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Où va l'économie des nouvelles technologies ?
(Contribution à la table ronde du colloque sur La connaissance dans les sociétés techniciennes, Université de Paris I Panthéon Sorbonne)
19 novembre 2004

Liens utiles

- e-conomie
- Conjoncture des NTIC
- Approche du SI par les processus
- Marketing et connaissance du client

Pour savoir où l’on va il est utile de regarder d’où l’on vient. En 1990, les postes de travail informatisés étaient équipés de terminaux, ou de PC, dont l’interface consistait en caractères verts sur un fond noir. Seuls les MacIntosh possédaient déjà l’ergonomie à fenêtres et menus déroulants. Rares étaient les entreprises équipées de réseaux locaux, plus rares encore celles qui utilisaient la messagerie. La documentation électronique était inexistante (le Web sera inventé en 1991). A chacune des grandes tâches de l’entreprise correspondait une « application » : paie, gestion des stocks, prise de commandes, comptabilité, plan de charge etc. ; chacune avait son ergonomie propre (rôle des touches de fonction, menus) qui supposait un apprentissage. Les ressaisies étaient souvent nécessaires, au risque d’introduire des erreurs dans les données.

On ne peut pas dire que tout soit rose aujourd’hui : il existe des entreprises où l’on ne sait pas encore maîtriser la messagerie ! Mais la conception de l’informatique s’est modifiée. Au lieu de se concentrer sur les grandes applications, elle ambitionne d’assister les processus de production en fournissant à chacune de leurs étapes formulaires et tables d’adressage : il s’agit de présenter à tout moment à chaque personne, sur l’écran, les données et textes dont elle a besoin, les espaces où elle peut saisir les données à entrer dans le système, ainsi que les boutons permettant de lancer les traitements. Même si cet idéal de pertinence et de disponibilité est hors de portée dans l’absolu – que l’on pense au tri qu’il implique dans la documentation ! – c’est lui qui oriente les travaux.  

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Le secteur tertiaire occupe 75 % de la population active. Chaque salarié dispose d’un ordinateur qui le relie au système d’information : c’est ce système, auquel le réseau confère l’ubiquité géographique, qui définit désormais l’espace de travail.

Il en résulte un changement de la fonction de production : le capital est devenu le seul facteur de production, en entendant par « capital » non le capital financier, mais le travail stocké, accumulé. Le travail productif est consacré à l’accumulation d’un stock et non plus au flux qui accompagne la fabrication.

Les usines sont des automates, la seule tâche que l’on ne sache pas encore automatiser étant l’emballage. Le travail réside dans la conception et l’installation de l’automate, dans l’ingénierie, l’intégration, la définition de procédés qui se concrétisent en plans et logiciels. La part principale de la fonction de coût correspond aux travaux de conception. La reproduction du produit en un nombre quelconque d’exemplaires demande un travail pratiquement négligeable.

C’est évident en ce qui concerne les circuits intégrés et les logiciels, ces deux composantes nobles des TIC. C’est vrai aussi pour les ordinateurs et les commutateurs, qui ne sont qu’un montage peu coûteux autour de ces composantes nobles.  C’est vrai également pour les avions et les automobiles dont le coût marginal est faible en regard du coût de la conception et de l’installation des usines.

On dit que notre économie est immatérielle, que c’est une économie de l’information ; c’est plutôt une économie de la conception, l’essentiel du travail étant fourni dans la phase antérieure à la fabrication quantitative et répétitive.

C’est l’économie la plus efficace dont l’humanité ait jamais disposé. Mais c’est aussi l’économie du risque maximum : l’entreprise doit dépenser tout le coût de production avant d’avoir vendu une unité du produit, avant d’avoir pu percevoir la première réponse du marché à son offre. La tentation est alors forte, et elle sera parfois irrésistible, de se protéger du risque, de la concurrence par des procédés illégaux : instauration de monopoles de fait, corruption des acheteurs, caisses noires et blanchiment.

Le pacte implicite qui dans l’économie fordiste de naguère assurait l’équilibre du marché de l’emploi est rompu. La fabrication nécessitait alors de nombreux emplois, et le revenu ainsi distribué confortait la demande. L’emploi, dans l’économie automatisée, se concentre sur les fonctions de conception : il n’existe plus de proportion entre l’emploi et le volume produit.  

