Je vous propose d’adopter le point de vue
suivant sur la crise financière et économique actuelle : c'est un épisode,
certes important, du phénomène de l’informatisation.
On dira qu’il est excessif de se focaliser
ainsi sur l’informatique : il en est toujours ainsi quand ce que l’on avance
diffère de ce que disent les médias et que tout le monde répète. J’ai longuement
lutté moi-même contre des faits qui tapaient à ma fenêtre pour se faire
reconnaître le statut d’évidence...
Je vous invite donc à un exercice : ne
rejetez pas d’emblée cette grille de lecture. Acceptez la à titre d’hypothèse
et sans vous engager à y adhérer. Puis faites jouer cette hypothèse dans votre
tête : laissez ses implications se déployer, explorez – toujours sans vous
engager ! – le schéma qu’elle signale à votre attention, comparez-le enfin au
monde réel.
Alors, mais alors seulement, vous pourrez
décider s’il convient de la rejeter ou de la classer parmi les modèles
qui aident à comprendre le monde, à interpréter ce qui s’y passe.
Quelques repères
Personne
ne conteste – je l’ai vérifié en interrogeant des gens très divers – que
dans les pays riches :
- le produit emblématique de l'économie, qui était naguère l’automobile, est
aujourd’hui l’ordinateur ;
- la part du secteur secondaire dans l’emploi, qui a frôlé 40 % en 1975, est
aujourd’hui de l’ordre de 20 % tandis que la part du secteur tertiaire –
fortement informatisé – dépasse 75 % ;
- la population active passe plus de 30 % de son temps de travail devant un
écran-clavier, et tout indique que cette part dépassera 50 % dans les années
2010.
Peut-on croire que de tels faits puissent
n’avoir aucune conséquence ? Peut-on croire qu’il s’agisse, quand on parle de
l’informatisation, d’un phénomène technique qui, relevant du pur savoir-faire,
ne mérite que la part d’attention que l’on accorde aux questions mesquinement
pratiques ?
Si l'on considère l’ensemble de ses
dimensions – technique certes, mais aussi philosophique, sociologique,
culturelle etc. – et si l’on accepte d’y réfléchir il apparaît que l’informatisation
du système productif et, plus profondément, de la société et de la vie
quotidienne elles-mêmes, est aujourd’hui un phénomène aussi important que ne le
fut, à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles, l’industrialisation
(voir De l'Informatique ).
Ceux qui ont au XVIIIe siècle créé l’entreprise mécanisée,
industrielle, n’avaient pas d’autre but que de rendre la production plus
efficace : c’étaient des ingénieurs, des entrepreneurs. Les débuts de
l’industrialisation ont été difficiles : leur savoir-faire s’est édifié par un
lent tâtonnement. Pour exploiter des machines coûteuses, fragiles, dont
l’utilisation et l’entretien supposaient des compétences spéciales, ils ont
rassemblé la main d’œuvre dans des usines (voir Jean-Louis Peaucelle, Adam
Smith et la division du travail).
Mais l’industrialisation a eu par la suite
des conséquences qui dépassaient largement les intentions de ses promoteurs:
elle a fait naître le salariat, la classe ouvrière, la ville moderne, la lutte
des classes, des révolutions ; les nations sont entrées en compétition et, pour
garantir à leur industrie ses débouchés et approvisionnements, elles se sont
lancées dans le colonialisme et l’impérialisme ;
la conception et la production des armes s’étant perfectionnées, la stratégie et
la tactique ont dû s’adapter et la guerre est elle-même devenue industrielle.
De même, l’informatisation est aujourd’hui
grosse d’évolutions, de nouveautés d’une importance comparable à celles qu’a
apportées l’industrialisation. Il est impossible de les anticiper dans le détail
mais on peut raisonnablement prévoir leur ampleur et même, dans une certaine
mesure, leur nature (j’ai tenté de le faire dans
e-conomie).
L’informatisation n’est en soi ni bonne, ni
mauvaise : comme tout phénomène historique, comme l’industrialisation elle-même,
elle est indifférente aux valeurs humaines. Elle se dresse ainsi devant nos
orientations, devant nos désirs, avec toute sa puissance. Il ne convient ni de
la diaboliser, ni d’en faire l’apologie, mais il importe de la comprendre
afin de pouvoir agir de sorte que sa puissance soit mise au service des valeurs
auxquelles la société adhère après réflexion.
Aujourd’hui notre manque d’expérience, notre
manque de maturité, l’irresponsabilité des dirigeants de l’économie, la cécité
des dirigeants politiques, en ont fait un outil sans maître dont les
effets peuvent être dévastateurs.
