Dans les années 80, quand je
fréquentais les cabinets ministériels, on disait avec respect « c’est un
politique » pour qualifier ceux qui, dotés d’une sorte de radar, savaient faire
avancer leur barque en évitant les écueils, mines et escadres ennemies. Dominique de Villepin ne
maîtrise visiblement pas l’art d’éviter les écueils, mais n’a-t-il pas raison
sur le fond ?
Lorsqu’il a parlé de
« patriotisme économique » les personnes politiquement correctes se sont offusquées.
« Patriotisme » ressemble à « nationalisme », qui est mal vu. Le pays, la
nation, seraient des notions désuètes : ce qui compte, c’est paraît-il
l’individu, l’ineffable sujet de la psychanalyse, avec ses angoisses et sa
carrière, et à l'autre bout du spectre c'est le monde entier, l'humanité entière…
Mais les valeurs humaines ne doivent-elles pas être cultivées en tout premier à
l'échelle où l'action organisée est possible, celle d'un pays ? Et si le premier ministre d'un pays n’est pas un patriote, qui le
sera ? S’il ne défendait pas les intérêts du pays, ne trahirait-il pas sa mission ?
Ceux qui font bon marché de la nation, de la patrie, ne coupent-ils pas
d'ailleurs des racines qui leur sont pourtant nécessaires pour tenir debout ?
* *
Les reproches qu’on fait à de
Villepin à propos du CPE ne me semblent pas mieux fondés. On dit que cette loi viole le
droit du travail : mais ce droit découle lui-même de la loi, et c’est la
fonction du législateur que de faire évoluer la loi selon les besoins de la nation.
Le Code du Travail (2000 pages) résulte d'ailleurs d'une accumulation
incohérente, et il est notoirement mal fichu. On dit que le CPE aggrave la précarité, mais quelle est la priorité : débloquer l’entrée
du marché du travail pour les débutants (on ne devrait pas qualifier de
« jeune » quelqu’un qui a plus de vingt ans) ou garantir la pérennité de
l’emploi à ceux qui en ont un ? Alors que le taux de chômage est de 9,6 % pour
l’ensemble de la population, il est de 22,8 % pour les moins de 25 ans, de 50 %
pour ceux qui proviennent des quartiers difficiles. Ne
faut-il donc pas tout faire pour inciter les entreprises à embaucher les débutants ?
Si vous aviez la certitude de
trouver facilement un autre emploi, la précarité ne représenterait plus un
danger !
La lutte contre le chômage est donc la toute première priorité. Revendiquer la
pérennité de l’emploi a d’ailleurs quelque chose d’étrangement nostalgique. On
dirait que nous regrettons l’époque de l’emploi industriel de masse, où l’on
passait sa vie dans une même entreprise, à côté des mêmes camarades, dans le
même métier, adhérent au même syndicat. Oui, cette époque avait son charme, sa rudesse aussi ; mais elle est
révolue. L’emploi industriel a régressé. L’industrie emploie aujourd’hui
3 800 000 salariés contre 10 300 000 dans le tertiaire (et 1 300 000 dans le
BTP). Le lieu de travail typique de notre époque, ce n’est plus l’usine mais le
bureau, le magasin, l'école.
C’est ce changement que nous
peinons à assimiler. Notre droit, notre syndicalisme, notre représentation de
l’emploi et des relations sociales se sont forgés avec la grande industrie et
lui étaient adaptés. Dans notre imaginaire, un patron est un « patron », même
s’il s’agit d’un artisan ou d’un commerçant qui a monté son entreprise et emploie quelques compagnons dont rien ne le distingue socialement
- et qui, dans
quelques années, monteront peut-être eux-mêmes leur entreprise. La grande
entreprise est chez nous en minorité : 53 % de la valeur ajoutée sont produits
par des entreprises de moins de 250 salariés.
Que les entreprises hésitent à
embaucher des débutants,
c’est regrettable mais c’est dans la nature des choses. Un débutant a beaucoup à
apprendre et les autres doivent consacrer à sa formation une partie de leur
temps de travail. Il ne suffit pas d’avoir un CAP, un BTS, une maîtrise ni un
diplôme d’ingénieur pour être immédiatement efficace. Il reste à acquérir le
« coup de main » professionnel et parfois aussi une éducation que l’on n’a reçue
ni en famille, ni à l’école : être ponctuel et propre, parler et écrire de façon
compréhensible, écouter et comprendre ce qu’on vous dit, admettre enfin que l'on
a des choses à apprendre. Moi aussi, quand j’ai débuté, je
manquais de savoir-vivre, et la virtuosité professionnelle de ceux qui avaient cinq ans de plus
que moi m’épatait. Je suppose qu’il en est de même pour les débutants
d’aujourd’hui.
* *
Le CPE a attrapé la pire des
maladies qui soit dans notre société médiatique : une mauvaise image. Alors
qu’il est destiné à favoriser l’embauche des débutants, les « jeunes »
l’interprètent comme une mesure discriminatoire. Les socialistes sont trop
heureux de tirer parti du piège symbolique dans lequel le premier ministre s’est
fourré, de pouvoir s’occuper d’autre chose que de la concurrence dérisoire entre leurs
« présidentiables ». Les syndicats sont trop heureux de se refaire une jeunesse,
de jouer de nouveau un rôle, d'être importants.
Si j’étais « jeune » aujourd’hui je serais sans doute parmi les manifestants, car
j’aurais le sang chaud et serais susceptible ; mais que des adultes attisent le feu
alors qu’ils ont l’expérience de la vie au travail, je trouve cela coupable. Les
souris que le légendaire joueur de flûte menait vers la mer criaient sans doute, comme nos
manifestants, « tous ensemble, tous ensemble, ouais ! »
J’aime la façon dont de
Villepin tient son cap, contrairement à d’autres qui reculaient dès que « la
rue » ou une corporation manifestaient (voir
Matignon gère). Ce n’est pas la rue qui gouverne la France, mais les
gens qu’elle a élus. Si elle en est mécontente, elle est libre de les changer
à l’occasion des élections. Je sais bien que ce n'est pas si
simple, mais qui prétend que la démocratie soit simple ?
* *
Parmi les reproches que l’on
fait au CPE, un seul me semble justifié : c’est un texte qui s’ajoute à d’autres
textes. Oui, l’édifice de nos lois et règlements est d’une complication absurde.
On ne peut pas demander au
parlement de le restaurer, ce serait trop technique pour lui. On devrait confier cette
mission au conseil d’État, qui sait comment refondre un fatras de
textes disparates - comme le Code du Travail - en un tout cohérent et compréhensible. On pourrait à
l’occasion bâtir le système d’information documentaire qui faciliterait la
consultation et aiderait le citoyen. Cela serait lourd et austère mais à coup
sûr plus fécond qu’un « texte », une « mesure », une « réforme »
supplémentaires.
|