Que les politiques s'intéressent
sérieusement à l'écologie, voilà une excellente chose ; mais il faut aussi
s’intéresser à l'écologie de l'esprit, laquelle s'incarne (a) quand nous sommes
en formation, dans le système éducatif ; (b) au travail, dans le système
d’information de notre entreprise ; (c) lors des loisirs, dans les médias.
Considérons l’entreprise où nous vivons et
travaillons huit heures par jour ouvré, et qui nous préoccupe encore en dehors
du temps de travail. Notre environnement y est défini par le système
d’information qui structure le langage professionnel, scelle l’organisation et
balise les processus de production.
Or dans beaucoup d’entreprises le SI
contraint les salariés à respirer une atmosphère qui n’est pas bonne pour la
santé (mentale). Allons nous continuer à laisser polluer nos cervelles par des
référentiels mal conçus, des architectures
semblables à des bidonvilles de luxe, des processus mal construits, des
interfaces opaques ?
* *
Avez-vous le sentiment de gaspiller une part
significative de votre temps de travail, en raison des défauts de l’organisation
et du système d’information, de l’absurdité des procédures etc. ? Si c’est le
cas, vous partagez le sort de 80 % de la population active car, d’après ce que
j’ai vu dans les entreprises que j’ai fréquentées, seuls 20 % peuvent dire « la
boîte est bien organisée », « on sait ce qu’on a à faire », « les dirigeants
nous donnent des indications claires », « le SI est bien fichu » etc.
Parmi les 80 % qui travaillent dans une
entreprise mal organisée, la plupart « se débrouillent » et certains y trouvent
même un certain plaisir, outre le plaisir de râler. La casse est donc limitée –
et c’est ainsi que notre pays fonctionne – mais la perte d’efficacité, le
gaspillage de temps et d’énergie, sont pourtant considérables.
* *
Dans nos entreprises, toute l’organisation,
toutes les procédures tournent désormais autour de l’alliage
entre l’être humain et l’automate ; tous les produits sont des
assemblages de biens et de services ; tous les processus sont liés à une
doublure informationnelle qui les balise, les outille et les contrôle.
C’est là un fait, mais en perçoit-on les implications ?
Souvent d’ailleurs l’articulation entre
l’être humain et l’automate n’est pas saine : on automatise parfois trop,
parfois trop peu, souvent mal. Dans la plupart des entreprises les processeurs
doivent pédaler pour compenser le couple infernal que forment, en se confortant
mutuellement, l’incohérence des référentiels et l’illogisme de l’organisation.
Or les solutions d’architecture, fussent-elles ingénieuses et coûteuses, ne
peuvent pas compenser de tels défauts : la règle « garbage in, garbage out »
est implacable.
Cette situation s’explique en partie par la
rapidité et la profondeur d’une évolution qui depuis les années 1960 a
transformé les entreprises, leur organisation et leurs méthodes : il faut du
temps pour s’adapter. Mais d’autres pays (notamment en Asie) ne manifestent pas
la même inertie que le nôtre.
* *
J’espère que les politiques ne cherchent pas
seulement à se concilier une opinion devenue enfin sensible à l’environnement,
qu’ils sont sérieux et sincères quand ils disent vouloir s’attaquer aux
problèmes que rencontre l’écologie de la nature.
Il faudrait qu’ils fussent tout aussi
attentifs à l’écologie de l’esprit, à l’atmosphère mentale que nous
respirons. La qualité des SI est, j'ose le dire, un enjeu aussi important que
l’emploi sinon plus : car s’il faut que chacun ait un emploi, encore faut-il que
cet emploi ne soit pas absurde, que le soin apporté à l’organisation du travail
manifeste le respect envers la dignité du travailleur.
Dans notre système technique automatisé,
l'automate soulage l'effort mental de l'être humain. Mais tout comme la machine,
qui soulageait l'effort physique, pouvait meurtrir et déformer les corps, le
système d'information peut meurtrir et déformer les cervelles. On rencontre dans
les entreprises nombre de personnes intelligentes, mais que leur travail abrutit
; parmi les ingénieurs, la proportion de ceux qui sont déprimés et désespérés
impressionne.
Les blocages sont dans les têtes et surtout
dans les têtes des dirigeants que le système éducatif a formées et
sélectionnées. L’écologie de l’esprit doit donc aussi s’intéresser aussi au système
éducatif. Dispense-t-il une formation scientifique authentique ? Enseigne-t-il
de bonnes méthodes de travail ? Forme-t-il à se poser les questions
judicieuses ? N'est-il pas plutôt, comme le disait Pierre-Gilles de Gennes,
« dogmatique et dominé par la théorie »,
ne tourne-t-il pas le dos à la réflexion et à la création ?
Les médias, enfin, et notamment cette
télévision que les Français regardent trois heures et demie par jour en moyenne,
cherchent-ils à nous divertir pour vendre aux annonceurs du « temps de cerveau
humain disponible », comme l’a dit Patrick Le Lay, PDG de TF1
,
ou se soucient-ils de procurer à nos cerveaux une nourriture saine et de bon
aloi ?
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