Commentaire sur :
Jean-François Billeter, Contre François Jullien, Allia 2006
5 novembre 2006
J'ignore comment François Jullien a reçu le livre de Jean-François Billeter, mais l’attaque frontale est le plus grand des compliments qu’un philosophe puisse recevoir d’un autre philosophe : personne n’attaque ce qui est insignifiant.
Étant un simple lecteur, les compliments et invectives qu’échangent des auteurs ne m’intéressent que s’ils m’éclairent. Souvent la polémique est plus vivante, plus instructive que l’exposé serein d’une doctrine.
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En lisant Billeter, j’ai ainsi compris que personne, parmi ceux qui parlent de la Chine, ne pouvait en rendre un compte exact – qu’il s’agisse de Needham, de Granet, de Jullien, de Billeter et même des Chinois. Chacun parle en effet à partir d’un point de vue qui lui est propre. Il ne peut pas en être autrement et le lecteur doit garder assez de distance avec le texte, quel qu’il soit, pour savoir que celui-ci est inévitablement incomplet.
On ne doit donc pas reprocher à un auteur les lacunes qui résultent de son point de vue : une loi de la nature, aussi réjouissante qu’implacable, veut d’ailleurs que celui qui formule ce reproche manifeste, lorsqu’il s’explique, une compréhension plus étroite que celle qu’il critique.
Que toute description soit limitée, cela ne s’applique d’ailleurs pas seulement à la Chine : lorsque j’ai tenté de décrire le cœur secret de la France, j’étais bien conscient des limites de ce texte.
Si la parole ne peut pas formuler entièrement l’être que l’on décrit, doit-on se taire ? Non, car si ce que l’on dit est toujours incomplet ce n’est pas nécessairement faux. Une caricature, par exemple, ne sera jamais exacte ni complète ; elle pourra cependant souligner des traits qu’il est utile de faire ressortir.
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Quel est donc le point de vue de Billeter ? Je vais tenter de le résumer :
Ce que l’on appelle « civilisation chinoise », dit-il, est un dispositif que le pouvoir impérial a secrété afin d’occulter sa nature despotique. L’empire a ainsi été présenté comme conforme aux lois de l’univers, devant lesquelles chacun doit s’incliner[1]. Pour que l’exemption de toute loi morale dont jouissait le souverain n’apparût pas, il fut déclaré « Fils du Ciel » et ses conseillers ont élaboré un culte de l’Un, censé régir toute chose. Les Jésuites, qui n’ont connu que les classes dirigeantes, ont été dupes de ce dispositif qui fonctionne encore en Chine et contre lequel luttent quelques personnes courageuses.
Les différences que l’on perçoit entre la Chine et l’Occident, étant des conséquences de ce dispositif de domination, sont dénuées de profondeur et l’altérité de la Chine est un mythe. Ainsi, quand Jullien accorde un rôle central à une « pensée de l’immanence » soucieuse avant tout d’efficacité dans un monde qu’elle accepte, il ne perçoit pas que cette pensée est congénitalement liée à l’ordre impérial.
Plutôt que de cultiver une altérité mythique il faut rechercher entre la Chine et l’Occident l’unité de l’expérience humaine. « Pour moi, dit Billeter, il n’y a rien au dessus de la personne et le progrès ne viendra que lorsque nous donnerons la primauté à l’individu ».
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Ce point de vue est intéressant mais une foule d’objections se présente à l’esprit.
N’est-il pas contradictoire de dire d’abord que l’altérité de la Chine est un mythe, puis que sa civilisation a été modelée par le despotisme impérial – ce qui, lui étant spécifique par rapport à l’Occident, suffit à lui conférer l’altérité ?
Le rôle que Billeter assigne au pouvoir impérial n’est-il pas d’ailleurs excessif ? Confucius et Lao Zi –instrumentalisés peut-être, mais dont les Chinois ont lu et commenté les écrits – sont antérieurs à l’empire : celui-ci n’explique donc pas tout.
On peut même se demander si l’image d'une masse chinoise parfaitement soumise au pouvoir, que Billeter reprend à son compte, n’est pas un mythe occidental. Si le pouvoir impérial avait été aussi absolu qu’il ne le dit, il n’y aurait jamais eu de révolte ni de changement de dynastie, l’empereur n’aurait jamais perdu « le mandat du ciel ». Or les révoltes ont été fréquentes, plusieurs dynasties se sont succédées et des empereurs ont péri de mort violente.
