Pour savoir où l’on va il est utile de
regarder d’où l’on vient. En 1990, les postes de travail informatisés étaient
équipés de terminaux, ou de PC, dont l’interface consistait en caractères verts
sur un fond noir. Seuls les MacIntosh possédaient déjà l’ergonomie à fenêtres et
menus déroulants. Rares étaient les entreprises équipées de réseaux locaux, plus
rares encore celles qui utilisaient la messagerie. La documentation électronique
était inexistante (le Web sera inventé en 1991). A chacune des grandes tâches de
l’entreprise correspondait une « application » : paie, gestion des stocks, prise
de commandes, comptabilité, plan de charge etc. ; chacune avait son ergonomie
propre (rôle des touches de fonction, menus) qui supposait un apprentissage. Les
ressaisies étaient souvent nécessaires, au risque d’introduire des erreurs dans
les données.
On ne peut pas dire que tout soit rose
aujourd’hui : il existe des entreprises où l’on ne sait pas encore maîtriser la
messagerie ! Mais la conception de l’informatique s’est modifiée. Au lieu de se
concentrer sur les grandes applications, elle ambitionne d’assister les
processus de production en fournissant à
chacune de leurs étapes formulaires et tables d’adressage : il s’agit de
présenter à tout moment à chaque personne, sur l’écran, les données et
textes dont elle a besoin, les espaces où elle peut saisir les données à entrer
dans le système, ainsi que les boutons permettant de lancer les traitements.
Même si cet idéal de pertinence et de disponibilité est hors de portée dans
l’absolu – que l’on pense au tri qu’il implique dans la documentation ! – c’est
lui qui oriente les travaux.
*
*
Le secteur tertiaire occupe 75 % de la
population active. Chaque salarié dispose d’un ordinateur qui le relie au
système d’information : c’est ce système, auquel le réseau confère l’ubiquité
géographique, qui définit désormais l’espace de travail.
Il en résulte un changement de la fonction
de production : le capital est devenu le seul facteur de production, en
entendant par « capital » non le capital financier, mais le travail stocké,
accumulé. Le travail productif est consacré à l’accumulation d’un stock et non
plus au flux qui accompagne la fabrication.
Les usines sont des automates, la seule
tâche que l’on ne sache pas encore automatiser étant l’emballage. Le travail
réside dans la conception et l’installation de l’automate, dans l’ingénierie,
l’intégration, la définition de procédés qui se concrétisent en plans et
logiciels. La part principale de la fonction de coût correspond aux travaux de
conception. La reproduction du produit en un nombre quelconque
d’exemplaires demande un travail pratiquement négligeable.
C’est évident en ce qui concerne les
circuits intégrés et les logiciels, ces deux composantes nobles des TIC. C’est
vrai aussi pour les ordinateurs et les commutateurs, qui ne sont qu’un montage
peu coûteux autour de ces composantes nobles. C’est vrai également pour les
avions et les automobiles dont le coût marginal est faible en regard du coût de
la conception et de l’installation des usines.
On dit que notre économie est immatérielle,
que c’est une économie de l’information ; c’est plutôt une économie de la
conception, l’essentiel du travail étant fourni dans la phase antérieure à
la fabrication quantitative et répétitive.
C’est l’économie la plus efficace dont
l’humanité ait jamais disposé. Mais c’est aussi l’économie du risque maximum :
l’entreprise doit dépenser tout le coût de production avant d’avoir vendu une
unité du produit, avant d’avoir pu percevoir la première réponse du marché à son
offre. La tentation est alors forte, et elle sera parfois irrésistible, de se
protéger du risque, de la concurrence par des procédés illégaux : instauration
de monopoles de fait, corruption des acheteurs, caisses noires et blanchiment.
Le pacte implicite qui dans l’économie
fordiste de naguère assurait l’équilibre du marché de l’emploi est rompu. La
fabrication nécessitait alors de nombreux emplois, et le revenu ainsi distribué
confortait la demande. L’emploi, dans l’économie automatisée, se concentre sur
les fonctions de conception : il n’existe plus de proportion entre l’emploi et
le volume produit.
