J’ai longtemps été réticent envers Guy
Debord. Je voyais en lui un esthète qui jouait au révolutionnaire et parlait
avec emphase des ouvriers sans les connaître. Ses films me semblaient ridicules
tout comme son fameux slogan « ne travaillez jamais ». Son alcoolisme était une
de ces faiblesses que je pardonne difficilement.
Pourtant la vigueur de certaines de ses
phrases m’intriguait.
L’excellent volume publié par Gallimard dans
la collection Quarto, vraie réussite éditoriale, permet de faire le tour du
personnage. Il apparaît alors beaucoup plus intéressant que je ne l'avais
pensé : profond, extrêmement sérieux et, pour tout dire, très sympathique.
Debord est un authentique révolté : il
n’admet pas la façon dont on traite les êtres humains dans notre société. C'est
pourquoi il se sent proche des ouvriers alors qu’il aurait eu du mal, sans
doute, à soutenir une conversation avec beaucoup d’entre eux :
dans l’ouvrier, il voit l’homme aliéné, séparé de sa propre humanité par
les conditions matérielles et psychiques de son existence. Une révolte analogue
me rend proche des détenus en chacun
desquels je vois l’être humain livré à l’arbitraire.
On peut, on doit juger en effet une société
à la façon dont elle traite les gens sans défense : au-delà de l’individu,
sait-elle respecter l’être humain qui réside en chacun ?
* *
On a comparé le style de Debord à celui du
cardinal de Retz, sans doute parce qu’ils s’intéressaient tous deux
passionnément à la politique. Mais si l’on considère le style et lui seul, si
l’on fait abstraction des thèmes comme des idées, on classera plutôt Debord près
des bons auteurs français du XVIIIe siècle - Crébillon fils,
Choderlos de Laclos, Chamfort.
La phrase de Debord, organisée avec un
bonheur surprenant, rayonne en effet de sens grâce à l’art consommé dans le
choix des termes et l’agencement de la syntaxe. Il fait mouche, avec la sobre
agilité de l’escrimeur, dans ses textes théoriques (Commentaires sur la
société du spectacle) et polémiques (Considérations sur l’assassinat de
Gérard Lebovici).
* *
Dans les deux textes que je viens de citer
apparaît un grand esprit qui domine son époque par l’exactitude de sa pensée. Ce
révolutionnaire, ce révolté, est profondément élitiste – mais d’un élitisme qui,
appliqué exclusivement à soi-même, soumet sa propre personne, ses propres idées,
à un tri d’une extrême rigueur.
Cette exigence développe chez lui un
discernement très fin – et ici on pense à Nietzsche. Il crie, il proclame
son mépris envers le relâchement, la complaisance, la bassesse, la médiocrité ;
il détecte, démonte et dénonce les manœuvres trop habiles des médias et des
politiques, les falsifications de la culture et de l’éducation, les illusions
dont on nourrit l’adolescence, les mensonges hypocrites qui masquent
l'oppression.
Il n’a pas toujours raison : ainsi il a cru
que les statues de soldats trouvées en Chine étaient des faux. Il
arrive aussi que son écriture s’embrouille pour former ce que les typographes
appellent un mastic, un paragraphe dont on ne peut que tenter de deviner
le sens. Mais ces faiblesses, d’ailleurs très rares, nous le rendent encore plus
proche : Debord n’était pas seulement une machine à penser et un grand écrivain, c’était un être humain faillible comme vous et moi.
* *
Ses textes ont eu beaucoup de succès auprès des
intellectuels de gauche dans les années 70 et 80 puis le balancier de la mode
s’en est écarté. Cette excellente édition devrait aider à le faire revenir
définitivement vers Debord.
Il mérite en effet mieux que la mode. Ses
textes sont faits pour durer, pour servir longtemps d’exemple. Son analyse de la
société du spectacle est aujourd’hui plus pertinente encore qu’en 1967 et 1988 -
et son exigence intellectuelle, morale, esthétique, indique une voie féconde à
ceux qui, comme lui, veulent être intransigeants envers eux-mêmes.
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