préparé à la poursuite indéfinie d’une
croissance exponentielle). Il s’ensuit une dévalorisation des actifs
physiques (et pas seulement des actifs boursiers), une forte baisse des
commandes passées aux fournisseurs et équipementiers (ce qui suscite chez eux
une crise encore plus grave), bref un « coup de frein » dont les
conséquences s’amplifient chez les fournisseurs de la même façon
qu’un ralentissement sur une autoroute se traduit en amont par un bouchon où
les véhicules sont bloqués.
La dévalorisation des actifs
va se traduire par des disparitions d’entreprises jusqu’à ce que le niveau
des actifs redevienne compatible avec les perspectives de croissance révisées.
Après ce choc qui résulte de
la révision des anticipations et de la prise de conscience que la pénétration
est non pas exponentielle mais logistique, se profile pour les fournisseurs de
composants et d'équipements un second choc plus violent
encore : l’adaptation à un marché de renouvellement.
Les entreprises
des NTIC, conquérantes et orgueilleuses (d’autant plus que leurs dirigeants,
ayant été les premiers à se placer sur un marché à fort potentiel, ont
bénéficié d’une réputation de « génie » ), vont devoir devenir
modestes, adopter les stratégies prudentes de l’industrie automobile, pratiquer un
marketing attentif à des fluctuations de la demande qu'il leur faudra savoir
anticiper. Cette adaptation sera
culturellement difficile pour les managers du secteur des NTIC. Elle risque de
susciter une nouvelle vague de faillites qui serait due cette fois non à une dévalorisation des
actifs, mais à une dévalorisation des stratégies.