Commentaire sur Bertrand Gobin, Le secret des Mulliez, La Borne Seize 2006
14 mai 2007
Les Mulliez, c’est la famille qui possède Auchan, Leroy Merlin, Décathlon etc. Partant d’une entreprise industrielle relativement modeste (Phildar), elle s’est orientée vers le commerce de détail à grande surface dont, avec les Leclerc, les Mulliez ont été les pionniers.
C’est une famille parce que seuls les descendants d’un ancêtre commun se partagent le capital, qu’ils gèrent ensemble selon une formule originale et efficace.
Leurs affaires étant prospères, ils sont riches mais ne gaspillent pas : ils réinvestissent dans leurs entreprises, achètent d’autres entreprises, ou bien font des dons (importants) à des œuvres charitables. Certains membres de la famille se sont installés en Belgique, près de la frontière française, pour échapper à l’ISF.
Envers leurs salariés, ce sont des patrons sérieux et austères. Les salaires ne sont pas plus élevés chez eux que dans les entreprises analogues, les conditions de travail ne sont ni meilleures ni pires. Cependant ils sont attentifs, plus que d’autres semble-t-il, à la formation et à la promotion interne.
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Il se peut que la grande époque des magasins à grande surface soit révolue, que nous soyons entrés sans le percevoir clairement dans l’ère de la qualité qui tournera le dos à la distribution massive de produits standard pour valoriser la personnalisation du service rendu au client. Si comme je le fais on adhère à cette hypothèse, on ne raffolera pas des magasins à grande surface même si l’on admire parfois la qualité de leur gestion.
Mais lorsque les Mulliez s’y sont intéressés ces magasins n’existaient pas : ils les ont créés en adaptant à la France la formule inaugurée aux Etats-Unis. Le succès ne leur a pas souri tout de suite : il aura fallu perdre de l’argent pendant trois ans, corriger patiemment des erreurs de conception, avant que le premier magasin Auchan ne décolle.
Si la famille n’avait pas déjà été solide, si ce premier magasin avait dépendu du bon vouloir d’une banque ou de la bourse, l’expérience n’aurait pas pu durer aussi longtemps. L’indépendance, la pleine propriété de leurs entreprises, patiemment construite et protégée, a été l’une des conditions de la réussite des Mulliez.
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Ce sont des entrepreneurs. Les économistes aiment à dire que ce qui motive les entrepreneurs, ce qui oriente les entreprises, c’est la recherche du profit maximum. Il leur est facile de construire ensuite des modèles selon cette règle car elle se concrétise en une application simple du calcul différentiel. En outre ils s’appuient sur une référence théorique prestigieuse, la « main invisible » d’Adam Smith : expliquer l’entreprise par la recherche du profit maximum serait donc non seulement conforme aux faits, mais également conforme à une norme d’efficacité [1].
Mais la pensée de Smith est subtile et donc riche en contradictions apparentes. En écrivant La richesse des Nations, Smith a lui-même contredit sa « main invisible » : s'il avait recherché avant tout le profit, il aurait à coup sûr orienté son énergie vers une activité plus rémunératrice que la rédaction d'un livre [2]. S’il a écrit ce livre, c’est sans aucun doute parce qu’il pensait que ce serait utile, et donc qu’il était orienté par cette recherche du « publick good » dont il a pourtant écrit qu'il ne pouvait rien sortir de bon !
Par ailleurs dans plusieurs passages de son livre Smith critique ceux qui s’emparent de la richesse sans rien produire d'utile, les conquistadores et les négociants que protège un monopole : mais ne peut-on pourtant pas dire que les prédateurs sont animés par la recherche du profit ?
Il ne faut donc prendre la « main invisible » au pied de la lettre ni comme description factuelle, ni comme norme pour l'action : c'est un des éléments d'un modèle intéressant, utile pour la réflexion théorique mais dont la portée pratique est limitée comme celle de tout modèle, et donc l'utilisation doit respecter de sévères contraintes.
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Quand on regarde l’emploi du temps d’un
entrepreneur qui s'active pour créer ou développer une entreprise, on constate que même s'il
recherche l'efficacité il s’occupe de beaucoup d’autres choses que de la
maximisation du profit (voir
Si en outre vous demandez à un entrepreneur ce qui le motive, il répondra souvent que c’est le désir de créer, d’organiser, de faire fonctionner efficacement une entreprise pour produire une chose utile qui, si l'entreprise n’existait pas, ferait défaut. Ainsi ce n’est pas la « main invisible » qui l'a poussé, mais le désir de donner un sens à sa vie en créant quelque chose qui, sans son action, n’aurait pas existé. Or le désir de « changer le monde » en mieux pousse, dans l’être humain, des racines métaphysiques plus profondes que ne le font le goût de la richesse ou de la domination.