Ayant tout ceci présent à l’esprit, je suis
très frappé de voir que personne n’évoque l’informatisation pour expliquer et
commenter la crise actuelle, pour préciser le diagnostic et formuler des
prescriptions. Tout se passe comme si nous avancions à reculons, les yeux fixés
vers un passé dont l’informatique était absente.
Les lacunes de l’informatisation
Beaucoup d’entreprises, et en particulier
les banques, se sont informatisées pour accroître leur productivité, leur
rentabilité. Mais elles n’ont pas compris qu’il fallait soumettre l’automate à
une supervision.
En effet l’ordinateur est sujet à des
pannes, les réseaux peuvent se rompre ou s’engorger et tout logiciel, même le
mieux testé et vérifié, comporte des défauts.
L’automate doit donc être contrôlé par des êtres humains qui sauront pallier ses
défaillances et réagir en cas d’incident imprévisible.
Mais on a pratiquement toujours procédé à
l’inverse. Dans l’architecture informatique d’une grande entreprise
l’accumulation des composants techniques, élaborés par des fournisseurs
différents et le plus souvent mal documentés, forme un empilage d’une telle
complexité que plus personne ne peut la maîtriser ni moins encore la comprendre.
« Les opérations du back office sont
réalisées par un automate que nous ne maîtrisons pas, m’a dit ainsi un
informaticien d’une grande banque. Il peut arriver qu’un jour il lance sur le
réseau une rafale d’ordres inopportuns : alors l’entreprise pourrait être ruinée
en cinq minutes ».
Les banques, étant le lieu où la richesse se
dépose, sont par ailleurs les cibles naturelles des pillards. On pourrait croire
que la sécurité informatique fait l’objet de soins attentifs : or il n’en est
rien.
« J’aurais pu copier toutes leurs bases de
données sur le disque dur de mon ordinateur portable, m’a dit un de mes
étudiants qui avait fait un stage dans une autre grande banque. Après la fin de
mon stage j’ai conservé mes habilitations : je pourrais, si je le voulais,
entrer dans leur système et y faire des dégâts » (voir Lettre
à Monsieur le Président-Directeur général).
Ainsi, « the Wall Street titans loved swaps and derivatives
because they were totally unregulated by humans. That left nobody but the
machines in charge » (Richard Dooling, « The
Rise of the Machine », The New York Times, 12 octobre 2008.
Certaines personnes, bien sûr, sont
conscientes du danger : mais ce sont des techniciens, des ingénieurs, les
dirigeants n’écoutent guère ces personnes-là : ils négligent donc la sécurité
des accès et la supervision de l’automate. Mais par ailleurs – et c’est là le
fait qui a les plus graves conséquences – l’informatisation les a encouragés,
voire même contraints, à prendre des risques extrêmes.
Une incitation à la prise de risque
L’art de la finance réside dans la maîtrise
de l’arbitrage entre rendement et risque : quand un prêt est risqué on demande
un taux d’intérêt élevé, et cela s’applique à tous les types de placement.
L’effet de levier (emprunter pour prêter à un taux supérieur à celui de
l’emprunt) permet d’accroître encore, et parallèlement, le risque et le
rendement.
Or l’informatique a permis de lancer d’un
simple clic les opérations les plus compliquées, pour peu qu’elles aient été
programmées au préalable, et la simplicité de la manœuvre a masqué la complexité
de l’opération. Par ailleurs les réseaux ont permis d’unifier le marché
financier mondial. Il a été dès lors possible de diluer le risque en logeant les
placements les plus dangereux dans les actifs apparemment les plus sûrs.
Dès lors le risque disparaissait, ou
semblait disparaître, car le système financier tout entier en était
solidairement garant : la catastrophe, si elle se produisait, serait systémique,
la Terre s’arrêterait de tourner. Or la Terre ne peut pas cesser de tourner :
donc il n’y avait plus aucun risque !
Ainsi l’énormité du risque est devenue un
facteur de sécurité : quand tout se tient, rien ne
peut tomber car si quelque chose tombait, tout tomberait – et il est impossible
que tout tombe. Cela rappelle irrésistiblement la fameuse phrase d’Hitler :
« l’énormité d’un mensonge est un facteur de crédibilité »
– jusqu’à la catastrophe finale exclusivement, bien sûr.
Faisons ici une pause. Oui, c’est
l’informatique qui a permis la création d’un espace financier mondial où la
distance géographique, les frontières, n’existent plus, et où tout acteur peut
jouer sur toutes les « places » du monde, sur tous les actifs.
