La partie de cette fiche qui
commence par "Je vis à la campagne" a fourni la matière à un article publié par
Le Monde du 14 avril 2006 sous le titre "L'angoisse
du petit patron face à l'embauche".
*
*
« Point de Mazarin ! » criaient
les frondeurs vers le milieu du XVIIe siècle. « Villepin
démission ! » crient nos manifestants.
Il s’agit bien d’une fronde.
Les syndicats, les partis de l’opposition refusent en effet la négociation à
laquelle le gouvernement les invite, et qui leur donnerait pourtant l’occasion
d’obtenir des dispositions favorables à l’emploi. Mais ce n’est pas leur
priorité. Ils sont pris dans une spirale : leur but n'est plus de combattre le
chômage mais de surfer sur la vague des émotions pour marquer des points.
Je suis de gauche et j'ai un
passé de militant. Je connais l’appareil des partis et des syndicats et je sais
comment il raisonne. De Villepin s'est maladroitement mis dans un piège : ils
accourent avec un gourdin pour l'assommer. C'est la curée, l'ivresse. En faisant
du « retrait du CPE » un préalable à toute discussion, ils ne recherchent rien
d’autre que sa démission, éventuellement aussi celle de Chirac, ce qui
conduirait à je ne sais quel bouleversement politique : pour eux ce serait la
« gloire », de quoi faire renaître le syndicalisme de ses cendres, de quoi se
placer auprès des électeurs.
Le sort des chômeurs, des
débutants peu qualifiés et de ceux qui viennent des quartiers difficiles, est
oublié. On veut faire sauter le gouvernement parce qu'il en a donné l'occasion
et qu’il serait trop bête de la laisser passer. On encourage tacitement les
étudiants et les lycéens à commettre des délits, comme de bloquer les voies
ferrées et de dégrader la signalisation. On provoque l’excitation des voyous.
* *
Je vis à la campagne, loin de Paris et des universités. Il n'y a pas
d'établissement de plus de cent salariés à vingt kilomètres à la ronde. Nos
entreprises sont des PME : maçons, électriciens, charpentiers, couvreurs,
plombiers, plâtriers, carreleurs, jardiniers, menuisiers, et aussi commerces
petits et moyens : équipement informatique, chocolatier, pâtissiers, épiciers,
matériaux de construction, coiffure etc.
Ces PME marchent très bien. Elles sont surchargées de travail. Leurs clients
s’inscrivent sur des listes d'attente. Elles pourraient doubler leur effectif
salarié sans manquer de commandes mais elles ne le font pas parce que leurs
patrons ont peur.
Ces « patrons » n'ont pas le style des inspecteurs des finances ! Ce sont des
ouvriers qui ont monté une entreprise. Ils travaillent comme leurs salariés, la
pelle, le marteau ou le tournevis à la main, qu’il vente ou qu’il pleuve, la
différence étant qu'en outre ils exercent une fonction d'organisation et qu'ils
sont en première ligne dans la relation avec le client. Ils appartiennent au
même milieu social que leurs salariés, qui se mettront un jour eux aussi « à
leur compte » s'ils se sentent capables de supporter les soucis que cela
comporte.
Ces soucis viennent pour l’essentiel des difficultés rencontrées avec les
débutants. Certes ceux-ci sont, dans leur majorité, assimilables. Mais certains
procurent au chef d’entreprise des ennuis qu'il est impossible d'imaginer de
loin.
Parmi ceux que le système éducatif (famille, médias, école), notoirement
dégradé, envoie aux entreprises se trouvent en effet des personnes qui ne savent
ni lire, ni écrire, ni compter, ni parler, ni écouter, ni se laver, ni respecter
un horaire, ni admettre qu'on leur donne un conseil - ou qui, sans présenter
toutes ces lacunes, en conjuguent plusieurs, fort gênantes. Quand vous êtes
patron et que vous tombez sur un de ces cas-là, c'est dur ! Mais il sera soutenu
par sa famille, ce qui compte dans nos petites agglomérations. Le syndicaliste
de la ville la plus proche viendra le défendre pour mener la lutte des classes
dans l'arrière-pays, et fera tout pour vous planter devant les prud’hommes. Les
indemnités réclamées sont de nature à couler votre entreprise et vous-même. Vous
vous tirez de l’épreuve, au mieux, avec plusieurs jours et nuits d'angoisse.