Par ailleurs si le résultat financier de l’entreprise se déverse dans sa trésorerie, son activité relève physiquement de la biosphère : elle agit en effet dans la chaîne qui, partant des matières premières que fournit la nature, aboutit à des produits utiles pour le consommateur. Cette fonction économique et aussi organique, sociale, civique, éveille l’intuition et motive la volonté de certaines personnes : ces personnes-là sont des entrepreneurs.
Certes les chefs d’entreprise au sens juridique du terme, ceux qui portent le titre de « gérant » de sarl, de PDG ou de DG dans les SA, ne sont pas tous des entrepreneurs - on peut même penser que les entrepreneurs véritables ne sont qu'une minorité parmi les chefs d'entreprise. Parmi ceux-ci, certains sont des gestionnaires qui feront « tourner la boutique » sans avoir l’ambition de créer quoi que ce soit. D’autres, les « potentats », ont été attirés par les fonctions de direction qui, confortant leur statut social, leur permettront de faire l’important. D’autres encore sont des prédateurs soucieux avant tout de s’enrichir et parfois leur entreprise, détruisant de l’utilité, fonctionnera à de façon négative [3].
Revenons à l’entrepreneur créateur, à celui qui fait progresser des entreprises produisant de l’utilité. Il remplit une fonction sociale : sans lui, sans ses entreprises, notre vie matérielle serait plus dure.
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Beaucoup de personnes sont comme surplombées par l’entreprise, où elles travaillent mais qu’elles subissent sans percevoir son rôle dans la biosphère, sa fonction sociale, ni l’utilité de ses produits. Elles vivent, peut-on dire, « en dessous de la voiture » dont elles ne conçoivent ni le mécanisme, ni l’orientation [4]. Alors l’entrepreneur leur est antipathique et son enrichissement éventuel les scandalise parce qu’elles n’entrevoient pas ce qui le fait agir. Elles le confondent dans la même réprobation avec les gestionnaires, les potentats, les prédateurs qui usurpent le titre de « chef d’entreprise ».
Lorsque l’entreprise a réussi il faut examiner ce que son animateur fait du profit accumulé. S’il s'en sert pour s’offrir des résidences somptueuses, un jet privé, un bateau de croisière, on peut douter que ce jouisseur soit un entrepreneur (c'est cependant une affaire de proportion : certains entrepreneurs authentiques sont de bons vivants, des amateurs de plaisir). Si pour l'essentiel il s’en sert pour développer son entreprise ou en créer d’autres, s’il déverse le trop plein de sa richesse dans des œuvres utiles, alors il est fidèle à la mission civique de l’entrepreneur.
L’ISF apparaît alors comme une aberration démagogique inspirée par une haine irraisonnée envers l'entreprise et les entrepreneurs. Certes il est légitime de taxer la fortune des prédateurs mais il serait plus légitime encore – et surtout plus efficace – de prendre envers les paradis fiscaux et bancaires, envers le blanchiment, les dispositions qui freineront la prédation. Taxer le capital des entrepreneurs véritables, c’est entraver une action dont, en définitive, tous bénéficient.
[1] « (...) He intends only his own gain, and he is in this, as in many other cases, led by an invisible hand to promote an end which was no part of his intention (...) By pursuing his own interest he frequently promotes that of the society more effectually than when he really intends to promote it. I have never known much good done by those who affected to trade in the publick good. » (Adam Smith, An Inquiry into the Causes of the Wealth of Nations, vol. I p. 456 de l'édition d'Oxford University Press, 1979).
[2] Alors comme aujourd’hui, écrire un livre sérieux ne rapportait pratiquement rien en regard de l’effort que cela demande : il serait plus rentable de cultiver un potager !
[3] Que l’on pense aux entreprises qui polluent l’environnement, à celles qui s’emparent d’entreprises sous-cotées pour en liquider les actifs etc.
[4] Cela ne s’applique pas qu’à l’économie. Un ouvrier retraité de mes amis, fort intelligent et cultivé mais qui n’avait jamais fréquenté l’école secondaire, m’a affirmé que pour réussir au baccalauréat il fallait « avoir des relations » : il n'a été détrompé que quand son petit-fils a passé le bac.
Pour lire un peu plus :
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- Qu'est-ce qu'une entreprise ?
http://www.volle.com/lectures/gobin.htm
© Michel VOLLE, 2007
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