Certains espions sont très malins, d'autres
sont des benêts. Les premiers utilisent l'informatique en virtuoses, les
seconds se font prendre à cause de l'informatique. Dans tous les cas, les
activités de renseignement pivotent aujourd'hui autour de l'informatique.
Le Watergreece
De juin 2004 à mars
2005 les conversations sur téléphone mobile des dirigeants politiques grecs
(premier ministre et ministres, maire d’Athènes, responsables du ministère de la
Défense etc.) ont été écoutées et vraisemblablement enregistrées. Les espions n’ont pas
été identifiés mais la NSA (National Security Agency) américaine est le
suspect le plus vraisemblable.
Les particularités du logiciel des
commutateurs AXE d’Ericsson qu'utilise Vodafone Grèce ont été exploitées par ces
espions qui ont su utiliser le langage de programmation d’Ericsson. Leur astuce a
été de détourner le système qui permet les écoutes légales.
Ce système comporte
deux programmes : l’un gère la liste des lignes à écouter, l’autre
duplique vers le centre d’écoute le flux de données passant par ces lignes. Vodafone Grèce n’avait pas mis en place le
programme de gestion : pour programmer une écoute, il fallait écrire directement
dans l’autre programme.
Cela a permis aux espions de
se faufiler sans passer par le programme de gestion, plus facile à contrôler.
Ils ont introduit dans certains des 1670 modules que comporte
le logiciel des commutateurs une instruction du type « if...
then... », « si le numéro de l’appelant ou de l’appelé est xxx,
alors dupliquer la communication vers le numéro yyy ».
Le flux était routé vers des téléphones mobiles prépayés (donc anonymes).
Les espions ont également utilisé un
rootkit
pour échapper à la vigilance des auditeurs et contrôleurs qui lisent
périodiquement les logs (liste des opérations réalisées par les commutateurs) et
vérifient les programmes en exploitation.
* *
Cela aurait pu durer longtemps. Mais une
mise à jour de la liste des lignes est par accident entrée en conflit avec un
transfert de messages, et des messages ont été perdus. Vodafone a alors demandé à
Ericsson de voir ce qui s’était passé. Les techniciens d’Ericsson ont trouvé du
code qui n’aurait pas dû être là. Ils ont reconstitué le code source, ce qui
leur a permis de connaître la liste des lignes espionnées ainsi que la
destination, la date et l’heure des appels.
Ericsson a prévenu Vodafone qui a
immédiatement (le 8 mars 2005) supprimé le code pirate. Cette mesure a alerté
les espions qui ont débranché leurs téléphones mobiles. Autre mesure
malencontreuse : pour économiser de l’espace mémoire les logs qu’il
aurait été utile d’examiner ont été détruits.
Le 9 mars, le responsable de l’architecture
des réseaux de Vodafone Grèce a été retrouvé pendu. Suicide ou meurtre ? La
coïncidence des dates est troublante, et on a fait le rapprochement avec le meurtre
d’un autre salarié de l’entreprise survenu en 2003.
* *
C’est l’une des tentatives réussies les plus
audacieuses pour espionner les dirigeants d’un pays. Si elle n’avait pas été
découverte par hasard, les dirigeants grecs seraient sans doute encore écoutés.
Pour monter ce hack, il fallait un informaticien
très compétent et au courant des particularités des commutateurs de
Vodafone. Les soupçons se sont donc orientés vers des salariés de Vodafone et vers
l'entreprise grecque qui avait écrit des programmes pour Ericsson.
Je parlais un jour avec un amiral expert en
renseignement. « Les dirigeants français, m’a-t-il dit, s'expriment sans
retenue sur leur téléphone mobile. Une des raisons de l’hostilité de Bush
envers Chirac est que Bush a lu des rapports d’écoute dans lesquels Chirac
parlait de lui en utilisant des termes plutôt crus ». Ainsi les Grecs ne sont pas les
seuls qui aient été écoutés !
Mais quel est donc le procédé que la NSA
a utilisé pour écouter le président de la république française ?
Maladresses de la CIA
Si vous êtes un agent secret en mission, ôtez la
pile de votre téléphone mobile : sinon vous laisserez des traces que
l’informatique retrouvera et vous vous ferez pincer.
19 agents de la CIA ont le 17 février 2003
participé à une opération illégale en Italie : l’enlèvement d'Abou Omar à Milan. Il a été
conduit à la base aérienne
américaine d’Aviano (toujours en Italie) d’où un avion l’a transporté en Égypte
où il a été emprisonné et torturé épisodiquement (alternances de chaleur et de
froid extrêmes, exposition à des bruits intenses, chocs électriques etc.)
jusqu’à sa libération en avril 2004.
Abou Omar bénéficiait de l’asile politique en
Italie. Il a été l’une des victimes du programme d’extraordinary
rendition qui permet à la CIA de transférer des prisonniers vers des pays où
la torture est habituelle et routinière. Du point de vue moral, comme du point
de vue de l'efficacité, ce programme est condamnable (voir
Torture et liberté). Mais ce qui nous
intéresse ici est l'habileté des agents de la CIA ou plutôt leur manque d'habileté.
* *
La police italienne a été alertée
par un témoin de l’enlèvement, puis par la femme d’Abou Omar. Elle a mis
celle-ci sur écoute et intercepté un appel d'Abou Omar après la libération de
celui-ci. Les indications qu'il a donné ont permis d'identifier l'aérodrome
dont était parti l'avion
L'informatique a alors permis de repérer les
téléphones mobiles actifs le 17 février 2003 sur les lieux du rapt et autour de la
base d'Aviano, ainsi que les numéros qu'ils avaient appelés. 62
appels ont été ainsi identifiés. Toutes les cartes SIM avaient été achetées sous de
faux noms (sauf une, car un des agents a utilisé son téléphone habituel) et
elles n'ont plus été utilisées après l'enlèvement.
Les enquêteurs délimitent ainsi deux sous-groupes :
ceux présents sur les lieux au moment du rapt et d'autres qui se trouvent à Cormano,
entre Milan et Aviano. Après le rapt le premier groupe rejoint le second à
Cormano et neuf cartes SIM sont « accrochées » par les bornes GSM
entre Cormano et Aviano. Durant le trajet, certaines appellent les
numéros d’officiers américains d'Aviano notamment celui du colonel Romano, chef de la sécurité de la base. Cinq heures après le rapt, toutes les
cartes SIM du groupe de Milan sont « accrochées » par les bornes qui entourent
la base d’Aviano.
Les agents de la CIA ont commis une série de
maladresses qui a permis à la police italienne de les identifier : certains
ont utilisé leur téléphone mobile pour appeler leurs hôtels et il a
été facile de constater que dans ces hôtels étaient descendus des Américains
dont quelques-uns avaient indiqué la même adresse pour leur domicile, avaient
des cartes bancaires dont les numéros se suivaient, étaient partis immédiatement
après le rapt...
Si les agents de la CIA n'ont pris aucune
précaution c'est qu'ils se sentaient en terrain conquis
en Italie (et en Europe aussi sans doute). Ils n'avaient pas entièrement tort : le gouvernement italien (celui de Prodi
comme celui de Berlusconi) a ajourné le procès pour ne pas contrarier les Etats-Unis
et ceux-ci sont bien décidés à ne pas extrader leurs agents si un jour le procès
a lieu.
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