J’ai entendu à la radio une
phrase évoquant « un jeune homme de vingt-huit ans ». Pourtant à vingt-huit ans,
on est marié et père de famille. Les généraux de notre Révolution avaient
vingt-cinq ans. Pour que l’on puisse qualifier quelqu’un qui a cet âge-là de « jeune » sans que cela ne fasse sursauter personne, faut-il que
notre France soit
devenue sénile !
Nos médias utilisent le mot
« jeune » pour désigner des voyous, des émeutiers, parfois même des meurtriers
alors qu’il s’agit le plus souvent de personnes majeures. Bientôt, le physique
juvénile va susciter la peur.
Les émeutes de ces derniers
jours sont stupides, parce que sans but sinon sans cause. On peut les
comprendre, entrevoir le mécanisme qui les a suscitées ; cela ne veut pas
dire qu’il faille les excuser. Le couvre-feu est approprié : s’il y avait
des morts – et des événements aussi violents peuvent toujours provoquer un
accident mortel – ne dira-t-on pas que l’on n’a pas pris les mesures qui
auraient permis de les éviter ?
La statistique montre l'effet
d'imitation ou de mode : la province suit la région parisienne. Elle démarre
plus tard, elle se calmera plus tard aussi (dernière mise à jour : 17 novembre
2005). Durant la nuit du 16 au 17 novembre, on a dénombré 98 véhicules incendiés
ce qui, d'après la DGPN, correspond à la moyenne nocturne habituelle. Sauf
reprise des troubles, la situation était donc ce jour-là redevenue normale après
trois semaines de turbulence.
* *
Replaçons cela dans l’histoire.
Ceux qui, comme moi, ont fait leurs études dans les années 50 et commencé à
travailler dans les années 60 ont été formés par des maîtres réprobateurs et
soupçonneux : la France, vaincue en 1940, entendait inculquer à ses enfants le
sérieux, la ponctualité, la rigueur qui pensait-on lui avaient fait défaut.
La génération des vaincus et
des collabos se refaisait ainsi une dignité sur notre dos. Nous subissions sans
comprendre – j’étais loin alors de voir ce qui m’apparaît aujourd’hui si
nettement – mais c’était pesant. Nous nous régalions à la lecture de Stendhal,
ce héraut subversif de l’insolence juvénile, des surréalistes et de Boris Vian.
A cette époque là, il n'y avait
presque pas de chômage ; nous étions sûrs d'avoir un emploi, mais la perspective
était grise. Lorsque nous avons commencé à
travailler, la tâche de ceux qui avaient retapé les infrastructures détruites
par la guerre était achevée. Leur vie avait été simple : quand on reconstruit,
point n’est besoin d’imagination. Il leur avait suffi d’avoir les yeux fixés sur
le niveau d’avant-guerre, qu’il s’agissait de rattraper. Ils avaient eu aussi
pour exemple l’Amérique, qui leur fournissait un autre repère.
Ils avaient construit les gares
et voies de chemin de fer, les ponts et les usines, les industries aéronautique
et nucléaire, les logements, le tout avec une hâte qui avait laissé des traces esthétiques
médiocres. Ils avaient beaucoup travaillé, certes, et pris les postes
d’autorité et de décision qu’ils tenaient bien en main. Les veinards ! Notre
génération, elle, devait trouver des repères pour s’orienter sur un terrain
nouveau et inconnu, elle devait aussi se frayer un chemin vers les
responsabilités.
Nos anciens ne nous y ont pas
aidés. Ils nous semblaient, avec leur sérieux sommaire, aussi solidement bornés
que des bûches en bois. Nous ne partagions certes pas leurs idéaux. « Ah, ces
jeunes ! » soupiraient-ils en nous regardant.
Si en outre on venait d’un
milieu social modeste ou moyen, si on était un provincial qui parlait avec un
accent chantant, on n’était ni bien accueilli ni bien vu par les commerçants,
les chauffeurs de taxi, les garçons de café parisiens qui nous remettaient « à
notre place ». L’élite étant précisément circonscrite, la frontière du racisme
n’était pas définie par la seule couleur de la peau.
