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Dès le début des années quatre-vingt-dix, la révolution de 
l'informatique et des télécommunications élimine définitivement l'obstacle que 
pouvait constituer jusqu'alors l'éloignement géographique des places offshore. 
Il est désormais aussi facile, pour une entreprise ou même un particulier, de 
gérer son argent avec un établissement financier du Vanuatu, en Océanie, qu'avec 
la banque installée au coin de son pâté de maisons.  
(Jean-Louis Gergorin, Rapacités, p. 139). 
 
Nous en avions entendu de belles sur Jean-Louis Gergorin 
à l'occasion de l'affaire "Clearstream 2" : un 
"paranoïaque", un "fou", un "menteur"... dans cet 
ouvrage il s'explique calmement et on ne 
discerne aucun symptôme de paranoïa. Il ne se plaint pas de son 
sort, alors qu'il a perdu son emploi et qu'il est mis en examen : voilà de la 
dignité. Oui, il a menti, et il le regrette, mais il a cru devoir le faire et il 
explique pourquoi. 
 
Il démonte  l'affaire Clearstream 2", et il démonte aussi - c'est le plus intéressant pour nous -  le mécanisme de l'économie contemporaine, 
celle qui s'est installée depuis 1975 et où s'articule deux mondes : le 
monde de l'échange équilibré, qui est le seul que 
les économistes considèrent ; celui de la prédation, également nommé 
"économie souterraine" parce que la théorie économique ne lui a jusqu'à présent 
accordé aucune attention. Le blanchiment est l'interface entre ces deux mondes :  
  
Le blanchiment fonctionne dans les deux sens : le fruit de la 
corruption, de la fraude, des trafics illégaux ou criminels, doit être "blanchi" 
avant de pouvoir s'insérer dans l'économie légale, celle de l'échange équilibré, 
afin de ne pas offrir de prise aux enquêtes de la police, de la justice et du 
fisc 
; les fonds que les entreprises orientent vers une utilisation illicite doivent 
être "noircis" par un artifice comptable afin d'alimenter la "caisse noire" où 
l'on pourra puiser les fonds nécessaires.  
Gergorin explique en détail le mécanisme des commissions et 
"rétrocommissions" (il est l'inventeur de ce dernier terme, inspiré par 
l'expression évangélique "Vade retro, Satanas" et que l'on 
nomme en anglais kickback). Nous allons en présenter ici un petit modèle.
 
*     * 
Partons de l'échange normal : le vendeur et l'acheteur se 
mettent d'accord sur le produit à vendre et sur son prix ; le produit est livré 
à l'acheteur qui, en échange, paie le prix au vendeur. Nous sommes dans le monde 
de l'échange équilibré à l'état pur.  
  
Il se peut - cela se produit souvent - que l'intervention d'un 
intermédiaire soit nécessaire pour conclure le marché. L'intermédiaire peut 
remplir plusieurs fonctions utiles : faciliter les relations entre vendeur et 
acheteur, garantir l'exécution ponctuelle des paiements etc. Il 
perçoit une rémunération, la commission, qui lui est versée par le 
vendeur. Le montant de la commission est dégressif en fonction du montant du 
contrat et s'exprime en pourcentage de ce montant (usuellement quelques pour 
cent, et au plus 10 %). Il s'ajoute naturellement au prix que paie l'acheteur.
 
