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Qu’est-ce qu’un « jeune » ?

9 novembre 2005


Pour lire un peu plus :

- Les institutions contre l’intelligence
- Sommes-nous en 1967 ?
- Simulations démographiques

- Le cœur secret de la France
- Jeunes et "jeunes"

J’ai entendu à la radio une phrase évoquant « un jeune homme de vingt-huit ans ». Pourtant à vingt-huit ans, on est marié et père de famille. Les généraux de notre Révolution avaient vingt-cinq ans. Pour que l’on puisse qualifier quelqu’un qui a cet âge-là de « jeune » sans que cela ne fasse sursauter personne, faut-il que notre France soit devenue sénile !

Nos médias utilisent le mot « jeune » pour désigner des voyous, des émeutiers, parfois même des meurtriers alors qu’il s’agit le plus souvent de personnes majeures. Bientôt, le physique juvénile va susciter la peur.

Les émeutes de ces derniers jours sont stupides, parce que sans but sinon sans cause. On peut les comprendre, entrevoir le mécanisme qui les a suscitées ; cela ne veut pas dire qu’il faille les excuser. Le couvre-feu est approprié : s’il y avait des morts – et des événements aussi violents peuvent toujours provoquer un accident mortel – ne dira-t-on pas que l’on n’a pas pris les mesures qui auraient permis de les éviter ?

La statistique montre l'effet d'imitation ou de mode : la province suit la région parisienne. Elle démarre plus tard, elle se calmera plus tard aussi (dernière mise à jour : 17 novembre 2005). Durant la nuit du 16 au 17 novembre, on a dénombré 98 véhicules incendiés ce qui, d'après la DGPN, correspond à la moyenne nocturne habituelle. Sauf reprise des troubles, la situation était donc ce jour-là redevenue normale après trois semaines de turbulence.

*    *

Replaçons cela dans l’histoire. Ceux qui, comme moi, ont fait leurs études dans les années 50 et commencé à travailler dans les années 60 ont été formés par des maîtres réprobateurs et soupçonneux : la France, vaincue en 1940, entendait inculquer à ses enfants le sérieux, la ponctualité, la rigueur qui pensait-on lui avaient fait défaut.

La génération des vaincus et des collabos se refaisait ainsi une dignité sur notre dos. Nous subissions sans comprendre – j’étais loin alors de voir ce qui m’apparaît aujourd’hui si nettement – mais c’était pesant. Nous nous régalions à la lecture de Stendhal, ce héraut subversif de l’insolence juvénile, des surréalistes et de Boris Vian.

A cette époque là, il n'y avait presque pas de chômage ; nous étions sûrs d'avoir un emploi, mais la perspective était grise. Lorsque nous avons commencé à travailler, la tâche de ceux qui avaient retapé les infrastructures détruites par la guerre était achevée. Leur vie avait été simple : quand on reconstruit, point n’est besoin d’imagination. Il leur avait suffi d’avoir les yeux fixés sur le niveau d’avant-guerre, qu’il s’agissait de rattraper. Ils avaient eu aussi pour exemple l’Amérique, qui leur fournissait un autre repère.

Ils avaient construit les gares et voies de chemin de fer, les ponts et les usines, les industries aéronautique et nucléaire, les logements, le tout avec une hâte qui avait laissé des traces esthétiques médiocres. Ils avaient beaucoup travaillé, certes, et pris les postes d’autorité et de décision qu’ils tenaient bien en main. Les veinards ! Notre génération, elle, devait trouver des repères pour s’orienter sur un terrain nouveau et inconnu, elle devait aussi se frayer un chemin vers les responsabilités.

Nos anciens ne nous y ont pas aidés. Ils  nous semblaient, avec leur sérieux sommaire, aussi solidement bornés que des bûches en bois. Nous ne partagions certes pas leurs idéaux. « Ah, ces jeunes ! » soupiraient-ils en nous regardant.

Si en outre on venait d’un milieu social modeste ou moyen, si on était un provincial qui parlait avec un accent chantant, on n’était ni bien accueilli ni bien vu par les commerçants, les chauffeurs de taxi, les garçons de café parisiens qui nous remettaient « à notre place ». L’élite étant précisément circonscrite, la frontière du racisme n’était pas définie par la seule couleur de la peau.