Mes connaissances sont certes bornées, mais je n’ai jamais rencontré dans la pensée chinoise le culte de l’Un, présent par contre chez Plotin et dans notre propre culture. J’y ai trouvé au contraire la dualité avec le Yin et le Yang ainsi que dans la conception confucéenne de l'humanité (rén 仁), la combinatoire avec le Yi Jing, la sensibilité enfin à la succession des saisons ainsi qu'à la circularité du processus de production et reproduction.
« Le progrès ne pourra venir que de l’individu », dit Billeter. Cette phrase flatte si doucement chacun de nous que l’on hésite à la contredire, mais elle est très ambiguë. Quel est donc l'individu dont parle Billeter : l’être humain que chacun porte en soi, avec des potentialités dont son destin ne réalisera qu’une partie ? Ou bien l’individu quotidien, concret, donc limité, dont chacun de nous est un exemplaire particulier ? Est-ce encore cet individu concret tel qu’il est aujourd’hui, ou bien tel qu’il croit être, tel qu’il pourrait être, tel qu’il tend à être, tel qu’il veut être, tel qu’il voudrait être ?
Et quel sort fait Billeter aux choses qui, sans être individuelles, sont cependant humaines – comme par exemple le langage ? S’il ne va pas jusqu’à penser qu’il convienne de soumettre le langage aux caprices de l’individu concret, il devra admettre qu’il existe des êtres (culturels, institutionnels, historiques) qui ne se réduisent ni à l’individu concret ni même à l’être humain. Certaines personnes consacrent leur vie à les perfectionner et à les défendre, et ce ne sont pas pour autant des esclaves.
Sans doute Billeter entend-il affirmer, par delà des différences culturelles qu’il juge relativement secondaires, l’universalité de la nature humaine. On est cependant libre d’accorder plus d’importance qu’il ne le fait aux différences culturelles, et d'ailleurs il ne devrait pas réduire la nature humaine à l’individu.
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Revenons à Jullien. Billeter dit que la « pensée de l’immanence » est « congénitalement liée à l’ordre impérial » : cela suggère par symétrie qu’une « pensée de la transcendance » serait libératrice, ce que l’histoire de l’Occident ne semble pas confirmer. On pourrait soutenir au contraire que c’est l’immanence, qui invite l’être humain à s’appuyer sur la nature (y compris la nature humaine) plutôt que sur un idéal ou un être transcendant, qui est libératrice. Jullien a, d’une façon que je crois plus précise et plus profonde, illustré la réflexion sur l’immanence par le contraste entre l’héroïsme grec et la sagesse chinoise, tels qu’ils se manifestent par exemple dans la tactique du combat.
Billeter dit que Jullien ne s’intéresse pas assez à la Chine contemporaine : c’est vrai, car il ne lui a pas consacré d’écrit à l’exception d’un travail sur Lu Xun.
Le portrait de Wang Fuzhi[2] dans Procès et création était utile, dit Billeter, mais incomplet, et par la suite Jullien s’est égaré. Je ne suis pas sûr que Jullien se soit égaré, mais peut-être a-t-il trop écrit : qui se répète finit par radoter et le style de Jullien ne s’est pas amélioré avec les années.
Billeter invoque ici Ricœur qui demande, avec sa courtoisie coutumière, « comment on peut écrire en français des livres qui se réclament d’un regard du dehors ». Mais la question que pose Ricœur est inepte : il pourrait demander tout aussi bien « comment on peut écrire sur les couleurs avec des signes noirs sur du papier blanc ». On peut écrire en français beaucoup de textes qui se réclament d'un « dehors », par exemple du continent des mathématiques ou de celui des sciences de la nature, et avec ma courtoisie coutumière je m’interroge : pourquoi Billeter a-t-il pris l’auteur du Juste, dont le style est mille fois pire que celui de Jullien, comme juge des possibilités de l’écriture en français ?.
On ne peut pas en tout cas reprocher à Jullien d’avoir « présenté la Chine comme opposée à l’Occident », ni de « n’avoir pas révélé les analogies qui auraient ouvert des chemins à la compréhension », car c’est le contraire qui est vrai. Expliciter les différences ne fait que mieux ressortir les analogies et je serai toujours reconnaissant à Jullien de nous avoir fourni des repères dans un continent mental où nous avons beaucoup à apprendre.
[1] Cette thèse n’est pas spécifiquement chinoise : en Occident elle a été énoncée par Hobbes (1588-1679).
[2] Wang Fuzhi (1619-1692) est presque contemporain de Descartes (1596-1650) et si ces deux penseurs sont différents ils sont d’une envergure comparable.
Pour lire un peu plus :
-
Bibliographie de François Jullien
- Science and Civilisation in China
-
Le cœur secret de la France
-
La pratique de la Chine
www.volle.com/lectures/billeter.htm
©
Michel VOLLE, 2006
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