  
Le principe de la commission n'a rien de répréhensible en soi, 
car l'intermédiaire peut rendre de réels services : il n'est pas facile, surtout 
lorsque l'on commerce avec un pays étranger, d'établir une relation confiante 
entre un vendeur et un acheteur qui ne parlent pas la même langue, n'ont pas la 
même culture, et dont les pays n'ont pas les mêmes lois. Dans l'économie 
contemporaine, le commerce s'organise d'ailleurs de plus en plus autour d'intermédiations 
qui facilitent les transactions et les répartitions entre partenaires. Ces 
commissions-là sont déclarées par le vendeur, et restent dans le circuit de 
l'argent "propre". 
Mais il existe aussi des commissions illicites, dont le 
montant s'exprime alors en dizaines de pour cent du contrat ; elles sont utilisées pour corrompre ou 
pour se plier aux 
exigences de personnes diverses : 
- celle qui, chez l'acheteur, conclut les achats (c'est ce que l'on appelle 
"acheter les acheteurs") ; 
- celles qui, dans les administrations (douane, économie, armée), donnent leur 
aval à la transaction ;  
- les experts qui comparent les offres des fournisseurs, etc.  
Les corrompus préfèrent souvent être rémunérés "au noir" car 
cela leur permet d'échapper aux contrôles et à la fiscalité. Il faut donc que le 
vendeur "noircisse" le montant de la commission avant de la leur verser.  
Voici une anecdote qui illustre comment les choses se passent. 
Un industriel  doit vendre 100 000 exemplaires d'un appareil électrique 
dans un pays de l'ex-Yougoslavie. Le prix unitaire est de 30 €. Le responsable 
des achats lui demande de mentionner sur le devis un prix unitaire de 100 €, qui 
sera facturé à son entreprise, et de s'engager à verser sur un compte bancaire en Suisse 70 
€ par unité vendue - ce qui suppose bien sûr que l'industriel puisse "noircir" 
cette somme, c'est-à-dire l'extraire d'une façon ou d'une autre de sa comptabilité avant de 
la virer sur ce compte.  
Où va l'argent des commissions illicites ? Parfois il restera 
dans la poche de celui qui l'a perçu, mais le plus souvent il ira en tout ou 
partie alimenter les caisses noires des syndicats, des partis politiques, des 
dirigeants etc. Les flux qui en résultent se ramifient selon un dessin 
institutionnel occulte et leur comptabilité est d'autant moins officielle qu'il 
importe d'échapper à la vigilance du fisc. La discrétion des personnes 
impliquées est donc nécessaire et elle est naturellement rémunérée par des 
miettes, parfois importantes, que les organisateurs leur abandonnent ou leur 
laissent prélever. En pratique, l'impunité leur est garantie en raison des 
avantages que les institutions en place tirent de ce système. 
Une corruption purement individuelle serait vulnérable : le 
corrompu sera bientôt dénoncé par des personnes qui le jalousent. Par contre la 
ramification du flux de la corruption et son organisation en réseau lui 
confèrent sa pérennité et, sauf accident, son immunité : quiconque s'attaque à 
un élément du réseau s'expose en effet à une contre-attaque venant d'un autre 
élément. Comme les contours du réseau sont flous, personne ne sait jusqu'où 
s'étendent les solidarités qui le protègent et cela intimidera ceux qui, sans 
pouvoir ou vouloir bénéficier de la corruption, en ont connaissance.  
Les commissions illicites sont de règle, si l'on peut dire, 
lorsque l'on commerce avec des pays dont l'organisation est restée féodale, et 
qui ignorent donc l'échange équilibré : il est notoire que l'on ne peut rien 
exporter vers ces pays si l'on ne reverse pas un pourcentage élevé du prix de 
vente (de l'ordre de 30 %). Mais elles sont également pratiquées dans les pays 
développés, et par exemple en France : les fournisseurs de l'informatique d'une 
grande entreprise m'ont cité le taux de 1 %, taux modeste mais qui représente 
une belle somme vu les montants en jeu ; un éditeur m'a dit que le directeur 
d'une administration avait exigé 10 % du montant des commandes qui lui étaient 
adressées. Lorsque j'étais chef d'entreprise j'ai raté des contrats que j'aurais 
certainement eus si je m'étais pliés à certaines exigences.  
*     * 
Admettons toutefois, et c'est globalement vrai, que la 
commission illicite alimente surtout les pays féodaux ; la rétrocommission, 
elle, revient vers le pays industriel vendeur, et contrairement à la commission 
elle n'est jamais licite.  
  
Une partie de la somme qui est versée par le vendeur à 
l'intermédiaire du pays acheteur, que nous nommerons "intermédiaire 1", est 
reversée à un autre intermédiaire ("intermédiaire 2"), situé dans le pays 
vendeur. L'acheteur paie évidemment au vendeur l'addition du prix normal, de la commission 
et de la rétrocommission. L'intermédiaire 1 perçoit la commission, plus la 
rétrocommission, qu'il verse à l'intermédiaire 2. 
Qui est le destinataire de la rétrocommission ? Ce n'est plus 
un intermédiaire en ce qui concerne le marché considéré, car il ne connaît pas 
l'acheteur. Ce peut être un salarié ou plus souvent un dirigeant du vendeur, 
désireux de s'enrichir en cachette du conseil d'administration et des 
actionnaires ; ce peut être un responsable politique que le vendeur veut obliger 
; ce peut être la caisse noire de l'entreprise, pour financer des 
commissions illicites sur d'autres marchés. Le système a été abondamment utilisé 
pour alimenter les caisses noires des partis politiques et, comme toujours, des 
miettes substantielles ont été distribuées aux personnes dont la discrétion 
était nécessaire. Alors la corruption ne concerne pas seulement le pays féodal : 
le pays développé lui-même est atteint.  
L'organisation du blanchiment est indispensable à ce système : 
les commission illicites et les rétrocommissions sont nécessairement de l'argent 
noir, détenu sous forme de valises de billets de banque ou de comptes bancaires 
dans des paradis fiscaux (des pays exotiques, mais aussi de petits pays 
européens s'en sont fait une spécialité rémunératrice). Si l'on veut pouvoir 
réinjecter cet argent dans le flux de l'économie légale, par exemple pour 
acheter une entreprise ou un immeuble, il faut pouvoir le "blanchir".  
Le blanchiment se réalise, pour l'essentiel, dans le système 
bancaire : il est hautement rémunéré et sous la pression de leurs actionnaires, 
qui réclament toujours plus de dividendes, certaines banques cèdent à la 
tentation. Le mécanisme du blanchiment a été démonté par Denis Robert, notamment 
dans  La boîte noire ; Gergorin dit (p. 114) que les 
analyses de Denis Robert ont été trop imprécises mais dans l'ensemble il les 
confirme.  
L'informatisation de la finance a facilité le blanchiment, en 
offrant des procédés qui interdisent de remonter à la source d'un flux d'origine 
illicite. Ainsi, alors que l'économie contemporaine suscitait une prédation 
endogène (car, étant l'économie du risque maximum - voir 
e-conomie - elle est aussi celle où 
il est le plus tentant de rechercher la sécurité en corrompant les représentants 
des acheteurs et des organismes de contrôle), elle se dotait des moyens de 
l'exercer.  
Supposons que sur le montant d'un marché la rémunération de 
l'intermédiation licite soit de 5 %, la commission illicite de 25 % et la 
rétrocommission de 10 %. Il en résulte : 
- que le montant du marché est 70 % plus élevé que la valeur du produit vendu, 
c'est-à-dire que le prix auquel il serait vendu s'il n'y avait aucune commission ;
 
