Gomorra est un "objet narratif non
identifié", selon l'expression de Wu Ming (pseudonyme d'un essayiste italien).
Il relève de la
New Italian Epic, courant littéraire turbulent mais efficace dont les
écrits conjuguent le reportage au ras des faits, la réflexion philosophique, les
éléments autobiographiques, la théorie sociale etc.
Quel drôle de livre ! On a d'abord
l'impression d'entrer dans un fouillis mal bâti, dans un collage de faits,
d'allusions, de commentaires. Puis on comprend que tout cela a été construit de
main de maître.
* *
Pour parler de la Camorra, organisation
économique et criminelle napolitaine qui domine la Campanie et dont les
ramifications s'étendent dans le monde entier, les affiliés utilisent le mot
Système. C'est le mot juste : la Camorra est comme une machine qui
dévore les personnes, les territoires, les institutions.
Aux adolescents, ce système offre la
perspective d'une affirmation de soi qui peut leur paraître exaltante. Voici ce
que dit l'un d'entre eux (p. 141) : "Je veux devenir un parrain, je veux avoir
des centres commerciaux, des boutiques et des usines, je veux avoir des femmes.
Je veux trois voitures, je veux que les gens me respectent quand j'entre quelque
part, je veux des magasins dans le monde entier. Et puis je veux mourir. Mais
comme meurent les vrais, ceux qui commandent pour de bon : je veux mourir
assassiné".
En tant qu'organisation criminelle, la Camorra s'appuie sur le commerce de la drogue, la contrefaçon, l'extorsion, le
trafic des déchets ; mais en même temps c'est une organisation économique : elle
recycle les produits du crime dans des entreprises légales qu'elle crée ailleurs, notamment en Écosse. Ces entreprises
"normales", bénéficiant de la trésorerie que leur fournit
le blanchiment, sont hautement compétitives...
Ainsi la destruction de l'Italie du sud -
empoisonnée par les déchets toxiques, déchirée par les guerres qui opposent les
clans, exploitée jusqu'à l'os par la Camorra - sert de base arrière au
développement économique des régions où celle-ci investit.
Ce mécanisme illustre
l'articulation de l'échange équilibré et de la prédation qui
caractérise l'économie contemporaine. Si
j'avais lu Gomorra avant d'écrire
Prédation et prédateurs,
je l'aurais cité à l'appui de ma théorie...
* *
Ce système révolte Saviano qui, pour le
combattre, utilise l'arme de la parole. Et il fait mouche : les procédés de la
New Italian Epic sont efficaces. L'accumulation des faits à
l'état brut, crus et saignants au sens propre, suscite chez le lecteur une
émotion parallèle à celle de l'auteur. Lorsque celui-ci décrit - crûment là
encore - le dégoût qui le fait vomir, on est soi-même révulsé.
J'ai lu Gomorra deux fois de suite.
La première fois on avance péniblement sur un terrain broussailleux, encombré,
irrégulier. La deuxième fois, au contraire, on trouve que tout est clair,
construit, structuré.
On comprend alors que l'on a affaire non pas
à quelqu'un qui crie son malaise pour s'en soulager de façon brouillonne, mais à
un écrivain qui tout en témoignant a su produire une véritable oeuvre d'art. Une
fois encore, avec la New Italian Epic, l'Italie innove et nous montre
la voie.
* *
La Camorra n'aime évidemment pas que l'on
démasque son système. Elle a donc juré d'assassiner
Saviano et des "repentis" ont décrit ses projets d'attentat.
Saviano paie ainsi le prix de la liberté de
parole. Il se demande aujourd'hui s'il a eu raison de publier Gomorra :
las de devoir se cacher il a quitté l'Italie pour pouvoir, sous d'autres cieux,
mener une vie plus normale.
Mais nous, lecteurs égoïstes qui pouvons
sans danger jouir de son oeuvre, nous ne pouvons que nous féliciter de
l'existence de ce livre remarquable - dont on a tiré, soit dit en passant, un
film qui comparé au livre m'a paru bien médiocre.
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