L’ambiance, au travail comme en société, était tellement oppressante que je me souviens avoir flirté, dans le seul imaginaire heureusement, avec la bande à Baader. Je trouvais les étudiants passifs comme des veaux que l’on mène à l’abattoir. Mai 68 s’en est suivi : nous avons fait et dit alors beaucoup de bêtises, certains ont brûlé des voitures et caillassé la police ; mais il fallait faire sauter le couvercle.

*    *

Nous avions alors renoué, sans le savoir, avec des mœurs très anciennes. Au Moyen-Âge, la vie était violente au quartier latin dont les étudiants interdisaient l’accès à la police. Dans les villes et villages, certaines périodes de l’année étaient réservées aux jeunes gens : malheur à l’adulte qui se faisait surprendre dans la rue une fois la nuit tombée ! Il était roué de coups, puis enfermé dans un tonneau lâché sur une pente. Il s’ensuivait parfois mort d’homme mais les tribunaux fermaient les yeux en vertu de l’adage « il faut bien que jeunesse se passe ».

Au XIXe siècle, des quartiers entiers de Paris étaient abandonnés à la violence et la plupart des délinquants n'étaient pas vieux : il suffit de lire Balzac, ou les mémoires des gens du temps, pour voir qu'alors l'insécurité était beaucoup plus réelle que de nos jours.

*   *

La charnière entre la jeunesse et l’âge adulte est délicate. Le corps est au maximum de sa puissance. L’esprit est vif, la mémoire précise. Mais comme l’expérience n’a pas encore apporté ses enseignements la limite entre l’imaginaire et le réel est brouillée. La vie est, pour une part, comme un jeu vidéo. Une voiture qui brûle, c’est rigolo ; faire courir les policiers, c’est marrant ; détruire un équipement collectif, ça fait râler les adultes, ces êtres d’une autre planète qu'on jetterait volontiers par la fenêtre du train pour s’amuser comme l'ont fait dans les Caves du Vatican (1914) les héros d'André Gide (1869-1951), amateurs d'actes gratuits.

Je schématise bien sûr, mais si vous faites l’effort de revivre votre adolescence vous y retrouverez ces pulsions et vous remémorerez des sottises plus ou moins innocentes. Certaines vous font sourire, d’autres vous inspirent un remords cuisant car elles ont causé des souffrances.

Les émeutiers d’aujourd’hui vont mûrir eux aussi. Il faut les calmer fermement et doucement, tout comme l’on calme un petit enfant qui « pique sa crise ». La police use de sa force avec une retenue que j’admire : dans beaucoup d’autres pays elle aurait répondu aux tirs par des tirs et il y aurait eu des morts.

*    *

On ne dit pas assez que ces mêmes émeutiers, qui réclament à la société française la place qu’elle leur refuse, vont pouvoir s'ils le veulent trouver cette place sans trop de problèmes. Si l’évolution démographique leur a été en effet jusqu’à présent défavorable, elle va bientôt leur ouvrir toutes grandes les portes de l’emploi (voir « simulations démographiques »).

Notre pyramide des âges, sculptée par les guerres et le baby-boom, a comporté en effet une forte proportion de personnes d’âge actif au moment où la génération issue de l’immigration est arrivée à l’âge de l’emploi. Mais dès 2010 la France va commencer à manquer de bras (et de têtes). Déjà le chômage a amorcé sa décrue. Beaucoup de personnes sont étonnées quand on dit qu'il faudra bientôt relancer l’immigration mais c'est pourtant bien le cas.

Le marché du travail devient ainsi favorable aux populations nouvelles. Il reste à souhaiter que l’explosion de ces derniers jours, depuis longtemps prévue par ceux qui connaissent les ghettos pour immigrés, sera un signal pour les politiques et qu’ils sauront s’abstraire de l’électoralisme pour agir en gestionnaires avisés et vigilants. Il faut espérer aussi que nous saurons renoncer au mélange hypocrite de bons sentiments (en théorie) et de condescendance teintée de mépris (en pratique) qui fonde notre attitude envers ceux qui ne nous semblent « pas comme nous ».