- que 65 % du marché sont licites et que 35 % correspondent à de l'argent qu'il aura 
fallu ou qu'il faudra "noircir", puis "blanchir", et qui alimentent la 
ramification des réseaux de corruption.  
Quelle est la part des commissions illicites et des 
rétrocommissions dans l'économie ? Certains estiment qu'elle est de l'ordre de 
40 % dans le commerce mondial, et de beaucoup plus dans les flux financiers car 
pour pouvoir brouiller les pistes une opération de blanchiment multiplie les 
transactions.  
*     * 
Quels sont les effets économiques de ces phénomènes ?  
Ils se traduisent d'abord par de l'inflation par les prix, les prix payés 
par les acheteurs étant plus élevés qu'ils ne le seraient autrement ; par de 
l'inflation en volume, certaines opérations étant montées dans le seul but de 
procurer des commissions (certains pays ont ainsi des avions de chasse sans 
pilotes et des bateaux de guerre sans équipage) ; puis par 
un frein à l'amélioration des institutions dans les pays pauvres, la corruption 
apportant aux organisations de type féodal des ressources qui confortent leur 
pérennité ; enfin, par la dégradation des institutions pays riches eux-mêmes, 
dont les missions seront trahies ou détournées pour pouvoir organiser des 
financements illicites.  
Il est donc nécessaire, lorsqu'on étudie l'économie 
contemporaine, de voir qu'elle comporte deux "mondes" d'importance à peu près 
égale, celui de l'échange équilibré et celui de la prédation, qui 
communiquent par le mécanisme du blanchiment. Toute analyse qui négligerait 
cette structure rencontrera des absurdités apparentes (le fait qu'une 
institution agisse au rebours de sa mission paraît absurde) et sera aveugle à 
certains des déterminants essentiels de la prospective.  
Sans doute, comme l'a dit à Gergorin un ancien directeur du 
Trésor (p. 76) "connu pour sa rigueur et son intégrité", l'organisation du 
blanchiment autour de plates-formes de compensation comme Clearstream ou 
Euroclear "joue un rôle utile en facilitant la réintégration dans le système 
financier de fonds dont il vaut mieux ne pas connaître l'origine, mais qui sont 
bien utiles au développement économique mondial". Mais le fait que "la part de 
l'activité mondiale contrôlée par des capitaux non identifiés n'ait aucune 
raison de cesser d'augmenter" (p. 77) multiplie cependant les risques de 
déstabilisation, et par ailleurs on constate dans l'économie mondiale un excès 
plutôt qu'un manque de liquidités - dont l'une des conséquences est la hausse 
excessivement rapide des prix dans l'immobilier. 
*     * 
J'ai connu de bons ingénieurs, passionnés par leur métier et 
désireux de bien faire, qui ont sombré dans la dépression chronique après avoir 
été confrontés à une absurdité dont ils ne pouvaient pas entrevoir les causes.
 
L'expérience m'a appris à interpréter certaines situations. 
Lorsqu'un corrompu, obligé de défendre une décision absurde, se trouve contraint 
de répondre 
à une argumentation raisonnable, la discrétion lui interdit d'expliquer sa 
position : alors il prend prétexte d'un mot dont il se scandalise et se met en 
colère pour clore la discussion.  
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