*
*
De cette évolution résulte un bouleversement
des valeurs et, comme toujours dans ces cas là, une montée de la prédation. Les
normes juridiques, l’appareil judiciaire sont dépassés par l’inventivité de
prédateurs attentifs à tirer profit des opportunités. Les économistes, dont le
raisonnement exclut a priori la prédation – puisqu’ils ne considèrent par
hypothèse que l’échange équilibré – sont eux aussi déconcertés.
Le déséquilibre entre le fait et le droit,
l’éclosion de la violence, ne sont pas propres à notre époque. Lorsque
l’économie s’est industrialisée un bouleversement analogue s’est produit dans
une société jusqu’alors principalement agricole et artisanale. Confrontée à des
problèmes qui la dépassaient, la société s’est servi de la mécanique et de la
chimie pour faire la guerre : peu s’en fallut qu’elle ne réussît sa tentative de
suicide. On peut interpréter la situation actuelle à la lumière de cette
expérience (à laquelle on peut ajouter celle des guerres de religion qui
suivirent la Renaissance).
*
*
S’il s’agit d’une crise de transition, sur
quels éléments l’économie de la conception peut-elle s’appuyer pour atteindre
l’équilibre ; quelle est la forme – nécessairement nouvelle – que cet équilibre
peut prendre ?
Dans une économie où le coût marginal est
pratiquement nul, tout produit indifférencié est l’objet d’un monopole naturel
puisque le coût moyen de production est décroissant. Dès lors la plupart des
entreprises doivent, pour survivre, diversifier leurs produits. Ainsi s’instaure
un équilibre de concurrence monopoliste ; on ne doit plus mesurer la
valeur de la production selon son volume (ce qui rend inopérants les indicateurs
macroéconomiques usuels comme le PIB), mais selon la diversité des produits et
selon leur adéquation qualitative aux divers segments de consommateurs.
Mais si la production se diversifie à
l’extrême, le consommateur a besoin de services pour trouver, puis
utiliser, la solution qui lui convient le mieux. Ainsi la production automatisée
a besoin d’emplois non plus dans la fabrication, mais dans les services.
Celui qui achète un billet d’avion, une automobile, des médicaments, a besoin
d’être conseillé lors de son choix et assisté lors de la consommation. La vente,
l’avant-vente et l’après-vente sont des activités de haut niveau car elles
supposent un dialogue intelligent avec le consommateur.
*
*
Mais nous sommes loin de cet équilibre. Nos
grandes entreprises sont, par tradition, des exploitants de plates-formes
techniques qui offrent, en grande quantité, un produit standard. Elles répugnent
à la diversification ainsi d’ailleurs qu’à l’observation attentive du client qui
est la meilleure composante du marketing.
Que l’on prenne les banques, les opérateurs télécoms, les transporteurs aériens
ou ferroviaires, toutes sont confrontées à la même difficulté : orientées vers
l’exploitation d’une plate-forme complexe, elles tournent le dos à la
diversification des services. La preuve, s’il en fallait une, c’est qu’elles se
refusent à identifier leurs clients alors que ce serait la première étape pour
observer leurs comportements et connaître leurs besoins : les télécoms
identifient le numéro de la ligne ; les banques, le numéro du compte ; les
transporteurs, le billet d’avion ou de train etc.
Il est vrai que la diversification est, pour
ces grandes entreprises, un défi des plus pénibles. Prenons un exemple : alors
que les services concernant la santé, l’enseignement, l’emploi sont les
principales préoccupations de la population, les opérateurs télécoms ont refusé
d’en assurer une part parce que, pour chacun d’entre eux, l’investissement est
faible ainsi que le trafic induit sur le réseau, ce qui classe les projets de
télé-enseignement, télé-médecine etc. parmi les « petits projets », au dernier
rang de leur échelle des valeurs.
En outre, la diversification suppose un
partenariat avec des entreprises possédant des compétences que l’on n'a pas,
donc une relation d’égal à égal que la tradition impériale de ces grandes
entreprises ignore.
Pour parvenir à l’équilibre il faudra que
nos entreprises accomplissent sur elles-mêmes un effort pénible, qu’elles
révisent leurs priorités et leurs valeurs. Certaines n’y parviendront pas.
D’autres y seront aidées par la relève des générations. |