L’ambiance, au travail comme en
société, était tellement oppressante que je me souviens avoir flirté, dans le
seul imaginaire heureusement, avec la bande à Baader. Je trouvais les étudiants
passifs comme des veaux que l’on mène à l’abattoir. Mai 68 s’en est suivi : nous
avons fait et dit alors beaucoup de bêtises, certains ont brûlé des voitures et
caillassé la police ; mais il fallait faire sauter le couvercle.
* *
Nous avions alors renoué, sans
le savoir, avec des mœurs très anciennes. Au Moyen-Âge, la vie était violente au
quartier latin dont les étudiants interdisaient l’accès à la police. Dans les
villes et villages, certaines périodes de l’année étaient réservées aux jeunes
gens : malheur à l’adulte qui se faisait surprendre dans la rue une fois la nuit
tombée ! Il était roué de coups, puis enfermé dans un tonneau lâché sur une pente. Il s’ensuivait
parfois mort d’homme mais les tribunaux fermaient les
yeux en vertu de l’adage « il faut bien que jeunesse se passe ».
Au XIXe siècle, des
quartiers entiers de Paris étaient abandonnés à la violence et la plupart des
délinquants n'étaient pas vieux : il suffit de lire Balzac, ou les mémoires des
gens du temps, pour voir qu'alors l'insécurité était beaucoup plus réelle que de
nos jours.
* *
La charnière entre la jeunesse
et l’âge adulte est délicate. Le corps est au maximum de sa puissance. L’esprit
est vif, la mémoire précise. Mais comme l’expérience n’a pas encore apporté ses
enseignements la limite entre l’imaginaire et le réel est brouillée. La vie est,
pour une part, comme un jeu vidéo. Une voiture qui brûle, c’est rigolo ; faire
courir les policiers, c’est marrant ; détruire un équipement collectif, ça fait
râler les adultes, ces êtres d’une autre planète qu'on jetterait volontiers par
la fenêtre du train pour s’amuser comme l'ont fait dans les Caves du Vatican
(1914) les héros d'André Gide (1869-1951), amateurs d'actes gratuits.
Je schématise bien sûr, mais si
vous faites l’effort de revivre votre adolescence vous y retrouverez ces
pulsions et vous remémorerez des sottises plus ou moins innocentes. Certaines
vous font sourire, d’autres vous inspirent un remords cuisant car elles ont
causé des souffrances.
Les émeutiers d’aujourd’hui
vont mûrir eux aussi. Il faut les calmer fermement et doucement, tout comme l’on
calme un petit enfant qui « pique sa crise ». La police use de sa force avec une
retenue que j’admire : dans beaucoup d’autres pays elle aurait répondu aux tirs
par des tirs et il y aurait eu des morts.
* *
On ne dit pas assez que ces
mêmes émeutiers, qui réclament à la société française la place qu’elle leur
refuse, vont pouvoir s'ils le veulent trouver cette place sans trop de problèmes. Si l’évolution
démographique leur a été en effet jusqu’à présent défavorable, elle va bientôt
leur ouvrir toutes grandes les portes de l’emploi (voir « simulations
démographiques »).
Notre pyramide des âges,
sculptée par les guerres et le baby-boom, a comporté en effet une forte proportion de
personnes d’âge actif au moment où la génération issue de l’immigration
est arrivée à l’âge de l’emploi. Mais dès 2010 la France va commencer à manquer
de bras (et de têtes). Déjà le chômage a amorcé sa décrue. Beaucoup de personnes
sont étonnées quand on dit qu'il faudra bientôt relancer l’immigration mais
c'est pourtant bien le cas.
Le marché du travail devient
ainsi favorable aux populations nouvelles. Il reste à souhaiter que l’explosion
de ces derniers jours, depuis longtemps prévue par ceux qui connaissent les
ghettos pour immigrés, sera un signal pour les politiques et qu’ils sauront
s’abstraire de l’électoralisme pour agir en gestionnaires avisés et vigilants.
Il faut espérer aussi que nous saurons renoncer au mélange hypocrite de bons
sentiments (en théorie) et de condescendance teintée de mépris (en pratique) qui
fonde notre attitude envers ceux qui ne nous semblent « pas comme nous ». |