Quelqu'un avait envoyé
La Fronde au journal Le Monde, qui m'a demandé
un article reprenant la partie du texte consacrée aux PME.
Je reproduis ci-dessous ce
que Le Monde a publié. Cet article a suscité des
réactions de la part des
abonnés du journal.
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L'angoisse du petit patron face à l'embauche, par Michel Volle
Je vis à la campagne, loin de
Paris et des universités. Il n'y a pas d'établissement de plus de cent salariés
à vingt kilomètres à la ronde. Nos entreprises sont des PME : maçons,
électriciens, charpentiers, couvreurs, plombiers, plâtriers, carreleurs,
jardiniers, menuisiers, et aussi commerces petits et moyens : équipement
informatique, chocolatiers, pâtissiers, épiciers, matériaux de construction,
coiffure, etc.
Ces PME marchent très bien. Elles sont
surchargées de travail. Leurs clients s'inscrivent sur des listes d'attente.
Elles pourraient doubler leur effectif salarié sans manquer de commandes, mais
elles ne le font pas parce que leurs patrons ont peur.
Ces "patrons" sont des ouvriers qui ont monté
une entreprise. Ils travaillent comme leurs salariés, pelle, marteau ou
tournevis à la main, qu'il vente ou qu'il pleuve, la différence étant qu'en
outre ils exercent une fonction d'organisation et qu'ils sont en première ligne
dans la relation avec le client. Ils appartiennent au même milieu social que
leurs salariés, qui se mettront un jour eux aussi "à leur compte" s'ils se
sentent capables de supporter les soucis que cela comporte.
Ces soucis viennent pour l'essentiel des
difficultés rencontrées avec les débutants. Certes ceux-ci sont, dans leur
majorité, assimilables. Mais certains procurent au chef d'entreprise des ennuis
qu'il est impossible d'imaginer de loin.
Parmi ceux que le système éducatif (famille,
médias, école), notoirement dégradé, envoie aux entreprises se trouvent en effet
des personnes qui ne savent ni lire, ni écrire, ni compter, ni parler, ni
écouter, ni se laver, ni respecter un horaire, ni admettre qu'on leur donne un
conseil - ou qui, sans présenter toutes ces lacunes, en conjuguent plusieurs,
fort gênantes. Quand vous êtes patron et que vous tombez sur un de ces cas-là,
c'est dur ! Mais il sera soutenu par sa famille, ce qui compte dans nos petites
agglomérations. Le syndicaliste de la ville la plus proche viendra le défendre
pour mener la lutte des classes dans l'arrière-pays, et fera tout pour vous
envoyer devant les prud'hommes. Les indemnités réclamées sont de nature à couler
votre entreprise et vous-même. Vous vous tirez de l'épreuve, au mieux, avec
plusieurs jours et nuits d'angoisse.
Celui qui a été ainsi échaudé devient craintif.
C'est le grand obstacle à l'embauche dans les PME. C'est cet obstacle,
essentiellement psychologique et pourtant réel, que le contrat nouvelles
embauches (CNE) puis le contrat première embauche (CPE) avaient commencé à
lever. Je le répète, ces "patrons" sont sociologiquement des ouvriers. Ils n'ont
pas de directeur des ressources humaines, pas de service juridique. Ils doivent
tout assumer eux-mêmes et la plupart d'entre eux sont mal à l'aise devant les
paperasses, devant le langage des inspecteurs du travail, qui s'appuient sur un
code incompréhensible de 2 000 pages.
Ils ont entendu que le PS et les syndicats
entendaient obtenir, après le retrait du CPE, l'abrogation du CNE et, dans la
fronde des étudiants, ils ont vu un refus de l'entreprise et du travail. Je
connais un chef d'entreprise de 22 ans, électricien-plombier-chauffagiste, qui
travaille avec trois ouvriers. Il a quitté le collège pour apprendre un métier.
Évidemment, il était pour le CPE. Ses ouvriers aussi. Parce que, au sortir du
lycée professionnel, il faut acquérir une expérience, et tout ce qui peut
faciliter l'accès au premier emploi est bienvenu.
Tout cela serait anecdotique si la situation
dont je suis témoin ne représentait pas un pourcentage significatif du marché du
travail en France. Beaucoup, dans ce pays, ne savent pas ce qu'est une
entreprise. Il faut avoir embauché des salariés, en avoir formé, licencié,
promu, encouragé, réprimandé ; il faut avoir été traîné aux prud'hommes par des
personnes de mauvaise foi, avoir subi le formalisme des procédures, avoir payé
les amendes et dédommagements. Il faut avoir fait le tour de cette relation
humaine si forte et si délicate, si constructive le plus souvent, si décevante
parfois, pour entrevoir ce que vit un patron de PME et échapper aux stéréotypes.
La proportion des pervers est la même parmi les
salariés que parmi les patrons, ni plus ni moins. Certaines entreprises ont été
coulées par des salariés ou des syndicats abusifs. Des abus, il y en a eu et il
y en aura, des deux côtés. Mais il n'appartient pas à la loi de sonder les
coeurs. Elle ne fait que formuler des règles que l'on doit soumettre au seul
critère, à la fois formel et pratique, de l'équité. Il revient ensuite aux
acteurs de se comporter selon les valeurs humaines qu'ils entendent promouvoir.
Notre pays a besoin de rénover des institutions
qui sont le fruit très élaboré d'un système technique révolu. La part de
l'emploi industriel dans les pays riches diminue depuis une trentaine d'années.
Mais les corporations, perchées sur les institutions, se cramponnent à des
"acquis" qui, en l'occurrence, maintiennent les chômeurs et les débutants hors
de l'emploi. En faisant du "libéralisme" et de la "globalisation" des
épouvantails, elles bloquent toute évolution, même raisonnable et aussi éloignée
que possible du libéralisme dogmatique.
Michel Volle
est économiste.
Article paru dans l'édition
du 14.04.06 |