Celui qui a été ainsi échaudé devient craintif. C’est le grand obstacle à
l'embauche chez les PME. C'est cet obstacle, essentiellement psychologique et
pourtant réel, que le CNE puis le CPE avaient commencé à lever.
* *
Je le répète, ces « patrons » sont sociologiquement des ouvriers. Ils n’ont pas
fait d’études dites supérieures. Ils n'ont pas de DRH, pas de service juridique.
Ils doivent tout assumer eux-mêmes et la plupart d’entre eux sont mal à l'aise
devant les paperasses, devant le langage des inspecteurs du travail qui
s’appuient sur un code incompréhensible de 2000 pages.
Le CPE, certes, ne concerne pas leurs entreprises qui ont moins de vingt
salariés. Mais ils ont entendu que le PS et les syndicats entendaient obtenir,
après le retrait du CPE, l’abrogation du CNE ; et dans la fronde des étudiants,
ils voient un refus de l’entreprise et du travail. Qu’en pensent-ils ? Le voici,
citation condensée mais exacte et garantie : « Les Français détestent les
entreprises, ils ne veulent pas travailler. Ce sont des rentiers à qui tout est
dû. Les étudiants manifestent mais comme ils sortiront de la fac après 26 ans
ils ne sont pas concernés. Nous qui sortons du lycée professionnel, nous avons
grand besoin d'acquérir une expérience et tout ce qui peut nous faciliter
l'accès au premier emploi est bienvenu. »
Je connais un chef d'entreprise de 22 ans, électricien-plombier-chauffagiste,
qui travaille avec trois ouvriers. Le collège ne l’intéressait pas, il l’a
quitté pour apprendre un métier. Il s'est très bien formé, il est plein de bon
sens et de finesse - et, à mon sens, il est plus cultivé et il a un meilleur
discernement que la plupart de ceux qui ont fait de longues études. Évidemment
il est pour le CPE ! Ses ouvriers aussi.
* *
Tout ceci serait anecdotique si la situation dont je suis témoin ne représentait
pas un pourcentage significatif du marché du travail en France. Il me semble que
dans ce pays on ne sait pas ce que c'est qu'une entreprise. Les jeunes le
savent moins que quiconque - quand j'étais jeune, je n'y entendais rien - mais
les adultes et les institutions ne le savent pas non plus, ni le MEDEF qui
prétend représenter les entreprises, ni la plupart des politiques.
Il faut avoir embauché des salariés, en avoir formé, licencié, promu, encouragé,
réprimandé ; il faut avoir été traîné aux prud’hommes par des personnes de
mauvaise foi, avoir subi le formalisme des procédures, avoir payé les amendes et
dédommagements ; il faut avoir fait le tour de cette relation humaine si forte
et si délicate, si constructive le plus souvent, si décevante parfois, pour
entrevoir ce que vit un patron de PME et échapper aux stéréotypes. Sans faire
aucune référence au paternalisme, je dirais que cette expérience est semblable à
celle que l'on acquiert lorsqu'on a des enfants : les conseils et avis que
prodiguent si volontiers les célibataires paraissent alors bien dérisoires.
La proportion des pervers est la même parmi les salariés que parmi les patrons,
ni plus ni moins. Certaines entreprises ont été coulées par des salariés ou des
syndicats abusifs. Des abus, il y en a eu et il y en aura, des deux côtés. Mais
il n’appartient pas à la loi de sonder les cœurs. Elle ne fait que formuler des
règles que l'on doit soumettre au seul critère, à la fois formel et pratique, de
l'équité. Il revient ensuite aux acteurs de se comporter selon les valeurs
humaines qu'ils entendent promouvoir et d'agir pour les faire prévaloir.
Que fallait-il donc faire ? Notre pays a besoin de rénover des institutions qui
sont le fruit très élaboré d'un système technique révolu, de l’époque de
l’emploi industriel dont la part dans les pays riches diminue depuis une
trentaine d’années. Mais les corporations, perchées sur les institutions, se
cramponnent à des « acquis » qui, en l'occurrence, maintiennent les chômeurs et
les débutants hors de l'emploi. Elles crient au « libéralisme », à la
« globalisation », dont elles font des épouvantails pour empêcher toute
évolution, même raisonnable et fût-elle aussi éloignée que possible du
libéralisme dogmatique. |