« Au sein de
cette anarchie universelle où il se sentait perdre pied, l’âme de son ami lui
était apparue comme "-l’Île de France", – l’île de raison et de sérénité, au
milieu de la mer. » Romain Rolland (1866-1944), Jean-Christophe (1912).
Souvent les étrangers qui
visitent la France s’étonnent : comment se fait-il, disent-ils naïvement, que
dans ce
pays « décadent » où les semaines de travail sont courtes alors que
les grèves, les vacances et les repas sont longs, dans ce pays où « rien ne
marche », finalement, tout marche ? Que ces Français si « peu
sérieux » soient, finalement, si efficaces ?
Il se peut que cette décadence
dont on parle tant, que ce fameux manque de sérieux, ne soient que des couches
superficielles qu'il faut décaper pour approcher la réalité. Mais c'est un
exercice délicat, car quand on parle de la France on navigue
entre deux écueils : celui des bons sentiments gnan-gnan, celui du prétendu
« réalisme », si répandu, qui voue une admiration servile aux « hommes de pouvoir » et
autres « tueurs ».
Mes clients cessent souvent
d'écouter lorsque je dis qu'il convient d'être attentif à la qualité des
rapports humains dans l'entreprise. Ils
croient que le secret du succès réside dans la qualité de
l'organisation ; elle y contribue bien sûr, mais la meilleure des
organisations n'aidera en rien si elle n'est pas animée par des personnes de
bonne volonté.
Lorsque les spécialités se
diversifient comme elles le font aujourd'hui, toujours tentées de se fermer
l'une à l'autre, restaurer la capacité d'écoute est une question
d'efficacité. Si au passage les rapports humains s'améliorent, tant mieux !
*
*
Mon admiration va donc à ces personnes fines et généreuses qui font marcher les choses sans faire de bruit
et que j'appelle les « animateurs » ou encore les « vertébrés » : elles
apportent à l'entreprise son style, sa personnalité, son âme enfin. Je crois que c'est grâce à
elles que notre
pays fonctionne ; on les connaît mal parce qu'elles sont discrètes et que
leur mode d'action est subtil.
J'en ai rencontré à tous les
niveaux de la hiérarchie. Je me rappelle une secrétaire dans un ministère, un
vendeur dans un grand magasin, un plâtrier, une dame qui fait tourner les
services administratifs d’une université, un facteur, une jeune femme qui
s’occupe des vieux dans une maison de retraite, un directeur d'agence à l'ANPE,
un informaticien à Air France, un couturier, un artisan chocolatier etc.
Indiquons un ordre de
grandeur : la part des animateurs dans la population active me semble être
de l'ordre de
10 à 20 % . Cette élite est donc à la fois minoritaire et relativement nombreuse.
Je voudrais esquisser ici son portrait.
* *
Les animateurs sont des
personnes modestes et, le plus souvent, peu conscientes d’un rôle qu’elles
remplissent avec un grand naturel. Alain Desrosières, à l’INSEE, diffusait
avec une générosité infatigable des photocopies d’articles intéressants et
mettait assidûment en contact ceux qui avaient des idées à échanger : pour lui cela allait
de soi, mais il était le seul à agir ainsi.
L’animateur semble porter en
lui une source, ou une force, qui le rend invulnérable à l’ennui comme aux
contrariétés. Il aime « que les choses avancent », il cultive la simplicité dans
les procédures, son langage n'est pollué par aucun anglicisme, aucune concession au politiquement
correct. Il est souple, mais sa colonne vertébrale est ferme. Il travaille sans bruit, avec un léger sourire, et j'ai vu que
cela déconcertait les Allemands qui croient que sourire au travail, ce n’est pas
seriös.
Je ne sais pas si l’animateur a
lu et médité Montaigne et Pascal, La Fontaine, Stendhal, Balzac et Proust, s’il a regardé les
tableaux de Philippe de Champaigne, Chardin et Cézanne, s’il a écouté la musique de
Chabrier et d’Albert Roussel, mais sans doute a-t-il été formé par des parents,
des maîtres, des amis qui portaient cet héritage - ou qui, plus profondément,
avaient l'esprit dont cet héritage porte l'empreinte. Il fait vivre en effet le meilleur
de cette culture qui provient, comme notre langue, de nos ancêtres paysans et
artisans : le goût de la simple clarté, de l’efficacité discrète, de la
belle ouvrage, du plaisir que donne un métier soigneusement accompli.
L'animateur rayonne ainsi comme
une petite Île-de-France, pour reprendre l'expression de Romain Rolland. Monter
en grade ne lui serait certes pas désagréable mais l’avancement n’est pas son
premier souci et l’intrigue ne l’intéresse pas. Comme les entreprises ne
perçoivent pas son rôle, il se fera souvent doubler par d’autres qui ne le
valent pas, parfois même « mettre au placard », mais sans que cela ne l’entame.
J'ai vu François du Castel, à France Telecom, passer à travers toutes les
avanies avec le même courage et la même bonne humeur.
Peut-être l’animateur a-t-il
interposé entre le monde et lui un filtre qui protège sa sensibilité. Il détourne son regard des tags qui souillent les murs,
des architectures qui déshonorent le paysage, du débraillé des bons sentiments. La prétention des médias, l’agitation futile
des milieux de l’édition, l’exhibitionnisme des technoparades et autres gay
prides, l’étalage de la pornographie glissent sur lui sans l’atteindre.
Sa simplicité, qui agit sans
paraître effleurer les choses, s’appuie sur une lucidité sans illusion :
il voit nettement les prostitutions du carriérisme, les cuistreries,
scélératesses et perversités, la corruption, la prédation. Mais plutôt que de
perdre son temps à s’en indigner il les traite comme des obstacles à contourner.
Je vois dans cette sagesse la vraie richesse, la grande ressource de notre pays.
Ce style
n’est toutefois pas facile à comprendre. Comme il est aussi fin que simple, et
donc au fond très complexe, comme il est
à peu près silencieux, on peut ne pas le percevoir : alors ses effets
paraissent incompréhensibles et ce sont eux qui étonnent tellement les étrangers.
Ce style se transmet d’une
génération à l’autre. C’est une graine qui met longtemps à se développer car
l’adolescent la refuse d’abord : il faudra des années pour que certaines
phrases, certaines attitudes transmises déploient en lui l’éventail de leurs
implications.
* *
Depuis toujours, en France, chaque génération s’est
lamentée sur la décadence du pays et sur ses « adolescents d’aujourd’hui »
: il suffit, pour s'en convaincre, de lire les mémoires de ceux qui ont vécu
avant nous.
Nos « jeunes » ne sont pas
plus décadents que nous ne l’étions à leur âge. Pour peu que nous soyons attentifs à transmettre,
et même si sur le moment ils n’écoutent pas, parmi eux aussi – jusqu'à ceux qui,
à notre grand scandale, croient malin de siffler quand la fanfare joue la
Marseillaise – se lèvera la moisson rare mais active des animateurs.
Chacun des pays de la vieille
Europe a comme le nôtre un style qui lui est propre, héritage d’une histoire tumultueuse, porté par une
élite relativement nombreuse quoique toujours minoritaire. On peut se plaire
à observer le bouquet que forment ces divers tempéraments, également riches, qui
se sont beaucoup emprunté tout en gardant leur spécificité : que
serions nous, nous autres Français, si nous n’avions pas emprunté
tantôt aux Italiens, tantôt aux Espagnols, aux Anglais, aux Allemands, à tant
d’autres ?
Je crois qu’ils ont tous en
retour beaucoup reçu de nous. |