Oui, c’est elle qui a permis de diversifier
et complexifier les outils, de mélanger les actifs, de telle sorte que la
« toxicité », comme on le dit si bien, à pu contaminer l’ensemble des
patrimoines – et de façon telle qu’il est devenu pratiquement impossible
d’évaluer la portée de la contamination.
Oui, c’est bien elle encore qui a fait de
l’espace financier mondial un bloc solidaire, contaminé dans sa masse même, qui
ne peut tomber qu’en bloc ou pas du tout.
Il reste à expliquer, certes, pourquoi les
possibilités qu’offre l’informatique ont été utilisées de la sorte : nous y
reviendrons lorsque nous examinerons son contexte idéologique et sa doctrine
d’emploi. Pour le moment il nous suffit de comprendre que le risque a été
supprimé en apparence par son énormité même – et c’est l’apparence qui
guide les comportements.
Mais alors s’il n’y avait plus de risque,
pourquoi ne pas faire croître indéfiniment le rendement ? Cela devenait même
obligatoire : celui qui restait à la traîne voyait fuir ses clients, attirés
par d’autres qui, proposant des rendements plus élevés, semblaient plus
« efficaces », plus « intelligents », « meilleurs gestionnaires » etc.
Pour encourager cette « innovation
financière » les politiques ont annulé les règles institutionnelles et débranché
les signaux d’alarme tout comme l’avaient fait les opérateurs de la centrale de Tchernobyl ;
les dirigeants des entreprises ont supprimé les services de sécurité, chassé les
personnes qui n’avaient pas compris le nouveau jeu et s’inquiétaient. Ce qui
s’est passé à Fannie Mae l’illustre parfaitement :
Le cas de Fannie Mae
Cette entreprise faisait commerce de créances hypothécaires en
garantissant aux acheteurs de ces créances le remboursement du crédit, moyennant une rémunération
fondée sur l’évaluation du risque. Les prêts ainsi traités étaient considérés
par les autres organismes financiers comme des actifs parfaitement sûrs.
Pour une telle entreprise le danger était de garantir des
hypothèques douteuses : elle pouvait être mise en faillite si de nombreux
débiteurs faisaient défaut.
Désireux de défendre sa part de marché, Daniel M. Hudd, le CEO,
a exigé que Fannie Mae prenne ce risque-là. Un cadre devait soit accepter de
violer les règles de sécurité, soit quitter l’entreprise.
Le directeur de la sécurité estimait que Fannie Mae devait réclamer des taux
plus élevés, il annonça la bulle immobilière : il ne fut pas écouté et
finalement Hudd le chassa de l’entreprise.
À la mi-2007 il devint évident que de nombreux débiteurs ne
pourraient jamais rembourser leur dette. Fannie Mae vit alors se dresser
devant elle une perspective terrifiante : pour honorer les garanties qu’elle
avait accordées, elle devrait payer des milliards de dollars… On connaît la
suite.
Maintenant, ça y est : la catastrophe systémique s’est
produite, l’impossible est survenu, la Terre s’est arrêtée de tourner, des
immeubles imposants s’effondrent. On découvre, avec horreur, que l’ensemble des
actifs financiers a été contaminé tout comme la Camorra a pollué la Campanie en
remplissant les carrières, les caves, le moindre trou par des
décharges sauvages de déchets empoisonnés : lisez Gomorra, de Roberto
Saviano, et vous pourrez vérifier la pertinence de cette analogie.
Le contexte idéologique
L’informatique a été l’outil de la
catastrophe, mais pour que celle-ci se déploie il a fallu que cet outil soit mis
au service d’orientations délibérées. Maintenant qu’elles ont porté leurs
fruits, ces orientations paraissent stupides ou criminelles – mais lorsqu’elles
triomphaient elles étaient arrogantes !
Elles s’appuyaient sur les théories de
certains économistes. Friedrich von Hayek (1899-1992) avait fondé son modèle sur
la critique de l’intervention de l’État dans l’économie et l’exaltation de la
liberté, de l’initiative individuelles. Milton Friedman (1912-2006) avait donné
pour but à l’entreprise la « création de valeur pour l’actionnaire ». Michael
Polanyi (1891-1976) estimait que les marchés étaient autorégulateurs et qu’il ne
convenait donc pas de les soumettre à une réglementation.
Les théories économiques sont toutes valides
et utiles mais à condition de rester dans le cadre des hypothèses qui les
fondent. Celles qui, émergeant du cercle des spécialistes, apparaissent à
l’attention des dirigeants économiques et politiques, connaissent cependant
toutes le même sort malheureux : elles sont dogmatisées, affranchies des limites
de leurs fondations hypothétiques et érigées en normes absolues.