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De cette évolution résulte un bouleversement des valeurs et, comme toujours dans ces cas là, une montée de la prédation. Les normes juridiques, l’appareil judiciaire sont dépassés par l’inventivité de prédateurs attentifs à tirer profit des opportunités. Les économistes, dont le raisonnement exclut a priori la prédation – puisqu’ils ne considèrent par hypothèse que l’échange équilibré – sont eux aussi déconcertés.

Le déséquilibre entre le fait et le droit, l’éclosion de la violence, ne sont pas propres à notre époque. Lorsque l’économie s’est industrialisée un bouleversement analogue s’est produit dans une société jusqu’alors principalement agricole et artisanale. Confrontée à des problèmes qui la dépassaient, la société s’est servi de la mécanique et de la chimie pour faire la guerre : peu s’en fallut qu’elle ne réussît sa tentative de suicide. On peut interpréter la situation actuelle à la lumière de cette expérience (à laquelle on peut ajouter celle des guerres de religion qui suivirent la Renaissance).

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S’il s’agit d’une crise de transition, sur quels éléments l’économie de la conception peut-elle s’appuyer pour atteindre l’équilibre ; quelle est la forme – nécessairement nouvelle – que cet équilibre peut prendre ?

Dans une économie où le coût marginal est pratiquement nul, tout produit indifférencié est l’objet d’un monopole naturel puisque le coût moyen de production est décroissant. Dès lors la plupart des entreprises doivent, pour survivre, diversifier leurs produits. Ainsi s’instaure un équilibre de concurrence monopoliste ; on ne doit plus mesurer la valeur de la production selon son volume (ce qui rend inopérants les indicateurs macroéconomiques usuels comme le PIB), mais selon la diversité des produits et selon leur adéquation qualitative aux divers segments de consommateurs.

Mais si la production se diversifie à l’extrême, le consommateur a besoin de services pour trouver, puis utiliser, la solution qui lui convient le mieux. Ainsi la production automatisée a besoin d’emplois non plus dans la fabrication, mais dans les services. Celui qui achète un billet d’avion, une automobile, des médicaments, a besoin d’être conseillé lors de son choix et assisté lors de la consommation. La vente, l’avant-vente et l’après-vente sont des activités de haut niveau car elles supposent un dialogue intelligent avec le consommateur.

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Mais nous sommes loin de cet équilibre. Nos grandes entreprises sont, par tradition, des exploitants de plates-formes techniques qui offrent, en grande quantité, un produit standard. Elles répugnent à la diversification ainsi d’ailleurs qu’à l’observation attentive du client qui est la meilleure composante du marketing. Que l’on prenne les banques, les opérateurs télécoms, les transporteurs aériens ou ferroviaires, toutes sont confrontées à la même difficulté : orientées vers l’exploitation d’une plate-forme complexe, elles tournent le dos à la diversification des services. La preuve, s’il en fallait une, c’est qu’elles se refusent à identifier leurs clients alors que ce serait la première étape pour observer leurs comportements et connaître leurs besoins : les télécoms identifient le numéro de la ligne ; les banques, le numéro du compte ; les transporteurs, le billet d’avion ou de train etc.

Il est vrai que la diversification est, pour ces grandes entreprises, un défi des plus pénibles. Prenons un exemple : alors que les services concernant la santé, l’enseignement, l’emploi sont les principales préoccupations de la population, les opérateurs télécoms ont refusé d’en assurer une part parce que, pour chacun d’entre eux, l’investissement est faible ainsi que le trafic induit sur le réseau, ce qui classe les projets de télé-enseignement, télé-médecine etc. parmi les « petits projets », au dernier rang de leur échelle des valeurs.

En outre, la diversification suppose un partenariat avec des entreprises possédant des compétences que l’on n'a pas, donc une relation d’égal à égal que la tradition impériale de ces grandes entreprises ignore.

Pour parvenir à l’équilibre il faudra que nos entreprises accomplissent sur elles-mêmes un effort pénible, qu’elles révisent leurs priorités et leurs valeurs. Certaines n’y parviendront pas. D’autres y seront aidées par la relève des générations.