Ceux des modèles, des théories, qui
rencontrent le succès dans les milieux dirigeants sont d’ailleurs non pas ceux
qui éclairent le mieux les possibilités et les risques que comporte la situation
présente, mais ceux qui offrent à leurs préjugés, et surtout à leurs intérêts
immédiats, le renfort d’un argumentaire schématique et péremptoire. Il en est
ainsi depuis les débuts de la science économique, le plus bel exemple d’un tel
détournement étant la fameuse « main invisible » d’Adam Smith (1723-1790) que
l’on interprète délibérément à contresens (voir
Prédation et prédateurs,
p. 107-111).
Ainsi Smith, Hayek, Friedman, Polanyi ont fourni à leur corps défendant des
alibis aux prédateurs. Alors que l’informatisation transformait le système productif
et la vie sociale elle-même, l’attention s’en est détournée pour se focaliser
sur l’enrichissement des actionnaires, érigé en valeur suprême. Ayant nié le rôle de l’État,
animateur des institutions et pourvoyeur d’externalités positives, on a
privatisé les réseaux dont il était auparavant responsable (routes, énergie,
transport, télécoms, poste).
Mais si le but de ces infrastructures
devient de « produire de l’argent », rien ne garantit que les entreprises
pourront bénéficier de la qualité, de la régularité du service qui leur est
nécessaire. Il est d’une ironie amère que le secteur financier, grand
acteur et bénéficiaire des privatisations, vienne aujourd’hui se blottir sous
l’aile de l’État pour éviter la faillite.
Les retards de la
doctrine d’emploi
Ici s’impose une analogie avec l’art
militaire. Lorsque des armes nouvelles sont mises à la disposition des armées
celles-ci doivent définir la « doctrine d’emploi » de ces armes. Si
l’armée française a été vaincue en 1940 c’est parce que l'Allemagne, animée par
les forces suicidaires mais puissantes du ressentiment, avait défini une meilleure
doctrine d'emploi.
La doctrine d’emploi de
l’aviation a été longue à venir (« L’aviation, disait Foch en 1910, c’est du
sport. Pour l’armée c’est zéro »). Au début de la guerre de 14-18, les
soldats français en pantalon garance se sont fait massacrer en chargeant les mitrailleuses allemandes
à la baïonnette…
Nous ne disposons pas, aujourd’hui, de la
doctrine d’emploi de l’informatique et de la séquelle de corollaires que
l’on nomme « économie de l’immatériel », « économie
cognitive », « économie de la connaissance » etc. La crise financière actuelle,
certes grave, révèle cette carence et celle-ci nous menace d’une crise économique
plus profonde encore.
* *
Lorsqu'une innovation fondamentale transforme notre rapport
à la nature, la fonction de production des entreprises, voire même la fonction
d'utilité des consommateurs, les fondations de l'équilibre économique sont
transformées. Or la plupart des modèles économiques postulent que la fonction
d'utilité, la fonction de production sont statiques : ils ne permettent pas de
se représenter leur dynamique, la façon dont elles évoluent en réponse à
un changement du rapport à la nature.
Ainsi la théorie économique s'affole, tout comme la théorie
militaire s'est affolée devant les armes que l'industrie lui apportait. La palme
du sérieux, de la respectabilité, est allée aux esprits dogmatiques et
péremptoires, qui ont le grand avantage de la confiance en soi et de la
simplicité. Les analyses qui pourraient éclairer la situation présente,
nécessairement complexes et enjambant les frontières des spécialités
scientifiques - pour comprendre le phénomène de l'informatisation il faut le
considérer sous l'angle technique certes, mais aussi philosophique,
sociologique, économique, historique etc. - ne parviennent pas à se faire
entendre. Le vrai sérieux se moque du sérieux qui permet de faire carrière...
Le fait que
le rapport avec la nature passe par les entreprises qui sont
placées, dans la biosphère, à l'interface entre la nature et la société, échappe
à ceux qui croient que le but de l'entreprise est de créer du profit tout comme
à ceux qui, vitupérant les patrons et le capital, rejettent pêle-mêle et sans
discernement les entrepreneurs comme les prédateurs, l'équipement productif
comme le rapport social de domination, le marché où l'on fait ses courses avec
les marchés boursiers, l'argent enfin, lubrifiant de l'échange, avec
l'argent symbole fallacieux de richesse. Ceux des économistes qui, comme
Jean-Luc Gréau
(La trahison des économistes) s’efforcent de conjurer cette crise sont
traités en hérétiques par la corporation.
Charles Duhigg, « Pressured
to Take More Risk, Fannie Reached Tipping Point », The New
York Times, 4 octobre 2008.
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